Konrad Olinger était l’un des hommes les plus haïs du Bassin minier. Délégué du Front du travail (« Obmann der DAF ») à l’usine d’ARBED-Esch, il régnait sur 3 000 ouvriers et employés. « Il espionnait sans cesse. Jour et nuit il courait derrière les ouvriers », selon Robert Mahr, chef de service. « C’était un triste et faible sujet, sans caractère et mû par une ambition fiévreuse. Cire molle dans les mains expertes de ses chefs politiques, il était indécis et chancelant parfois, mais exécutait généralement les ordres reçus avec une obéissance aveugle », selon Marie Bastian, la secrétaire de la direction qui lui donnait, de temps en temps, du savon et des cigarettes pour l’amadouer.1
Konrad Olinger avait 34 ans en 1940. Né à Bettembourg de parents luxembourgeois. Son épouse était originaire du village de Pintsch. Il avait hérité son prénom allemand d’un grand-père venu de Bavière en 1878. Olinger était un bon artisan. Il avait appris le métier de serrurier-mécanicien et avait obtenu en 1937 le diplôme de maîtrise avec la mention bien. Il était aussi un bon sportif, ancien champion de cross. Il était membre du parti radical-libéral, mais n’était ni libéral ni radical. Dans l’usine de Schifflange l’ingénieur Guillaume Theves, fondateur des syndicats jaunes et député libéral, faisait la pluie et le beau temps. Olinger était un homme sans opinion.
Quand les Allemands sont venus, Olinger se mit tout naturellement à leur service. Le 2 septembre 1940, deux jours après la remise en marche de l’usine, il adhéra à la « Volksdeutsche Bewegung ». Pour la Saint-Sylvestre, les ouvriers de la tournée de nuit avaient apporté du vin et de l’eau-de-vie pour fêter l’année nouvelle. « In dieser lustigen Stimmung sangen wir aus voller Kehle die Uelzecht. Mitten im Gesang brüllte Olinger das Deutschlandlied. Dies veranlasste mich ihn aus dem Atelier zu werfen, » raconta Raymond Schütz qui travaillait avec lui à l’atelier central.2
Deux semaines plus tard, Olinger partit à Bad Neuen-ahr pour un cours de formation de la « Deutsche Arbeitsfront ». À son retour, il fut nommé « Betriebs-obmann ». Olinger n’était pas le premier choix des nazis. Denis Netgen, président de la délégation ouvrière, député socialiste et maire de Schifflange3, avait refusé à trois reprises et aucun de ses adjoints n’avait été prêt à prendre sa place. Le « Kreisleiter Grohé » regretta encore en mai 1942 cette défection, estimant que Netgen avait toujours derrière lui 70 à 80 pour cent de la population. « Sein Bekenntnis zum Deutschtum hätte zweifellos in der Schifflinger Bevölkerung als gutes Beispiel gewirkt und einen Erfolg gehabt. »4 Les nazis s’adressèrent à Victor Wagner qui tergiversa et prirent Olinger qui n’avait ni états d’âme ni scrupules.
La nomination de Konrad Olinger fut contresignée par Mathias Koener, le directeur de l’usine. « Dieser Posten wurde mir hauptamtlich durch die Hütte zugeteilt. »5 Olinger était en effet libéré de toute activité professionnelle et avait le droit de circuler dans l’usine. Ses véritables chefs étaient le « Kreisobmann » Grohé qui avait son bureau à la Kreisleitung du NSDAP à Esch et le « Hauptbetriebsobmann » Kanis qui siégeait à la direction centrale de l’Arbed. Olinger avait sous ses ordres un secrétaire particulier, cinq « Zellen-Obmänner » et 25 « Block-Obmänner ».
À la différence de l’ancien système de délégués du personnel, les « Obmänner » n’étaient pas élus, mais désignés d’en haut. Ils ne représentaient pas les ouvriers ou les employés, mais avaient autorité sur l’ensemble de la « communauté d’entreprise », ouvriers, contremaîtres, ingénieurs, chefs de service et directeur. Ils étaient responsables du maintien de la paix sociale et aussi de l’instauration du nouveau système politique. Une hiérarchie parallèle s’installait dans l’enceinte de l’usine. Le directeur Koener était investi du pouvoir de « Betriebsführer », responsable unique de la bonne marche de l’entreprise dans un environnement de compétition économique et de mobilisation pour la production de guerre. Olinger était le gestionnaire du personnel et l’homme de confiance du pouvoir politique.
Le nouvel ordre des choses était basé sur la circulaire de la direction générale de l’Arbed du 25 octobre 1940 qui définissait l’attitude à adopter envers l’occupant : « Die erste Pflicht des Arbed-Mitarbeiters ist, sich absolut loyal gegenüber Deutschland zu verhalten und die gegebenen Anordnungen gewissenhaft zu erfüllen. » Le même jour, la Commission administrative appela les fonctionnaires à rejoindre la « Volksdeutsche Bewegung ». Pour les présidents des délégations ouvrières, la capitulation de la direction générale fonda le régime de terreur auquel ils furent soumis pendant quatre ans. Aloyse Meyer, qui avait été maintenu comme directeur général, dira après-guerre n’avoir pas signé le document en question qui serait parti à l’imprimerie sans son aval. Il ne fit pour autant rien pour empêcher la diffusion du document ou en stopper l’application.
Dans l’usine de Schifflange, le chef de service Mahr fit afficher le 26 mai 1941 une « Bekanntmachung » qui rappela la directive d’octobre et annonça des sanctions: « Laut verschiedenen eingelaufenen Klagen gibt es noch immer Gefolgschaftsmitglieder, die dem Rundschreiben unserer Zentralverwaltung vom 25.10.40. betr. Einstellung zum Deutschen Reich und zur Volksdeutschen Bewegung keine Beachtung schenken. Wir bringen daher nachstehend genanntes Schreiben in Erinnerung und ersuchen sämtliche Gefolgschaftsmitglieder von dem Inhalt derselben in allen Teilen Kenntnis zu nehmen und demgemäß zu handeln. Jede weitere Nichtbeachtung hat die strengste Strafe zur Folge. »6
Olinger estima en conséquence que le pouvoir de sanction lui revenait de plein droit et que celui qui n’adhérait pas à l’ordre nouveau s’excluait de la « communauté d’entreprise ». Edouard Ehmann, qui avait été muté à l’usine de Burbach, s’adressa à Olinger pour se plaindre : « Beim Eintritt sagte ich: ‘Guten Morgen’. Olinger entgegnete mir: ‘Weißt du nicht, dass unser Gruß ‚Heil Hitler’ ist? Hast du überhaupt Manieren, dann zieh die Mütze ab und nimm die Zigarette aus dem Munde.’ Ich antwortete nicht. Olinger sagte: ‘Du gehst nach Deutschland arbeiten.’ Nachdem Olinger mir dies 3 Mal gesagt hatte, erwiderte ich: ‘Nein, dann suche ich um Entlassung nach.’ Olinger sprang auf, stieß mich vor die Brust und sagte: ‘Mein lieber Ehmann, wir sind Nazis und wenn du es darauf ankommen lässt, gehen wir über Leichen.’ »7
Les employés des services techniques n’avaient toujours pas adhéré à la DAF en mars 1941. Olinger s’installa dans le bureau du chef de service Stein, fit venir les récalcitrants un à un et les menaça de licenciement immédiat. L’ingénieur Vogt ne se laissa pas intimider : « Auf diese Drohung frug ich ihn ob er auch das Recht habe zu kündigen, worauf er erwiderte, diese Befugnis von der Zentralverwaltung zu haben, was aber erlogen war. » L’ingénieur Kunert demanda à recevoir son congé par écrit. « Olinger gab hierauf eine ausweichende Antwort. Er konnte nicht anders als die Bemerkung machen, wenn ich dies sage, dann kommt es auch. » Le dessinateur technique Schoetter partit sans avoir signé. Olinger le harcela par téléphone pendant des semaines, et, le 21 mai 1941, l’ingénieur en chef Theves lui communiqua son licenciement à dater du 1er juin.8
À la fin tous signèrent, n’étant pas sûrs que la hiérarchie les couvrirait et espérant être ainsi laissés en paix. Loin d’atténuer la pression, la soumission de la majorité encouragea les nazis à présenter de nouvelles exigences. 87 ouvriers refusèrent en janvier 1941 d’adhérer à la DAF. Leur nombre se réduisit finalement à une vingtaine d’irréductibles, moins de 1 pour cent de l’ensemble des personnels.9 L’adhésion à la « Volksdeutsche Bewegung » étant prévue sur le même formulaire, elle atteignit un niveau semblable. La « Nationalsozialistische Volkswohlfahrt » (NSV) dut se contenter par contre de 1 323 adhésions, soit 52,50 pour cent des effectifs. Une fois devenues membres, les personnes concernées étaient tenues de porter l’insigne, faire le salut hitlérien et participer aux manifestations. Ainsi l’étau se resserrait et les adhérents involontaires étaient pris dans l’engrenage.
L’ingénieur Lucien Zieser fut l’un de ceux qui se firent remarquer par leur obstination. Olinger avait des raisons personnelles de s’en prendre à lui : « Mein Vater, welcher als Obermaschinist dem Ingenieur Zieser unterstand, wurde von demselben wahrscheinlich wegen meiner deutschfreundlichen Einstellung im Betrieb schikaniert. Auch diesetwegen rief ich den Zieser zu mir auf’s Büro, wo derselbe ziemlich grob mit mir war. Er behandelte mich wie einen Schuljungen. » Zieser était le seul ingénieur à ne pas assister aux assemblées de la DAF et il contournait systématiquement les dignitaires nazis pour ne pas avoir à les saluer. Olinger le signala comme « grösster Deutschenhasser, äusserst deutschfeindlich ».10
Henri Netgen et les frères Fernand et Gérard Mehling étaient parmi ceux qui n’avaient adhéré ni à la DAF ni à la VDB. Henri Netgen aurait poussé son frère, le député, à refuser les avances de la DAF. Les frères Mehling étaient Allemands de naissance et « Deutschhasser » de conviction. Ils avaient eu l’effronterie de répondre trois fois « Luxembourgeois » lors du recensement d’octobre 1941. «Gerade die hier ansässigen Reichsdeutsche sind bekanntlich zu einem hohen Prozentsatz entweder frühere Deserteure oder solche Elemente die etwas ausgefressen haben. » 11
Le directeur Koener ne resta pas à l’abri du regard soupçonneux de l’Obmann. Lors d’un nouveau stage de formation de la DAF à Bad Neuenahr début juin 1941, Olinger nota sur une carte postale envoyée à sa femme : « Wir sind alle gut angekommen und bin sehr froh dass es mir besser geht. Mein Betriebsführer, Herr Koener, ist nicht hier, soll auch krank sein? Sonst alle Direktoren der Luxemburger Hüttenwerke sind anwesend. Ich will hiermit schließen. Heil Hitler. Conrad. » Dans un rapport daté du 22 juillet 1941 le « Kreisobmann » Grohé se plaignit du comportement de Koener lors d’un « Betriebsappell » : « Am 10. Juli fand in dem Werk Schifflingen ein Betriebs-appell statt, in dem der Unterzeichnete sprach. Schätzungsweise waren ca. 40% der Gefolgschaft nicht anwesend. Ich selbst beobachtete, dass ganze Kolonnen zum Portal hinausgingen, während von glaubwürdiger Seite mitgeteilt wird, dass ganze Mengen über Zaun und Mauern einen Ausweg aus dem Betrieb suchten. Dem Betriebsführer wurde dies mit-geteilt, worauf dieser erklärte, dass er den Pförtnern Anweisung gegeben habe, niemand hinaus zu lassen. Diese Anordnung wurde offensichtlich nicht im geringsten befolgt. Koener versicherte, beim nächsten Betriebsappell andere Massnahmen zu ergreifen. »12
Olinger prétendit avoir défendu son directeur en affirmant qu’il était sur la bonne voie. Lors d’une confrontation, Koener eut l’effronterie de répondre qu’il n’avait pas changé du tout. Grohé conclut qu’avec un tel directeur, tous les efforts étaient vains. « Der Betriebsführer Koener findet offensichtlich nicht den Mut und hat anscheinend auch nicht mehr die Kraft die Aufgaben zu erfüllen, die unbedingt von einem Betriebsführer verlangt werden müssen. »
Le « Betriebsappell » commençait en principe par une intervention du directeur et se terminait par une intervention de l’Obmann. La musique de Schifflange, gratifiée du titre de « Werkkapelle », orchestrait ensuite les « chants de la Nation ». La manifestation se déroulait dans des halles encombrées de machines et d’outils. Partout des grappes d’ouvriers s’agglutinaient et un bruit de fond permanent rendait l’atmosphère peu propice au recueillement. Chaque « Betriebsappell » se transformait ainsi en un champ de bataille, où la connaissance du terrain décidait de l’issue de l’affrontement.
Pour contrôler l’espace de l’usine, la direction disposait des gardiens de l’usine d’avant-guerre choisis à Schifflange parmi les anciens volontaires luxembourgeois de la Légion Étrangère, animés de sentiments francophiles. En septembre 1941 Olinger fut chargé de s’assurer de leur fidélité politique. Il s’acharna tout particulièrement sur Georges Duchène qui, jusqu’à « la récente ordonnance de la direction générale », faisait encore le salut militaire français . Il proposa de verser Duchène dans la production, de même que le chef de la « Hüttenpolizei », J.B. Juncker, qu’il rendit responsable du départ de plusieurs centaines d’ouvriers lors du « Betriebsappell » du 10 juillet. Olinger mit en cause la loyauté de Guillaume Theves, le chef de service qui avait sous ses ordres la police de l’usine et qui avait encore donné des gages à l’occupant en mai 1941.13
Le 10 octobre 1941, les habitants du pays eurent à répondre à trois questions sur la langue, la nationalité et l’origine ethnique. La direction régionale de la DAF demanda à Olinger s’il avait eu connaissance de la diffusion de tracts. Celui-ci fut tout heureux de pouvoir rapporter un incident qui s’était produit le matin même. Raymond Schütz, l’ouvrier qui l’avait mis à la porte lors de la fête de Saint-Sylvestre, avait été surpris au moment où il déposait un tract sur la table d’un SA sorti pour aller aux toilettes. Schütz fut licencié sans préavis et déporté à Hinzert lors de la rafle du 4 novembre. Un mois plus tard il retourna à son poste au grand dépit de l’Obmann sur ordre de la direction générale et avec l’accord de la Gestapo. La production avait la priorité sur la répression.
Le 6 janvier 1942, un nouvel incident fut signalé. Pierre Deiskes, un ouvrier de 37 ans habitant à Kayl, était venu avec un paquet de tracts qu’il avait donnés à son collègue Antoine Weber pour les glisser dans les casiers des ouvriers allemands et de tous ceux « qui ne sont pas avec nous ». Olinger suspecta de complicité un petit groupe d’ouvriers qui, pendant le casse-croûte du matin, étaient toujours ensemble et se parlaient à voix basse. Deiskes n’avait pas participé à la distribution des tracts, ne pouvant pas quitter son poste de travail. Trois perquisitions à son domicile ne donnèrent rien. Olinger se mit d’accord avec le chef de service Jeitz que, pendant les heures de travail, l’accès à la salle des lavabos, où se trouvaient les casiers, serait désormais fermé.
Le 4 juillet 1942, Gaspard Schneider, 56 ans, ouvrier de l’ajustage, trouva dans la rue en se rendant au travail vers 5h00 du matin des tracts qu’il ramassa pour les distribuer dans l’usine. Pendant la pause de café de 7h30 heures, il montra un exemplaire à Charles Burggraf, 39 ans. Apercevant qu’ils étaient observés, ils décidèrent de brûler tous leurs tracts sauf un. À 10h00, Olinger vint avec trois agents de la Gestapo. Ils furent fouillés et emmenés.
Ces trois affaires, extraites du dossier judiciaire de Konrad Olinger, permettent de se faire une idée sur les lieux de circulation utilisés pour les activités clandestines, le chemin menant à l’usine, le réfectoire et la salle d’eaux, les casiers. Dans les trois cas, la même organisation de résistance fut à l’œuvre, l’ALWERAJE de l’instituteur socialiste de Schifflange, Albert Wingert. Quant au rayon de diffusion, il est surprenant de constater que les ouvriers pro-allemands furent visés en priorité. S’agissait-il de provoquer les collaborateurs plutôt qu’à appeler à l’action les non-collaborateurs ? L’explication pourrait être que les non-collaborateurs n’apportaient pas les tracts à l’Obmann.14
Ce fut en juillet 1942 ou début août que la première grève éclata dans l’usine, quand la journée de travail fut prolongée d’une heure. Le Troisième Reich avait besoin de soldats, mais aussi de main d’œuvre. À Schifflange, les ouvriers décidèrent d’ignorer les nouveaux horaires, d’arriver au travail et de partir aux mêmes heures qu’avant. Cette grève contre la journée des neuf heures précéda et préfigura la grève contre l’enrôlement obligatoire. Elle dura quatre jours, pendant deux jours tous participèrent ; le quatrième jour, il ne resta plus qu’un petit groupe de grévistes, parmi lesquels Antoine Erpelding, l’un des délégués-ouvriers élus en décembre 1937 et Eugène Biren qui fut considéré comme le responsable de la deuxième grève, celle du 30 août.15
Olinger désigna l’ouvrier Pierre Crelo comme l’inspirateur de l’action contre les neuf heures. Crelo n’avait pas participé lui-même à l’action. Ayant été arrêté en novembre 1941 pour avoir collecté de l’argent pour les détenus politiques et revenu de Hinzert en même temps que Schütz, il était devenu prudent. Selon Olinger, ce fut le chef de service Jeitz qui avait signalé Crelo comme « paresseux, communiste et agitateur ». Selon Crelo, Jeitz l’aurait seulement averti : « Crelo, mässigt euch, sonst kommt ihr wieder dahin wo ihr herkommt. » Olinger s’adressa à la direction. Mme Bastian lui dit que Crelo était un bon ouvrier, tout au plus un peu socialiste, ce qui n’était pas vrai. Crelo était membre du Parti communiste depuis 1935 et il fit partie de la cellule clandestine n° 1 dirigée par Jängy Wolter. Il fut arrêté lors de la rafle du 5 août 1942.16
Le lundi 31 août 1942, Konrad Olinger était de bonne humeur. « Durant toute la journée l’Obmann manifesta un optimisme naïf quant à l’entrée en grève du personnel. » Il avait été le dimanche à Limpertsberg, où le Gauleiter avait annoncé l’enrôlement des classes 1920-1924. Le lundi après-midi, il avait rendez-vous avec le Dr. Hans Diehl, « stellvertretender Abwehrbeauftragter », et Otto Kanis, le « Hauptbetriebsobmann », pour étudier la construction d’une unité de désinfection, « einer Entlausungsanstalt ». À 17h00 heures, il fit son tour de l’usine habituel. Il ne remarqua rien de particulier et quitta l’entreprise entre 17h30 et 17h50 pour rendre compte à la « Kreisleitung ».
À 18h02, la sirène retentit et les ouvriers quittèrent l’usine. Le directeur Koener réunit les chefs de service pour prendre les mesures de sécurité, notamment l’extinction des hauts-fourneaux. L’ingénieur Mergen demanda s’il ne fallait pas rendre les cartes de la VDB en signe de solidarité. À 18h30, le « Kreisleiter » Wilhelm Diehl fut averti de la grève. Diehl envoya Olinger à l’usine, puis s’y rendit lui-même, prit le directeur en otage et menaça de fusiller chaque dixième ouvrier. Les chefs de service, ingénieurs et cadres encore présents furent envoyés pour aller chercher les ouvriers grévistes et les voitures de la « Kreisleitung » sillonnèrent les rues pour avertir que celui qui ferait la grève serait fusillé immédiatement.17
La grève fut totale pendant quatre heures, partielle pendant la tournée de la nuit. Le travail fut repris le lendemain matin. La grève ne réussit pas à faire reculer le Troisième Reich et elle n’eut qu’un effet négligeable sur la production. Elle fut un acte public de protestation et fit craindre aux nazis un effet de contagion. Elle révéla la fragilité de leur emprise et fut un constat d’échec personnel pour Olinger. Ils firent appel à la cartothèque de la DAF, huit caisses, pour choisir des victimes expiatoires parmi les militants politiques, les réfractaires à la DAF et les participants à l’action contre les neuf heures.
Eugène Biren fut condamné en tant qu’instigateur de la grève. Le directeur Mathias Koener fut envoyé au camp de concentration, ce qui revenait pour cet homme âgé et malade à une condamnation à mort. Après une semaine d’interrogatoires, le responsable du déclenchement de la sirène fut identifié dans la personne de l’ouvrier d’origine allemande Hans Adam. Trois mois plus tard, Georges Duchène, le gardien francophile, fut arrêté. Adam fut décapité à Cologne, Duchène mourut à Sachsenhausen.
Après la grève, on assista à la reprise en main du service de gardiennage déjà envisagée en septembre 1941. Le nouveau « Werkschutz » fut équipé d’armes et de chiens policiers. Il patrouilla à l’intérieur de l’usine pour empêcher toute forme d’attroupement, de sabotage ou simplement pour escorter les ouvriers vers les réunions obligatoires. Ses effectifs s’élevaient d’abord à 55-60 membres, à 150 à la fin de la guerre. Ils étaient sélectionnés parmi les activistes de la DAF et de la SA et étaient entraînés par des sous-officiers de la Wehrmacht. Ils dépendaient d’abord du « Zentralwerkschutzleiter » Thebes, puis du chef du « Sicherheitsdienst » à l’Arbed, Wessel.18
En octobre 1942 arrivèrent les premiers bataillons de travailleurs forcés, rassemblés en Russie et en Ukraine, 168 personnes, 26 hommes, 82 femmes et soixante enfants. Cette main d’œuvre supplétive était parquée dans des baraquements construits à Lallange. Le camp dépendait de la « Zentrallagerleitung » de Coblence et était dirigé sur place par des nazis allemands et luxembourgeois. La DAF s’illustra par les dénonciations des personnes qui fournirent des fruits, du lait, des vêtements ou des cigarettes à ces esclaves venus de loin, comme l’ouvrier J. Cimolino, le laitier J. Schloesser ou les enfants de Lallange. 19
En juillet 1943, l’usine de Schifflange fut promue au rang de « Rüstungsbetrieb » et le directeur général de l’Arbed fut proposé comme « Wehrwirtschaftsführer ».20 Ce changement de statut avait l’avantage d’assurer à l’entreprise une main d’œuvre rendue disponible par réquisition ou fermetures d’entreprises. En contrepartie, elle était soumise à un contrôle renforcé quant à la discipline du travail. L’ingénieur Jos Glück fut nommé « Arbeitseinsatzleiter » et promu au rang de chef de service. Son rôle fut de lutter contre l’absentéisme et la lenteur au travail (« Bummelantentum »), et de promouvoir le système de contrôle scientifique des performances du « Reichs-ausschuss für Arbeitszeitermittlung ». Chaque geste fut mesuré, chaque temps mort éliminé. Les méthodes américaines de standardisation et de contrôle des performances étaient appliquées jusqu’à leurs dernières conséquences. La Gestapo des chronométreurs fit son entrée à l’usine et une ère nouvelle de totalitarisme économique s’annonçait. Le refuge dans la maladie fut traqué. Traîner des pieds fut considéré comme la forme la plus sournoise du sabotage.
Pour Olinger, des perspectives exaltantes s’ouvraient. Les effectifs de la DAF furent augmentés considérablement. L’organigramme de la DAF devint de plus en plus compliqué. Olinger commandait maintenant à un état-major de cent personnes : dix « Zellen-Obmänner », 43 « Block-Obmänner », douze responsables sectoriels, 29 sous-responsables : « Kraft durch Freude-Wart », « Hauptsportwart », « Volksbildungswart », « Schönheit der Arbeit-Wart », « Feier-abendwart », « Wanderwart ». L’usine devait apporter la culture aux ouvriers, leur apprendre la beauté de leur condition et leur inculquer une attitude positive envers le travail.
Olinger attachait une grande importance aux activités sportives. Les nazis avaient prévu de transformer Schifflange en une petite ville olympique avec ses stades, ses piscines, ses vélodromes. Le seul projet réalisé fut l’aménagement du terrain de football de Lallange et l’organisation de compétitions sportives entre les différentes unités de production qui donna naissance après la guerre à la fédération du sport corporatif. Mens sana in corpore sano. Le sport devait former l’homme nouveau, l’esprit de compétition, le sens de la performance, la discipline du corps et de l’âme.
L’usine avait reçu un nouveau directeur, le Dr. Köhler, un Allemand. Celui-ci fut obligé, en tant qu’intrus, de faire confiance à l’administration et aux cadres de l’entreprise pour mener à bien sa tâche. Le dualisme entre une gestion technique de l’entreprise assurée par la direction et une fonction politique assumée par la DAF disparut. Olinger n’osa plus dénoncer le laxisme de son directeur et ne réussit pas à imposer la priorité pour les activistes lors du recrutement et des promotions. La guerre totale était une guerre économique. La seule priorité était maintenant de produire, de produire toujours plus avec moins de moyens et moins d’hommes.21