« Il est arrivé une singulière mésaventure au mot « populisme », écrit Pierre-André Taguieff en 2007, il est devenu populaire.1 » Et il est assurément peu d’articles de sociologie, de politologie ou de philosophie se consacrant au sujet qui ne dressent ce constat unanime : la notion de « populisme » a connu une usure sémantique qui l’a réduite à une vague nébuleuse associative, utilisable à volonté pour désigner et juger les personnages, les orientations et les manifestations politiques les plus divers et variés.
Dans cette nébuleuse, seuls deux traits généraux semblent insister : le « populisme » est le nom d’un jugement péjoratif et de ce fait, les populistes, ce sont toujours les autres.
Ironiquement, en ségrégant les autres du nous, l’accusation du populisme recourt à un motif éminemment populiste, mais de manière invertie. Si le populisme repose généralement sur l’opposition de la communauté (imaginaire) du « petit homme » ou de « ceux d’en bas » et de « ceux d’en haut », des élites (jamais définies), l’accusateur adopte la position de la supériorité morale par rapport aux « déplorables » (le fameux « basket of deplorables »).
Quand les politiques et les experts médiatiques se mettent à désigner leurs adversaires de populistes, ils confirment involontairement les doléances qui nourrissent le succès des populismes. Comme jugement péjoratif, le populisme confirme la critique souvent légitime de la subversion oligarchique de la démocratie. La critique du populisme se présente alors comme consécration de la perspective de ces mêmes élites censées être à l’origine de la crise de la démocratie.
Or, un retour historique aux origines du concept ne permet pas nécessairement de mieux démêler ses significations souvent opposées. Théoriquement, la notion sociologique de « populisme » s’est appuyée sur le mouvement social et politique des paysans américains des États du Midwest et du sud. Les fermiers américains se révoltèrent, à partir de 1867, contre les monopoles des chemins de fer, des banques et des grandes corporations en revendiquant des droits de protection des petites et moyennes entreprises. Leur mécontentement ne concernait néanmoins pas tant le capitalisme en lui-même (mis à part le capitalisme financier), que la surpuissance monopolistique, non-règlementée, des grandes entreprises. L’appel de ces populistes – la Farmer’s Alliance et son bras politique le People’s ou Populist Party (à partir de 1891) – s’adressa à l’État avec des revendications telles que l’élection directe des sénateurs, le droit de vote des femmes, le droit aux référendums, l’impôt progressif, l’instauration d’instituts de crédit corporatistes ou la régulation étatique des prix.
Ce premier « populisme » désigne dès lors un phénomène politique similaire au poujadisme français. Mais comme révolte à dominante agraire, sollicitant un renouveau démocratique par le bas (les fameuses « grass-roots »), les fermiers américains visaient aussi le rétablissement d’un petit capitalisme familial au sein de petites communautés rurales homogènes2.
Le « populisme » adopta sa signification théorique résolument péjorative vers la fin des années 1960, dans la critique des mouvements de 68, des initiatives citoyennes des années 1970 et du mouvement écologiste par les intellectuels de droite (Raymond Aron, Daniel Bell, Arnold Gehlen, et cetera). Partant du constat de la fin de l’histoire, des idéologies ou des luttes de classe, ces intellectuels reprochèrent aux révolutionnaires de viser un mouvement régressif par rapport à la rationalisation et à la bureaucratisation des sociétés démocratiques contemporaines.
Dans la perspective opposée, la critique néo-marxiste jugea populiste la stratégie électorale de Thatcher. La revendication d’un marché libre, le rejet du keynésianisme et de l’État-providence, le rétrécissement de l’État et les privatisations articulées autour d’un nationalisme militant anti-européen devenait, sous la plume de Stuart Hall et des auteurs de la New Left Review l’expression la plus pure d’un populisme autoritaire de droite. Ici, le populisme désignait la stratégie politique du ressentiment et de la peur au service d’une lutte politique néolibérale et anti-démocratique.
Selon le point de vue adopté, le populisme apparaît donc soit comme un phénomène de gauche, soit comme un phénomène de droite, et militant soit pour une fausse progression, soit pour une régression dangereuse. Il est mis en œuvre soit par des étudiants révolutionnaires sans conscience historique, soit par un establishment sournois, visant la privatisation de la démocratie.
Un autre trait commun se dégage néanmoins de ces deux positions historiques : d’un côté comme de l’autre, le populisme pèche contre la rationalité politique (la rationalité d’un marché dérégulé et la rationalité de la démocratie délibérative) et repose sur une affectivité, voire une impulsivité irrationnelles3. Dans la tradition de gauche, l’irrationalité supposée des électeurs ne cesse de se heurter à la question de savoir pourquoi le suffrage universel n’a pas conduit à la suppression du capitalisme. Des succès du parti national-socialiste dans les années 1930 à la victoire d’un milliardaire xénophobe, réclamant le retrait nationaliste et l’exclusion des étrangers, le paradoxe de l’irrationalité populaire semble persister : pourquoi la majorité ne cesse-t-elle de voter à l’encontre de ses intérêts rationnels supposés ?
Plus récemment, Robert Barr4, politologue à l’Université de Washington, a suggéré une définition du populisme qui représente sans doute l’un des points de départ les plus intéressants pour une discussion plus précise de la question. Dans la tentative de saisir le concept de populisme de manière à le distinguer de phénomènes politiques similaires, Barr propose une caractérisation suivant trois « facteurs clés » : l’attrait, censé mobiliser un support populaire, la localisation de l’acteur politique par rapport aux partis, et le type de lien qui s’établit entre le politique et les citoyens auxquels s’adresse son appel.
De même que les anti-politiques et les outsiders, les populistes appellent à l’injustice du rapport entre les gens ordinaires et les élites politiques censées les représenter. Les trois biais critiques opèrent donc sur base d’une logique de l’exclusion nous/eux. « Nous » représentant la communauté de ceux qui se révoltent et « eux », ceux qui nous gouvernent mais ne nous représentent plus.
La position du critique est celle de l’outsider ou du non-conformiste solitaire (« maverick »). Il se situe soit complètement en dehors des partis politiques établis (l’« establishment »), soit il s’est imposé une position à part au sein même d’un parti en le réformant ou en le quittant.
Barr résume les liens idéaltypiques du rapport politique-citoyen au nombre de cinq : clientéliste, directif, participatif, électoral et plébiscitaire. Le clientélisme repose sur l’échange de bénéfices matériels, le rapport directif sur la coercition et le rapport participatif sur des mécanismes de participation au pouvoir politique. Le rapport aux citoyens est électoral dans la mesure où la seule victoire électorale fournit le contenu de l’action politique. En réalité, le populiste se satisfait d’un rapport plébiscitaire au peuple, le support politique passif épisodique représente, en fin de compte, la seule forme de participation réelle.
L’appel aux insurrections et aux révoltes anti-establishment fait que les populistes ne peuvent se recruter que parmi les outsiders et les non-conformistes. La définition du populisme repose dès lors sur les trois facteurs que sont les mouvements (plutôt que des partis à proprement parler) menés par des outsiders ou des non-conformistes cherchant à accroître leur capital électoral par une critique de l’establishment au moyen d’un lien plébiscitaire. Si donc la rhétorique populiste recourt à la « lutte morale » du petit homme contre « ceux d’en haut », le rapport du dirigeant à ses partisans ne suppose à aucun moment la mise en place d’un réel lien participatif. Pour le populisme, la contribution populaire au gouvernent reste de l’ordre de la validation épisodique passive. C’est dire que si l’appel populiste repose sur une rhétorique de la mal-représentation, il n’est pas fait pour répondre à la crise de la représentation démocratique qu’il dénonce.
La définition de Barr ouvre à quelques conséquences intéressantes pour la discussion actuelle. Elle permet tout d’abord d’éviter l’amalgame de la politique de l’outsider, de la critique des élites5 ou de celle de la globalisation ou de l’euroscepticisme, ou encore la méfiance à l’égard des partis politiques. Elle permet aussi de clairement distinguer le populisme de la politique identitaire, voire du fascisme ou du nazisme.
Elle permet encore de penser que le contenu idéologique ne représente qu’un aspect secondaire, opportuniste du populisme. Le populisme serait donc d’abord une technique de l’acquisition du pouvoir, pouvant faire appel à presque toute orientation politique dans une visée purement instrumentale. Le populisme se présente comme un caméléon politique, selon l’analogie de Karin Priester, une « caisse de résonance » d’une multiplicité hétérogène de problèmes politiques6.
La définition indique aussi un certain détachement par rapport aux groupes d’électeurs visés. Le groupe social auquel le populisme adresse son appel dépend de la nature du conflit « nous contre eux »7. Il n’en appelle pas tant à une classe socio-économique déterminée qu’il ne restructure la classification sociale en un groupe homogène (nous : le petites ou braves gens, les gens de bien, le « peuple » et cetera) et un ennemi commun (eux : les élites, les corrompus, les tricheurs, les étrangers,…). Le populisme propose ainsi de reconstruire l’unité d’un peuple contre sa dégénérescence multinationale et multiculturelle ; ce par où il s’appuie nécessairement sur l’un des motifs caractéristiques du totalitarisme.
La définition de Barr permet enfin de nuancer l’importance du personnalisme et du leader charismatique dans les phénomènes du populisme. S’ils ne nuisent pas à l’efficience de la rhétorique, ils ne s’avèrent pas pour autant nécessaires.
Un autre avantage non-négligeable de la définition, c’est qu’elle permet de détacher le phénomène du populisme de l’opposition rationnel/irrationnel qui nourrissait autant sa critique de droite que de gauche.
Le populisme fait appel à une subjectivité régulièrement ignorée par la politique quotidienne et même électorale. Or, dès lors que la démocratie reste une promesse plutôt qu’un fait accompli, la question de la légitimation du pouvoir persiste comme problème. L’expérience collective de l’impuissance face à la dissolution de la « volonté générale », face à la coercition extérieure de pouvoirs économiques multinationaux, de juridictions et de règlementations internationales, face aussi à la complexification et à l’opacité des processus de décision politiques et économiques se traduisent aussi en phénomènes psychiques chez les citoyens. Les expériences collectives d’injustice, d’humiliation, d’anxiété économique et identitaire constituent autant de ressorts psychiques peu reconnus et peu formulés, qui attendent leur « voix » sur la scène du politique.
La définition de Barr permet enfin de préciser les manières dont le populisme identitaire arrive actuellement à gagner du terrain au sein même des démocraties libérales occidentales. Celles-ci ne s’avèrent nullement acquises. Et même si les marqueurs empiriques permettent de nuancer la crise structurelle de la démocratie8, le malaise subjectif dans la démocratie est manifeste. Face au vide politique des grands partis cartel9, seul le populisme de droite semble actuellement apte à instrumentaliser la psychologie des foules. C’est dire que le populisme a un bel avenir devant lui.