Le 10 septembre 1944, le jour de la Libération, fut un dimanche. Le Luxemburger Wort parla de rédemption, « Erlösung ». Marcel Fischbach, le jeune rédacteur du seul journal ayant survécu, remercia la Vierge : « Un d’Schutzpatro’nin ! Mir go’wen nés un Denger Hand aus Nuecht an d’Freihetssonn gelét […] well mir ons net berét hu fond, ons lass vu Gott a Land ze soen. […] mir wössen, durch Deng Höllef ass de Sieger bei ons agezun ! »1
Un homme n’eut pas le droit de participer à la fête, Pierre Cariers, le vétéran de la presse catholique.2 Le matin, il avait essayé d’accrocher un drapeau à sa maison. Un groupe d’adolescents de la milice d’Eich fit irruption dans la maison et lui ordonna de retirer le drapeau, jugeant Cariers indigne d’une profession de foi patriotique. Les miliciens étaient à peine partis que Cariers récidiva. Pendant la nuit on lui vola son drapeau et le lendemain le facteur-suppléant du Limpertsberg le conduisit à la prison du Grund, pour le protéger, dit-il. Les Américains lui rendirent la liberté deux jours plus tard. Le 25 octobre 1944, Cariers se présenta à la rédaction du Luxemburger Wort, où on l’accueillit froidement. La direction provisoire du journal, MM. Muller-Pierret et Elcheroth, lui proposa de prendre sa retraite anticipée. Âgé de 64 ans et sans ressources, Cariers signa et partit.
Cariers fit imprimer des pamphlets contre l’Unio’n,3 adressa trois lettres à l’Evêque,4 une au conseil d’administration du Wort, une au président du parti chrétien-social,5 porta plainte et remua ciel et terre pour obtenir sa réhabilitation. Il fut finalement acquitté, le 19 avril 1948. Ses démêlés avec l’Unio’n, l’Evêché et le parti chrétien-social ne furent pas pour autant terminés. Cariers avait-il trahi ou était-il une victime expiatoire permettant à ses collègues d’apparaître dans toute la splendeur de l’innocence retrouvée ? Le procès de Cariers posa la question de l’attitude du Luxemburger Wort après l’arrestation d’Origer, d’Esch et de Grégoire. Y avait-il eu deux politiques de l’Eglise face au nazisme ?
On reprocha à Cariers un ensemble de 78 articles qu’il avait publiés entre septembre 1940 et mars 1941 ainsi que l’engagement nazi de deux de ses fils. Cariers se défendit en prétendant que ses articles avaient été manipulés par les nazis et qu’il avait rompu avec ses fils, en particulier avec le plus engagé d’eux, Emmanuel Cariers. L’attitude des enquêteurs et des témoins évolua au fil des temps. En novembre 1944, le brigadier Corneille Baulesch constata de façon lapidaire que Cariers avait été nazi déjà avant la guerre et qu’il aurait été à cent pour cent pour les Allemands jusqu’à la fin 1942. « Dann stellte sich Cariers wieder um und wusste wieder, dass er doch Luxemburger sei. » Ses collègues l’auraient décrit comme un paysan buté, « ein Öslinger Tock ».6 Le brigadier Kneip était plus réservé en avril 1945 : « An seiner früheren Arbeitsstelle, dem ‘Luxemburger Wort’, wurde festgestellt, dass niemand für oder gegen Cariers als Zeuge auftreten will. Die einen sagen ‘et war um Ufank e Preiss’ und die anderen, er war immer einer der ersten, der die Nachrichten vom Englandsender beim ‘Luxbg. Wort’ kolportierte. »7
Les collègues furent appelés à témoigner en 1946. Marcel Fischbach dit avoir fait la connaissance de Cariers en 1937 : « Ausser seiner Vorliebe für Bauernfragen, gefiel mir seine antifaschistische und anti-nazistische Einstellung. […] Cariers hörte während der kurzen Zeit, wo ich noch unter deutscher Leitung im Betriebe war, meinen Excursen gegen die fremden Machthaber mit Genugtuung zu. »8 Paul Leuck assura Cariers de son amitié indéfectible dans une lettre qui arriva le lendemain de son acquittement en avril 1948 : « Sie wissen ganz gut, Papa Cariers, wie oft ich im Laufe des Krieges zu Ihnen kam. Sie wissen auch, wie oft ich Sie um Rat in heiklen Situationen anging, und wie sehr nicht nur ich, sondern auch andere Leute – übrigens wo bleibt Freund Marcel – uns allzeit auf Ihr Urteil und Ihren Rat verliessen. […] Und damals, als der Gauleiter in den Oktobertagen 1941 zurückhufte, damals war ich bei Ihnen, und wir freuten uns zusammen über seine Niederlage. Und Sie luden mich zu einem festen Männertrunk auf diesen Sieg Luxemburgs ein. »9 S’agissait-il de tirer hors d’affaire un collègue ou de se mettre en valeur ? Cariers antifasciste ? La formule était audacieuse, tout comme l’allusion à l’ami Marcel.
La seule personne qui défendît Cariers dès novembre 1944 fut l’historien Josy Meyers : « Espérons que la vérité et la justice, actuellement, dans beaucoup de cas, dans une espèce de veuvage, l’emporteront de nouveau sur les forces du mal. »10 Un autre historien, Nicolas Margue, mentionna dans un article de 1946 Cariers comme un vieil ami qui brava l’incompréhension pour défendre la cause paysanne.11 Pierre Grégoire ignora Cariers dans les deux livres qu’il consacra à son propre calvaire et il ne témoigna pas devant la Justice, se contentant d’une petite phrase énigmatique que chacun pouvait interpréter à sa manière : « Cariers musste gehen. »12
Cariers n’était pas dupe de ces manoeuvres. Il dénonça un traitement injuste et cynique, « eine alles Gleichmass geradezu verhöhnender Ausnahmebehandlung gegenüber den anderen Kollegen und Schicksalsgenossen aus dem ‘Luxemburger Wort’, die sämtlich nicht unschuldiger waren als ich, und ich nicht schuldiger als sie. » Cariers ne niait pas toute forme de collaboration : Il avoua avoir relevé dans les 78 articles mentionnés les aspects positifs du nazisme : « Es handelte sich hier um Ideen, die früher schon richtig waren und es heute noch sind. » Il revendiquait en même temps des actes de résistance. « Aufforderungen, gegen die Grossherzogin, gegen die Regierung, gegen unser Finanz- und Schulwesen zu schreiben, lehnte ich entschieden ab, ungeachtet der Drohungen von Seiten massgebender Stellen. »13 Il avait choisi une collaboration sélective et ne s’en repentait pas : « So gibt es im nationalsozialistischen kulturellen und sozialreformatorischen Programm eine Anzahl von Punkten, denen auch ein katholischer Luxemburger vorbehaltlos zustimmen kann und auch zustimmen muss. Vom theoretischen Standpunkt aus gesehen jedenfalls. Dazu zählen u.a. Volksgemeinschaft, Bekämpfung der Auswüchse des Parlamentarismus, gesunde Bevölkerungspolitik, ethische Bewertung der Arbeit, der ständische Gedanke, das Führungsprinzip, der Arbeitsdienst, Bauernkultur, Antikapitalismus. Alles konservatives Gedankengut, das auch schon zum grossen Teil vor dem Nationalsozialismus von den Päpsten und führenden christlichen Staatsmännern verkündet wurde, dann eine Zeitlang unter der Missgunst der Verhältnisse verschüttet war und nun wieder zu einer staatspolitischen Synthese geformt werden sollte. »14
Pierre Cariers naquit en 1880 à Fischbach, près de Clervaux. Il était le fils de Nicolas Cariers, cultivateur, élu député en 1881 aux côtés de l’abbé Jean-Baptiste Fallize. L’aile ultramontaine du catholicisme luxembourgeois influencée par l’encyclique du Syllabus et les retombées du « Kulturkampf » combattait avec passion les hérésies modernes comme la liberté de conscience, la souveraineté populaire, la neutralité de l’État, l’obligation scolaire. La reconquête idéologique était accompagnée d’une campagne anti-juive d’une rare violence qui aboutit à la condamnation judiciaire de trois organes de presse catholiques.
La jeunesse de Pierre Cariers fut baignée dans cette atmosphère de catholicisme autoritaire et rétrograde, fidèle à la mémoire des soulèvements paysans et des prêtres réfractaires. Cariers quitta son village, mais garda la nostalgie du monde clos et bien ordonné des communautés villageoises. Il embrassa la carrière de journaliste en 1912 et s’occupa de l’édition du Fortschritt de Diekirch et de la gestion de son imprimerie. En moins de deux ans, il cumula trois condamnations pour délits de presse, impitoyable quand il s’agissait de défendre les droits de l’Église. La guerre de 1914 aggrava les tensions et changea les rapports de force entre la ville et la campagne. Un retour à la terre s’amorça avec les expéditions des citadins en quête de vivres. Cariers fut un ardent défenseur de la couronne et de la patrie. Il défendit la monarchie avec autant d’ardeur que la gauche mettait à la critiquer. Quand Emile Prüm fit paraître dans le Clerfer Echo ses fameuses philippiques contre l’attitude des catholiques allemands, Cariers en subit les conséquences en tant qu’imprimeur et éditeur responsable, mais il refusa de suivre Pierre Prüm, le fils d’Emile Prüm, quand celui-ci se sépara du parti de la droite en 1918.15
En 1922, Eugène Hoffmann (1886-1935), fondateur du « Allgemeiner Verband der Landwirtschaftlichen Lokalvereine » et député de la droite, fit appel à Cariers pour diriger la Luxemburger Volkszeitung und Annoncenblatt16, dont il voulait faire la tribune des adversaires de l’alignement économique sur la Belgique qui exposait la paysannerie à la compétition économique. Le journal se définit comme un journal catholique et patriotique. Il ne pardonnait pas aux dirigeants de la droite d’avoir contraint la grande-duchesse Marie-Adelaïde à l’abdication, d’avoir sacrifié et immolé une sainte. La sédition de Cariers se termina en octobre 1923 par le rachat de la Volkszeitung par le Luxemburger Wort. Cariers rejoignit dans le journal épiscopal deux autres jeunes rédacteurs aux opinions tranchées, l’instituteur Leo Müller et l’abbé Nicolas Majerus. Müller fonda en 1933 le Luxemburger Volksblatt de tendance autoritaire et xénophobe. Majerus fut le tout-puissant secrétaire général des associations populaires catholiques et fut nommé par les nazis chargé de cours à l’Université de Bonn.17
La Luxemburger Volkszeitung fut à l’origine du mouvement « Landwuol » qui se proposait de combattre le déclin de la société villageoise et de l’exode paysan. Lors de l’assemblée constitutive en février 1924, Hoffmann parla de « Landvertreibung » plutôt que de « Landflucht », d’expulsion des paysans de leurs terres plutôt que d’exode.18 Hoffmann essaya d’imprimer une orientation plus politique au mouvement et soutint le gouvernement de Pierre Prüm. Cariers, qui était retourné dans le giron de l’orthodoxie, mit l’accent sur les questions culturelles et morales. La paysannerie devait être le fondement et l’élément stable de la société lui permettant de survivre face à l’assaut des « classes mécontentes ». Il fallait arrêter la décomposition de la substance ethnique du pays. « Landflucht ist ein seelisches Problem. » Il chercha à compenser le manque d’attrait de la vie au village par une mystique du retour à la terre.19 Cariers rédigea à partir de juin 1924 le journal Landwuol, publia en 1933 une brochure au titre évocateur Die Langweile unserer Dorfmädchen et fonda en 1936 un journal s’adressant plus particulièrement aux paysannes, Herdfeier.20
Le but premier du mouvement « Landwuol »21 n’était pas politique, ce fut de rendre au paysan sa dignité, sa fierté, de créer une identité collective. Cette identité était tournée vers le passé, visant à faire revivre les anciennes coutumes, à sauver le patrimoine culturel des villages, à remettre au goût du jour les costumes traditionnels, les danses folkloriques, les chants d’autrefois. Il attira dans son orbite de nombreux intellectuels, instituteurs, curés et auteurs de littérature champêtre, en particulier Willy Goergen et J.P. Erpelding, constitua en son sein un groupe de travail en faveur de l’école du village animé par les inspecteurs P. Staar et J.P. Wintringer. L’instituteur Hary Gode-froid proposa de créer un autre groupe de travail pour étudier les questions d’eugénisme « afin d’améliorer la race luxembourgeoise ». L’abbé Nicolas Majerus mit en question l’égalité entre les héritiers inscrite dans le Code Civil en vue de contrecarrer le morcellement des terres et l’endettement des domaines.22
L’idéologie identitaire diffusée par le mouvement « Landwuol » s’inspirait largement des courants de pensée traversant la droite européenne. Elle témoignait d’un conservatisme exacerbé s’opposant à tout ce qui considéré comme étranger et moderne. Son patriotisme n’avait rien de commun avec le patriotisme à la française, d’un peuple en armes, ni avec le nationalisme conquérant. La « Heimat » était le pays où on est né, où on est entre gens de chez nous. L’arrivée des nazis au pouvoir suscita des espoirs, le mouvement « Landwuol » constitua un terrain propice, mais rien de plus.
Emmanuel Cariers, le fils aîné de Pierre Cariers fut l’un de ceux qui franchirent le pas. Le Tageblatt évoqua en 1936 l’activité de la « Christusjugend » de Weimerskirch de Cariers fils : « Schon seit Jahren sind die Sturmleute denn auch die Hauptsehenswürdigkeit Weimerskirchs, wenn sie nachts mit Trillerpfeifen, Signalklampe, Stöcken, Riemen und Dolchen durch die Gassen umherziehen. Besonders auffallend sind die echten H.J.-Mützen, schwarze Samtschiffchen. Dolchmesser, sog. Hirschfänger sind für die Mitglieder obligatorisch. Die Kommandosprache ist selbstverständlich deutsch, der offizielle Gruss heisst : « Treu-Heil» (!!). »23
Emmanuel Cariers s’adressa à ses adeptes dans le style nazi le plus pur : « Ich bin stolz darauf, Euch, meinen Jugendführern, Euer Grundgesetz in die Hand geben zu können. Doch vor allem : Steckt die Halben und die Schwachen, die guten Willens sind, hinter die Front ! Verlasst Euch nur auf die Starken ! […] Räumt weg, was wertlos ist ! Haltet fest am Führerprinzip ! Fordert bedingungslose Gefolgschaft ! Pflegt den Geist der Gemeinschaft ! Macht einem jeden klar, dass in einer Bewegung Gemeinnutz vor Eigennutz geht ! Dann erst kann und darf es heissen : ‘Christusjugend in die Front !’ »24
Le jeune Cariers avait 21 ans en 1936 et poursuivait des études de journalisme à Nuremberg, Il y rejoignit le courant le plus extrême du nazisme représenté par Der Stürmer de Julius Streicher et la « Antijüdische Weltliga » de Paul Wurm. Il organisa en septembre 1938 une action contre les magasins juifs au Luxembourg25 et essaya en juillet 1939 de lancer un journal antisémite, la Luxemburger Freiheit, dont les deux numéros furent interdits par René Blum.26 Harcelé par la Justice luxembourgeoise, Emmanuel Cariers s’expatria, prit la nationalité allemande et s’engagea comme volontaire à la Wehrmacht. Il revint en uniforme allemand le jour de l’invasion du pays et participa sous les ordres du Major Beck à la fondation de la « Volksdeutsche Bewegung », s’illustrant dans la chasse aux porteurs d’insignes patriotiques et dans les agressions contre les juifs. Il rejoignit ensuite la France occupée, où il fut signalé pour la dernière fois en 1944.
Pierre Cariers ne partageait pas les opinions de son fils, il entretenait des relations avec le père jésuite Muckermann qui avait choisi l’exil. Il affirma qu’il avait coupé les vivres à son fils et qu’il avait averti le Premier ministre sur ses agissements. Il fit néanmoins appel à son fils en mai 1940 pour obtenir la libération de l’abbé Esch, arrêté par l’armée allemande, et pour faire reparaître le Luxemburger Wort après une semaine d’interruption. « Herr Esch dankte mir und meinem Sohne wiederholt und in bewegten Worten. »27 Selon un rapport du Sicherheitsdienst (SD) de juin 1940, Cariers père était prévu comme responsable du supplément destiné aux paysans d’un journal pro-allemand projeté par les services du major Beck. Le SD ajouta: « Cariers senior ist rein klerikal eingestellt. »28
Pierre Cariers dit avoir convaincu la direction du Wort d’engager Marcel Fischbach comme journaliste, « [den] ich in unverbrüchlicher Freundestreue, unmittelbar noch vor der Machtübernahme durch die deutsche Zivilverwaltung, an die Stelle im ‘Lux. Wort’ gebracht, wo er heute steht ! »29 En septembre 1940, quand Origer, Esch et Grégoire furent arrêtés, Cariers se serait senti solidaire d’eux : « Mein anfängliches Vorhaben, meine Entlassung zu nehmen, wurde mir von einigen angesehenen Luxemburgern widerraten, weil sonst ein Luxemburger Vertrauensmann weniger in der Redaktion sei. »30 Les nazis lui proposèrent de faire de son Herdfeier le Gaublatt für Jungbäuerinnen. « Die Verhandlungen zerschlugen sich an meinem Feststehen zu meinen religiösen und heimatlichen Überzeugungen. »31
Cariers avait gardé le silence en juin 1940, quand le maréchal Pétain prit le pouvoir en France. Son jeune protégé, le Dr. Marcel Fischbach, rédigea l’éditorial du 18 juin 1940. Celui-ci insista sur la nécessité d’ouvrir l’économie luxembourgeoise aux grands espaces en voie de constitution. L’auto-suffisance ne pourrait pas être la solution et la doctrine économique des nazis offrirait toutes les garanties nécessaires pour concilier l’initiative privée et l’intérêt commun.32 C’était une réponse à peine voilée aux conceptions étriquées de Cariers.
Le 12 septembre 1940 Cariers fit l’éloge de la politique paysanne allemande et justifia l’ordonnance du Gauleiter sur le non-rachat des terres agricoles, premier pas vers la réalisation du « Erbhof ». « Sein Führer wusste, denn er hatte es mit genialem Blick erkannt, dass die Bauernfrage für Deutschland eine Schicksalsfrage sei. Eine neue Auffassung vom Boden und vom Bauerntum muss sich anbahnen. Diese neue Auffassung hat in Luxemburg ihren Niederschlag bereits gefunden in einer Verordnung des Gauleiters, die sich gegen die Bodenspekulation wendet und den heiligen Bauernboden von der Habgier eines gewissenlosen und in seinen Ansprüchen hemmungslosen Kapitalismus schützt. »33
Le 14 septembre Cariers apporta sa contribution personnelle à la campagne anti-juive. Sous le titre « Wessen sie fähig sind », il remit en mémoire un incident, dont il aurait été le témoin en 1923. Un commerçant juif aurait refusé de donner des annonces à la Luxemburger Volkszeitung à cause des attaques contre les juifs publiées par le journal douze années plus tôt. Cariers se serait alors adressé au rabbin Fuchs. « Die Juden aber boykottierten weiter die ‘Volkszeitung’ […] bis das Zeitungsunternehmen geschäftlich nicht mehr tragbar war. »
Le 18 septembre Cariers loua les bons côtés des restrictions alimentaires: « Das sind ja gerade die starken Menschen, welche nicht in Üppigkeit und in Genusssucht ihr Leben hinbringen, sondern es in starker Selbstbeherrschung und in Opferbereitschaft einsetzen für eine grosse Idee. »
Le 24 octobre il évoqua la démolition de la « Gëlle Fra », le monument érigé en souvenir des soldats luxembourgeois morts pour la France, et rappela un autre épisode de son expérience de rédacteur en chef : « Die ‘Luxemburger Volkszeitung’ war damals die Chorführerin der Stimmen, welche Bedenken dagegen erhoben. »
Il proclama la fin de l’ère démocratique et la réalisation du « Führerprinzip », appela à abandonner toute neutralité et à rallier le nouveau régime, présenta le « Reichsarbeitsdienst » comme une institution exemplaire.34
Cariers anima les pages culturelles du samedi par de volumineuses études ethnographiques : « Heimatliche Volkstänze » (25.1.1941), « Luxemburger Siedler in Siebenbürgen » (1.2.1941), « Luxemburger Heimatleben in Siebenbürgen » (8.2.1941), « Es klappert die Mühle » (1.3.1941), « Eine Dorfchronik erzählt aus alten Tagen » (8.3.1941), « Einem Helden der Heimat zum Heldengedenktag » (15.3.1941), article écrit à la gloire de Jean l’Aveugle. D’autres auteurs autochtones contribuèrent au succès de la page culturelle, Marcel Fischbach (« Aus alten Bauernhäusern, eine volkskundliche Darstellung », 18.1.1941, « Das heimische Braugewerbe », 8.2.1941, « Romantisch-realistische Malerei, eine Ausstellung des heimischen Künstlers Rabinger », 15.2.1941), Paul Leuck (« Der Unfried, Erzählung aus den Bauernkriegen », 5.1.1941, « Heimatkünstler in Raum und Zeit », 10.5.1941), Viktor Delcourt (« Dichter unserer Heimat », 17.5.1941), Joseph Hess, Tony Kellen.
Ce qui surprend dans ces articles c’est l’usage inflationniste du mot patrie, « Heimat », avec des variations comme « heimisch », « heimatkundlich », « Heimatkünstler ». On pourrait y déceler une forme de patriotisme, si ces articles n’avaient pas été publiés au vu et au su de l’occupant, mis en page avec un éclat particulier dans une presse alignée. C’est le rédacteur en chef allemand du Luxemburger Wort, le Dr Glass en personne, qui avait indiqué la direction à prendre, par des études sur Nikolaus Hein, Nikolaus Welter, Josef Goerres.35 Les hommes du Gauleiter étaient convaincus qu’il suffisait de gratter le vernis de culture française pour libérer la véritable âme luxembourgeoise qui ne pouvait être qu’allemande.
En mai 1941 les événements de la guerre reprirent le dessus et la répression devint plus sévère. Les pages du Luxemburger Wort devinrent de plus en plus vides et ennuyeuses. Les articles personnels se firent plus rares, la presse se limita à reproduire les comptes-rendus militaires et les ordonnances du Gauleiter. L’occupant supprima peu à peu la plupart des journaux et regroupa les journalistes restants. Paul Leuck changea de métier et trouva un poste de responsable dans l’Administration du Travail. Marcel Fischbach écrivit des articles économiques jusqu’en décembre 1941 et fut arrêté en mai 1942 suspecté d’avoir eu des relations avec Petit, le chef de la LPL.
Cariers resta jusqu’à la fin. Il se limita à la question paysanne, s’attacha à remettre en mémoire les coutumes anciennes, les veillées nocturnes auprès du feu ou les travaux gratuits fournis par les voisins lors de la construction d’une maison, tira des parallèles avec le travail des « Ortsbauernführer », évoqua die « Entartung und Aufartung des bäuerlichen Kulturgutes », déplora la disparition de l’esprit de soumission volontaire. Dans un article de mai 1942 il ne put cacher sa tristesse : « Vor einem Jahr sprach ich einem Oeslinger Bauer davon, unsere alten Uchten in einem neuen Gewande wieder entstehen zu lassen. Seine Antwort war spontan und kurz : Lass diese alten Sachen nur bleiben. »36
Il resta fidèle à lui-même, à ses convictions les plus profondes, à ce qu’il considérait comme le « Heimatgedanken », ce patriotisme du terroir compatible avec le « Reichsgedanken », fidèle aussi à un certain catholicisme, un catholicisme punitif et antilibéral. Il essaya de trouver une synthèse entre son conservatisme et le nazisme. Il ne réussit pas à ranimer l’ancienne communauté villageoise et l’autarcie resta un mythe. Dans le grand espace économique allemand on n’assista pas à un retour à la terre, ce que Fischbach avait compris avant lui. On peut dire que Cariers se trompa lourdement.