But is it art ? Que l’infatigable Serge Tonnar réunisse ses copains artistes dans son concept de performances transmises « live aus der Stuff » via streaming est certes divertissant pour les milliers de followers – mais est-ce de l’art ? Certainement pas. Les sessions quotidiennes peuvent tout au plus être un rappel que le monde de la culture existe et que les artistes sont autant confinés que les coiffeurs, les professeurs de yoga, les fonctionnaires de l’Administration des contributions directes ou les garagistes. Et qu’ils continuent de travailler, de répéter, de faire des films ou d’écrire. Et c’est déjà bien. Mais malgré l’enthousiasme généralisé pour cette initiative, comme d’autres, de troupes ou de théâtres municipaux, de diffuser des captations de pièces ou de créations chorégraphiques des saisons passées, il faut pouvoir rappeler qu’il ne saurait jamais s’agir là que de placebos.
Premièrement, parce que la qualité est souvent carrément merdique. La qualité sonore tout comme la qualité de l’image, car ces Live aus der Stuff sont réalisés par les intéressés eux-mêmes, comme le nom l’indique, dans leur salon, à l’aide d’un téléphone portable. Alors il y a ceux qui savent qu’il faut tenir le téléphone à l’horizontale et éviter les bruits parasites dans l’espace durant leur performance, et ceux qui sont tellement excités à l’idée de dire coucou au monde entier que ça part dans tous les sens. On se met à rêver du jour où les techniciens son et lumières, les camera(wo)men et autres professions intermédiaires reviendront. Aussi les metteurs en scène et les curateurs, qui font des choix et définissent une forme. Car une fois que certains des performeurs d’un jour croient avoir l’attention du public, ils racontent leur vie, leurs considérations sur « comment la vie ne sera jamais plus la même après le Covid », ou leur gratitude pour Serge et ne se rendent pas compte que le spectacle a des codes, établis en plusieurs siècles de production culturelle. Des fois, on se croirait dans les pages Mywort, où des enfants dessinent pour leurs grands-parents confinés et leur envoient tout leur amour. La meilleure volonté du monde ne fait pas du grand art. Gutt gemengt ass schlecht gemaach disent les Luxembourgeois.
Deuxièmement, parce que les sessions passent par la plateforme Facebook, qui phagocyte la production culturelle depuis une décennie en volant toute production intellectuelle sans payer de droits d’auteur. Mark Zuckerberg sera un des grands gagnants du lockdown du monde culturel en comptabilisant les centaines de millions de clics que ses utilisateurs génèrent. Ainsi, ce qui devait être une tentative de faire exister la culture indépendante se voit réduit en clickbait. Le public regarde l’offre d’animation d’un œil, en faisant la vaisselle ou son sport, en jouant avec les enfants ou en rangeant le salon, sur un écran minuscule via un réseau de streaming saturé et les interruptions qui vont avec. En plus, on est invité à réagir en live, ce qui fait exploser les sections de commentaires stupides fait d’émoticônes ou de « bravos ! » distraits. Le spectacle numérique ne fonctionne que là où les créatifs jouent avec le médium, en utilisent tous les ressorts de la distance et de l’interactivité.
Gemeinschaft Et c’est là qu’on se souvient que le spectacle vivant est avant tout une expérience commune. On vibre dans une grande salle de spectacle parce qu’on est ensemble à écouter un texte ou de la musique, à admirer le décor et les acteurs. Aller au spectacle, que ce soit au théâtre, à la danse ou au concert, c’est partager un moment intense où on retient son souffle parce que trente, mille ou 6 000 personnes sont accrochées aux lèvres d’une actrice ou à un solo de guitare. Tout cela, c’est évident, reste interdit pour plusieurs mois encore. Avec les festivals de Cannes ou d’Avignon, les festivals de musique et les saisons théâtrales annulés pour cause de règles de distanciation sociale, les artistes souffriront non seulement symboliquement, mais aussi et surtout économiquement ces prochains mois. Les fonds collectés par les streamings (un peu plus de mille euros pour Maskénada, du même ordre de grandeur chez la Volleksbühn, à ce qui s’ajoutent les subsides du Focuna et du ministère) ne constituent qu’un cautère sur une jambe de bois.