Dan Kersch se montre décidé. Quand le vice-Premier ministre socialiste et ministre du Travail et de l’Emploi s’adresse pour la deuxième fois en trois semaines via visioconférence au grand public ce mardi, il revendique à plusieurs reprises ses convictions de gauche. Il veut représenter un État fort, qui protège les salariés, surtout des couches sociales les plus modestes, et ne tolère aucun abus de la part des employeurs qui tenteraient de détourner les mesures sociales, mises en place pour éviter que les travailleurs et travailleuses tombent dans la précarité. « Dès que j’entends parler d’abus et qu’on me donne des noms, j’envoie l’Inspection du travail et des mines (ITM). Et dès qu’elle constate une fraude, je transmets le dossier au Parquet », affirma-t-il dans un ton sec et coupant.
Le principal instrument de stabilisation des revenus (et donc du pouvoir d’achat) des salariés est le recours au chômage partiel, qui leur assure, sans travailler, un revenu de 80 pour cent de leur salaire (jusqu’à un plafond de 5 363 euros). Le 27 mars, Kersch avait trouvé un accord avec les syndicats LCGB et OGBL ainsi qu’avec l’UEL qui garantit que personne ne touche moins que le salaire social minimum (SSM, soit 2 142 euros). Dès l’annonce de la mise en place pour cause de pandémie de cet outil introduit dans les années 1970, au début de la crise de la sidérurgie, c’était le rush des demandes. Car l’état de crise décidé par le gouvernement a forcé la majorité des entreprises à arrêter ou au moins de réduire leurs activités
Kersch a donné pour instruction à son administration de traiter ces demandes rapidement et de manière flexible et pragmatique, en payant des avances théoriques sur base du salaire moyen pratiqué dans l’entreprise, et de faire le travail de bénédictin des décomptes par la suite. Les fonctionnaires s’y appliquent en de longues journées de télétravail. Pour mars et avril, presque 10 000 entreprises ont ainsi eu recours au chômage partiel, pour 180 000 salariés. Ce qui correspond à une dépense de presque 400 millions d’euros à imputer au Fonds pour l’emploi. Soit la moitié de la somme budgétisée pour le Fonds cette année, qui est essentiellement alimenté par l’impôt de solidarité ; dans le budget pluriannuel, onze millions d’euros étaient prévus pour le chômage partiel en 2020.
À cela s’ajoutent les congés extraordinaires pour raisons familiales, auxquels peuvent avoir recours ceux qui ont des enfants à garder ou des parents vulnérables dont ils s’occupent. La Caisse nationale de santé a reçu 25 000 de ces demandes depuis le début de la crise, pour une valeur estimée à plus de 300 millions d’euros. Et il y a les congés de maladie dus au Covid-19, aux quarantaines préventives ou à la peur d’aller travailler. Par contre, ceux qui sont de service, dans les secteurs systémiques comme la santé et les soins, doivent travailler beaucoup plus ; la loi permet désormais des journées de douze et des semaines de soixante heures. Quinze de telles demandes concernant 4 000 salariés ont été accordées.
Le Luxembourg peut être fier de son système social, qui, contrairement à des pays en voie de développement et leur économie parallèle très développée (qui s’est arrêtée net avec les confinements), ou aux États-Unis (22 millions de nouveaux chômeurs en un mois), protège les salariés en temps de crise. Et prévoit des ponts permettant d’enjamber les gouffres conjoncturels. Mais Dan Kersch a une vision du monde très binaire : les gentils salariés et les méchants patrons, les bons secteurs de la construction ou de la restauration et les méchants de la finance, de l’assurance ou de l’immobilier (dont les demandes ont été refusées parce qu’ils ne sont pas – encore – jugés en crise). En persistant et en signant dans sa conviction (« je m’excuse pour beaucoup de choses dans la vie, mais pas pour mes convictions ») que les indépendants roulent sur l’or, il s’est mis tout un pan de la société à dos : des petits avocats qui débutent au SSM à ceux qui ont osé se lancer dans l’entrepreneuriat. Dans une lettre commune de l’artisanat, de l’horeca et du commerce, ces indépendants (21 000 non-salariés, dont 18 000 gagneraient moins de 4 000 euros par mois) s’indignent de cette « gifle humiliante, indigne d’un ministre du gouvernement » et demandent réparation. Et des actes, comme être traités sur un pied d’égalité avec ceux qui ont un lien de subordination avec un patron. À Dan Kersch de définir désormais ce qu’il entend vraiment par « solidarité économique ». Et de dire si le coiffeur, le libraire ou le menuisier ont le droit d’être protégés eux aussi lorsque l’État leur interdit le droit fondamental de faire commerce.