« Je n’ai pas le moindre doute que les critères fixés par l’État s’appliqueront à nous ! » Mike Koedinger, le fondateur et toujours CEO de l’empire Maison Moderne, salue le règlement adopté par le gouvernement en conseil vendredi dernier, 9 décembre, qui introduit un « régime de promotion transitoire de la presse en ligne », ouvrant la possibilité, pour les médias en ligne, s’ils remplissent un certain nombre de conditions, de toucher une somme forfaitaire de 100 000 euros annuels. Certes, le gouvernement Bettel/Schneider/Braz avait annoncé une réforme plus fondamentale du système de soutien financier à la diversité dans les médias introduit sous le précédent gouvernement libéral, dirigé par Gaston Thorn, en 1976. Mais face à l’opposition virulente des éditeurs, qui craignaient de voir diminuer leur part du gâteau, Xavier Bettel a fait marche arrière et remplacé une modification de la loi qui devait, avait-il été annoncé, être budgétairement neutre pour l’État, par un prolongement du système d’aide sur un nouveau type de média. Un subside annuel supplémentaire basé sur le constat que « la presse en-ligne joue un rôle enrichissant pour le pluralisme des médias » au lieu de la politique d’austérité annoncée et qui risquait de menacer plusieurs petits titres pour lesquels l’aide à la presse est un élément essentiel de l’équilibre budgétaire.
« La formule idéale d’une réforme qui valorise la presse en ligne aurait permis de combiner la presse papier et numérique », affirme Richard Graf, le gérant de la coopérative qui édite l’hebdomadaire Woxx, une petite équipe qui doit constamment faire le grand écart entre la lenteur d’un journalisme de fond et d’analyse et la rapidité d’Internet – sur son site, sur les réseaux sociaux...
À qui la réforme prévue va-t-elle servir en premier ? Est-ce une réforme faite sur mesure pour Paperjam.lu, le site Internet d’information économico-politique du groupe Maison Moderne ? Mike Koedinger ne veut pas se prononcer sur cette question, mais répond qu’elle est certainement la conséquence d’un constat : que dans le contexte de la promotion du « Luxembourg digital », quelque chose clochait de ce côté-là. Et qu’il y avait, dans un paysage médiatique en évolution, un éditeur qui était complètement ignoré. Après deux décennies d’existence, Maison Moderne occupera, en janvier 2017, une centaine de personnes, dont 18 journalistes ayant une carte de presse. « J’ai simplement compté les cartes de presse et n’ai trouvé que logique que la maison d’édition ait sa place au Conseil de presse », affirme Paul Peckels, le directeur de Saint Paul Luxembourg et président du Conseil de presse, qui a promu cette ouverture (contre un certain nombre de résistances). Maison Moderne a fait son entrée à l’instance de contrôle du métier en septembre de cette année et ce fut comme une première reconnaissance officielle de la part de ses pairs.
Pour toucher les 100 000 euros annuels forfaitaires, un éditeur doit assumer la responsabilité du site et disposer d’une rédaction d’au moins deux journalistes. Le contenu doit être « original et de qualité », porter sur l’actualité politique nationale et internationale, être d’intérêt général et mis à jour en permanence. En outre, son but premier ne doit pas être publicitaire et les espaces des commentaires doivent être modérés par l’éditeur (afin d’éviter les dérives haineuses). L’aide ne doit pas représenter plus de la moitié du chiffre d’affaires du média internet – qui doit donc récolter lui-même au moins 100 000 euros par an. Selon la dernière étude Ad’Report de 2015, Internet (tous sites confondus) a récolté l’année dernière 10,4 millions d’euros de recettes publicitaires (une progression de presque cinq pour cent sur une année), contre 10,1 millions pour les hebdomadaires (plus 8,47 pour cent) et 12,3 pour la télévision (moins 2,3 pour cent). Le budget d’État prévoit 450 000 euros pour cette aide à la presse en ligne en 2017 (contre 7,4 millions pour la presse papier), le gouvernement part donc de l’hypothèse que quatre titres (et demi) y auront droit. La grande question du moment est : qui ?
Tout dépendra de l’interprétation et de l’application des critères. Le premier étant la définition de « contenu original ». Est-ce que ne seront pris en compte que les textes et autres contenus qui seront créés explicitement pour le média internet en question ou est-ce que le reformatage et la rédaction de contenus réalisés en premier lieu par exemple pour un journal papier, une radio ou une chaîne de télévision, est accepté ? La question se pose notamment pour rtl.lu, dont le site touche désormais une audience plus large que RTL Télé Lëtzebuerg – 136 800 visiteurs par jour ou 27,4 pour cent de la population, contre 115 600 spectateurs ou 23,1 pour cent de la population au deuxième trimestre, selon l’Étude Plurimedia de TNS-Ilres. Luc Marteling, le responsable de rtl.lu, a répondu au Land que RTL n’allait probablement pas demander cette aide. Saint-Paul Luxembourg par contre va prévisiblement soumettre des demandes pour le site du Wort en anglais – 10 000 visites par jour pour une communauté estimée à 70 000 anglophones – et pour son offre en portugais.
Comment définir par ailleurs un « contenu original », notamment au regard des communiqués et des advertorials publiés par exemple sur Paperjam.lu, et que Mike Koedinger compare aux pages loisirs ou mots croisés des grands journaux… Seront-ils acceptés ou bannis, comme l’est la publicité classique dans les médias ? Une « commission presse en ligne », qui sera instaurée auprès du ministère des Médias et des communications, aura la charge d’évaluer le respect des différents critères. Le ministre en charge Xavier Bettel (DP) veut qu’elle soit flexible et légère, contrairement aux fonctionnaires qui doivent fastidieusement contrôler le nombre de pages que consacrent les journaux aux contenus originaux afin de calculer l’aide à la presse.
L’arbre qui cache la forêt Derrière la discussion sur le financement des médias se cache en fait un grand débat sur le contenu, qui n’est guère mené au Luxembourg. Comment les médias numériques et les réseaux sociaux changent-ils la manière des citoyens de consommer les médias, mais aussi les méthodes des journalistes de faire leur métier ? Les sites comptabilisent en temps réel les visites, les contenus partagés ou aimés sur les réseaux sociaux, bref, l’intérêt du public pour un sujet ou un papier. Sur Paperjam.lu ce mercredi, l’élément le plus populaire était un reportage photo d’un événement du business club maison au Freeport au Findel – or, générer les clics en publiant un maximum de photos sur lesquelles se reconnaît le public est exactement ce que fait la presse locale depuis des décennies. « Bien sûr que le journalisme change, affirme Mike Koedinger, le numérique permet de présenter un sujet de manière beaucoup plus vaste », avec des graphiques originaux, des éléments vidéo, des liens vers d’autres contenus sur le même sujet. Actuellement, Maison Moderne travaille avec le directeur artistique allemand Sven Ehmann, connu pour sa collaboration au très pointu Gestalten Verlag, qui aide à « améliorer le storytelling » des médias de Maison Moderne. Le site internet produit, selon l’éditeur, désormais plus de contenu que les produits imprimés de la maison, avec notamment une newsletter envoyée deux fois par jour à 30 000 abonnés.
Au Luxemburger Wort, vieille dame du journalisme au grand-duché, un exercice similaire a eu lieu cette année pour le journal papier, en collaboration avec la Sächsische Zeitung de Dresde, appelé Lesewert. Avec un stylo numérique, quelque 200 abonnés participant au projet ont scanné tous les jours les articles qu’ils lisaient, jusqu’où ils les lisaient, par où ils commençaient la lecture et ainsi de suite. Les rédacteurs du journal avaient accès en temps réel au comportement des lecteurs, à leur enthousiasme pour ou à leur rejet d’un sujet ou d’un papier. Les résultats viennent d’être analysés : les sujets les plus populaires sont ceux qui touchent le plus grand nombre de gens. Comme cette série sur l’embauche d’une femme de ménage au noir et ses possibles conséquences, les articles sur les radars ou sur les tousseurs à la Philharmonie. La grande question est alors : que fera la rédaction en chef avec ces résultats ? Est-ce que les journalistes ne devront plus écrire que sur ce qui est populaire et éviter des sujets plus ardus comme la réforme constitutionnelle ou le budget d’État ? « Nous en tirons surtout des conséquences sur la formation de nos journalistes », promet Paul Peckels, des journalistes qui recevront un coaching de la part de la Sächsische Zeitung sur comment mieux écrire, améliorer ses titres, son accroche ou mieux choisir son angle d’attaque.
Pas de doute, le journalisme est en crise. La récente affaire Lunghi/Schram n’en fut que l’exemple caricatural d’un média voulant faire monter son taux d’audience et générer du trafic rapide sur son site en créant un scandale, avec des méthodes de montage douteuses. Et comme toujours quand un métier est en crise, il essaie de limiter les dégâts en promettant un meilleur autocontrôle : RTL Group a annoncé la mise en place d’un « comité d’éthique » interne, le Conseil de presse la création d’un groupe de travail qui se penchera sur les conséquences à tirer de cette affaire qui a entraîné deux démissions en haut lieu. Faut-il (enfin) introduire une formation aux médias dans les écoles ? Comment mieux encadrer les journalistes au sein de leur rédaction ? Qu’en est-il de l’application de la responsabilité en cascade prévue par la loi ? Actuellement, le Conseil de presse compte 506 « journalistes professionnels » – donc ayant une carte de presse –, dont 72 stagiaires (durant les deux premières années dans le métier). Ces journalistes signent le code de déontologie du Conseil de presse et suivent des cours de formation obligatoires. Mais le plus grand nombre de plaintes soumises à la commission interne, présidée par un ancien juge, concernent les médias du groupe de Jean Nicolas, notamment Lëtzebuerg Privat, sur lesquels le Conseil de presse n’a pas prise. D’autres plaintes récurrentes concernent des reproches de plagiat d’articles entre journalistes, pour lesquelles la commission ne s’estime pas compétente.
Pourtant, malgré les reproches d’être partiale ou « élitiste », le soupçon de collusion avec le pouvoir politique ou économique, la pression des commentateurs si rapides à déclencher un shitstorm sur les réseaux sociaux, la manipulation par les algorithmes des grands sites comme Facebook ou Google, les spins des communicateurs et les créateurs de fausses nouvelles, la presse reste incontournable dans le jeu démocratique. Quoi qu’on y fasse, son rôle reste d’expliquer le monde de plus en plus complexe. Selon la dernière étude Eurobaromètre (publiée par le Statec en mars de cette année), 62 pour cent des Luxembourgeois font toujours confiance à la radio, 56 pour cent à la presse écrite et 52 pour cent à la télévision. C’est plus qu’au gouvernement (51 p.c.), au parlement (47 p.c.) et aux partis politiques (25 p.c.). Les éditeurs doivent être conscients qu’ils ne peuvent se baser que sur la crédibilité de leurs contenus pour survivre. Et que cette crédibilité est fragile, si fragile, quel que soit son support ou sa forme.