La liberté d’expression et les droits de la presse bafoués, ce sont des termes que l’on associe à la Russie, à la Chine, à la Corée du Nord peut-être, mais peu de gens les rapprocheraient du Luxembourg. Pourtant, c’est pour violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, celui qui garantit la liberté d’expression, mais aussi pour violation de l’article 8 concernant le droit de la vie privée et familiale, que la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg a condamné, le 18 avril dernier, le Luxembourg, dix ans après une condamnation similaire dans l’affaire Roemen/ Schmitt contre Luxembourg, qui concernait elle aussi une perquisition définie comme « inopinée » par les juges de Strasbourg.
En cause dans ce qui s’appellera désormais dans la jurisprudence européenne « l’affaire Saint-Paul Luxembourg S.A. contre Luxembourg », un article dans l’hebdomadaire lusophone du groupe, Contacto, paru en décembre 2008, sur les familles s’étant vues retirer la garde de leurs enfants (enfants dont les noms furent cités) et critiquant aussi bien les services de l’État en charge de la gestion de ces mesures, le Scas, ainsi qu’un assistant social cité lui aussi nommément. S’en suivit une information judiciaire contre l’auteur de cet article pour violation de la législation relative à la protection de la jeunesse ainsi que pour calomnie et diffamation, en janvier 2009. Fin mars 2009, un juge d’instruction émet une ordonnance de perquisition et de saisie au siège de la société éditrice, ordonnance qui est exécutée le 7 mai 2009 par la police. Leur but : définir le nom de l’auteur de cet article – un article signé par le vrai nom du journaliste, rédacteur employé du journal ! La police note dans son rapport que la perquisition s’est déroulée sans aucune pression, que le journaliste a collaboré et remis ses cahiers de notes et les fichiers électroniques ayant servi à la rédaction de son papier de son plein gré aux policiers, le tout « sans pression, dans une ambiance cordiale et respectueuse ».
Or, les documents en question auraient pu servir sans aucune difficulté à remonter à toutes les sources du journaliste, dans cette affaire comme, qui sait, dans d’autres pour lesquelles il aurait pris des notes dans ce cahier. Saint-Paul Luxembourg essaiera de faire annuler l’ordonnance de perquisition et de saisie, sans succès ; elle perdra devant toutes les instances, y compris la cour d’appel. C’est pour cela qu’elle s’est tournée vers Strasbourg, où elle obtint raison – à juste titre. Car la perquisition d’une rédaction n’est pas une broutille. Ici, notent les juges, l’ordonnance n’était pas assez restreinte à l’objectif visé et la perquisition était disproportionnée par rapport au but recherché. Et, avait souligné la requérante dans sa plainte, elle cherchait à intimider le journaliste. Le jugement n’est pas étonnant, mais il est essentiel pour remettre la hiérarchie des valeurs en place : depuis la réforme de la loi sur la liberté d’expression dans les médias, en 2004, la législation luxembourgeoise garantit la protection des sources (article 7) comme une des valeurs fondamentales du métier – seuls les informateurs qui savent que leur anonymat est assuré vont parler à la presse. L’actualité faite d’affaires comme le procès Bommeleeër, les enquêtes autour du rôle du Service de renseignement et autres trafics d’influence et conflits d’intérêts prouve à quel point une presse libre est essentielle pour le fonctionnement de la démocratie, à quel point ses investigations aident à élucider le fonctionnement défectueux d’un État qui se veut de droit. Toutes ces révélations n’ont été possibles que parce que des journalistes et leurs médias font leur métier.
Car il en va aussi de l’intérêt public : au-delà du droit de la presse d’exercer son métier, il y a aussi et surtout le droit du public – donc des citoyens – de savoir. « Ce droit de savoir comme accélérateur de la prise en main de leur destinée par les peuples, alors que la crise en cours ne cesse de les en dépossèder, » le définit Edwy Plenel du site de journalisme d’investigation Mediapart, auteur du livre Le droit de savoir. Le jugement de Strasbourg va encore bétonner ce droit de base. Dans une époque où une médiatrice a besoin d’un médiateur et où les mesures pour l’emploi licencient des gens, ce petit b-a-ba des droits du quatrième pouvoir peut être utile.