d’Lëtzebuerger Land : Le 8 mars s’est terminée la troisième édition du Discovery Zone – Luxembourg City Film Festival. Quels sont les films que vous avez pu voir et apprécier ? Et quel est votre bilan de ce festival, aura-t-il une quatrième édition ?
François Biltgen : Malheureusement, mes charges dans d’autres domaines ne m’ont pas permis de voir des films cette année, j’ai seulement pu assister à l’inauguration du festival. Néanmoins, d’après ce que j’ai lu et entendu, il y avait beaucoup de public cette année. Même trop parfois, de façon à ce que certains cinéphiles intéressés n’aient pas pu assister aux avant-premières luxembourgeoises, faute de place – ce que je regrette. Je redis ici ce que j’ai dit lors de l’ouverture : je crois que nous tenons, avec le Discovery Zone, la bonne formule pour un festival luxembourgeois de cinéma. Là où la précédente version, le DirActor’s Cut, était un cinéma pour le tapis rouge, celui-ci est fait pour les salles obscures et pour voir des films. En tant que ministre responsable ensemble avec Octavie Modert de la production audiovisuelle, je ne peux donc que me réjouir que nous ayons désormais un tel festival.
D’ailleurs, les services du Film Fund y ont été présents et l’ont soutenu financièrement (avec 10 000 euros, ndlr.), certes à une moindre mesure que le ministère de la Culture et la Ville de Luxembourg (150 000 euros chacun, ndlr.), parce que nous estimons qu’il est essentiel que le film luxembourgeois trouve son public. Il est donc normal qu’il ait sa place dans un tel festival, à voir comment nous pourrions encore mieux l’intégrer dans une telle programmation. L’année prochaine sera d’ailleurs une bonne occasion pour cela : le festival Discovery Zone sera alors à nouveau combiné avec le Lëtzebuerger Filmpräis, avec aussi, par exemple, un prix du public pour le meilleur film luxembourgeois, une idée qui me tient très à cœur.
Ces derniers mois, pour votre deuxième mandat à la maison de Cassal, vous avez lancé un certain nombre de réformes dans le domaine des médias, par exemple celle du financement du secteur du cinéma, où les certificats d’investissement (Ciav) sont abolis au profit d’aides financières directes (100 millions d’euros en trois ans), et en parallèle, une réforme de la gouvernance du Film Fund. S’agit-il d’une volonté de relancer la production audiovisuelle, vingt ans après ses débuts balbutiants ?
Les Ciav ne sont pas abolis à proprement parler. On fait un phasing out qui s’étire sur trois ans, les producteurs ne signent simplement plus de nouveaux certificats. Il s’agissait là d’un instrument purement économico-financier, si je puis dire, qui avait pour principal objectif de créer des emplois dans le cinéma, sans égards au contenu – d’ailleurs, les très grosses coproductions laissaient parfois à désirer de ce côte-là. Si on peut donc parler de relance, ce serait en ce qui concerne les contenus, car avec le nouveau système, tous les films qui soumettent une demande d’aide sont analysés selon les mêmes critères, selon le système à points, que nous avons adapté et qui exige que des professionnels locaux soient engagés à des postes-clés, que le film soit tourné en majeure partie ici et qui valorise les contenus luxembourgeois, aussi pour les coproductions internationales. Cela peut donc vraiment faire avancer le cinéma luxembourgeois.
En outre, nous exigeons désormais du producteur d’un film qu’il prévoie aussi un plan marketing pour son œuvre. Nous ne voulons plus que soient produits des films pour les tiroirs des producteurs, mais nous voulons que le public puisse les voir. À eux donc de nous dire, dès la demande d’aide, quel public ils visent avec quel film et comment ils comptent l’atteindre. Ça ne doit pas toujours être Cannes ou Berlin, un film ne doit pas forcément aller aux plus grands festivals. Mais regardez House of boys de Jean-Claude Schlim : ce film, qui a d’ailleurs reçu un Filmpräis chez nous, tourne depuis des années dans des festivals très ciblés, de niche, et a tout pour devenir culte. C’est très bien.
Plus de contenu luxembourgeois, cela ne veut pas dire que nous n’allons plus faire de coproductions internationales. Mais nous allons viser une plus grande qualité artistique et valoriser le côté national. J’ai expliqué aux producteurs lors de la Berlinale, où nous nous rencontrons chaque année, que nous ne tenons pas absolument à faire des films avec leurs collègues français, qui ont une certaine pression de la part de leurs techniciens (voir page 25, ndlr.) actuellement, se plaignant des « délocalisations » des tournages en Belgique ou au Luxembourg. Pour moi, il ne faut pas produire coûte que coûte avec la France. Produire des contenus luxembourgeois et avec des acteurs luxembourgeois par contre si.
Au niveau du développement du secteur, j’ai en outre lancé l’idée de faire un BTS des métiers littéraires en rapport avec le cinéma, comme par exemple scénariste, et pourquoi pas aussi critique de cinéma, que le Lycée classique de Diekirch serait intéressé à accueillir.
Un des points sensibles du projet de loi sur la réforme du Film Fund, qui est actuellement discuté à la Chambre des députés, se situe au niveau de la gouvernance : le conseil d’administration sera rétréci à trois membres, tous fonctionnaires, qui décideront désormais de la stratégie uniquement, alors qu’un comité d’évaluation analysera le budget et le scénario, mais la décision sur un financement ou non d’un film dépendra uniquement du directeur du Film Fund, qui peut mais ne doit pas forcément suivre l’avis de ce comité. N’est-ce pas un peu trop de pouvoir pour une seule personne ?
Je crois que non. Et comme j’ai moi-même écrit ce passage sur la structure de la prise de décision, je peux vous assurer que ce n’était pas du tout ma volonté. Au contraire : vous imaginez que le directeur prenne une autre décision que celle proposée par le comité d’évaluation ? Cela s’ébruiterait immédiatement et ferait naître une pression énorme. L’objectif de cette gouvernance était de créer une instance vraiment indépendante, composée uniquement de personnes compétentes dans le domaine, et de lui accorder un rôle central. Donc tout dépendra de sa composition.
Jusqu’à présent, nous avions une loi sur mesure pour les producteurs de film. Mais le secteur est beaucoup plus large, il n’y a pas que les producteurs, mais aussi les réalisateurs, les scénaristes, les techniciens, les acteurs... Pour cette réforme, j’ai tenu à ce que tous ces « milieux concernés » soient consultés en amont. Et quand je vois à quel point les associations de professionnels s’impliquent désormais dans le débat, je constate qu’il y a un nouvel enthousiasme, même avant le vote de la nouvelle loi, parce que les gens ont compris mes objectifs. La création de la Filmakademie, qui réunit les différentes professions, est donc un pas de plus dans la bonne direction.
Une deuxième réforme concerne la régulation du secteur audiovisuel : dix ans après le projet avorté de créer l’Ari – l’Autorité de régulation indépendante –, vous avez déposé un projet de loi qui crée l’Alia, l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel, regroupant et complétant différents services de régulation, notamment le Conseil national des programmes et la Commission indépendante de la radiodiffusion. Cette réforme s’imposait-elle par les reproches de nos pays voisins que le Luxembourg abrite toujours une sorte de « pavillon pirate » en Europe, avec les programmes de RTL Group, que les différents régulateurs, notamment belge, soupçonnent de n’avoir choisi la licence luxembourgeoise que pour contourner leur législation sur les obligations des diffuseurs de programmes ? Et quelle est la différence avec le projet de 2002 ?
L’Ari était un mastodonte, un projet ambitieux qui aurait constitué une administration beaucoup trop lourde. Comme je suis toujours prêt à apprendre des choses, j’ai donc fortement élagué la nouvelle version, l’Alia. Sa mission sera le contrôle des programmes audiovisuels sous licence luxembourgeoise et il aura pour cela un certain nombre de sanctions à sa disposition, qu’il pourra décider à l’encontre de ceux qui ne respecteront pas la législation. Là aussi, un comité indépendant constitué de professionnels prendra les décisions, alors que le directeur et son administration instruiront les dossiers. Le Conseil national des programmes, représentant en quelque sorte les utilisateurs des médias, ne sera pas complètement aboli, mais aura un rôle consultatif. Je n’ai pas encore décidé de la composition de cet organe consultatif, mais je voudrais qu’il n’y ait plus de représentants des partis politiques. Et oui, bien sûr qu’il y a eu des pressions de nos pays voisins pour professionnaliser la régulation dans le domaine de l’audiovisuel.
La presse écrite traverse actuellement une grave crise économique, d’une part par la concurrence de la presse gratuite et de l’Internet, de l’autre aussi comme conséquence de la crise financière et de la chute du volume des annonces. Deux quotidiens, La Voix du Luxembourg et Point 24, ont cessé leur parution, le plus grand groupe de presse, Saint Paul Luxembourg, vient de lancer un plan social par lequel il licencie une soixantaine de personnes. Les demandes d’une réforme du système d’aide à la presse, notamment son augmentation ou son extension sur d’autres supports ou d’autres médias, comme les sites Internet, se font de plus en plus fortes. Comment suivez-vous cette crise ?
Le Premier ministre et moi-même avons récemment rencontré les éditeurs de journaux pour entendre leurs craintes et leurs revendications et nous sommes en train de les analyser et de voir comment y répondre. Ce qui est sûr, c’est que, dans le contexte actuel de crise et de restrictions budgétaires, le volume de l’aide à la presse ne va certainement pas augmenter. Mais nous scrutons aussi d’autres pistes de revenus pour la presse, comme celle des droits d’auteurs, qui n’ont jamais vraiment été abordés jusqu’à présent.
Je constate que la crise de la presse n’est pas aussi grave ici qu’à l’étranger, entre autres grâce aux mesures étatiques, qui soutiennent le pluralisme des titres. Certes, deux journaux ont disparu – mais il ne faut pas oublier qu’ils avaient été créés peu avant aussi. Le volume publicitaire total n’a pas baissé non plus, seulement la part de ce gâteau revenant à la presse écrite rétrécit. Nous avons une presse d’abonnement avant tout, mais l’on observe que le nombre de nouveaux abonnés chute. On peut considérer que les jeunes, consommateurs d’Internet et de presse gratuite surtout, ne s’abonnent plus à des journaux – aux éditeurs de s’adapter à cette nouvelle situation.
Vous l’avez évoqué un peu plus tôt : il y a actuellement une certaine pression vis-à-vis du Luxembourg, notamment en France, dont les techniciens du cinéma, mais aussi certains politiques, reprochent au grand-duché de faire de la concurrence déloyale en attirant des tournages de films ou en favorisant le livre électronique avec un niveau de TVA très avantageux (trois pour cent actuellement, taux qui sera aboli en 2015), et par là de nuire au secteur en France...
J’entends ces critiques, et je dois avouer qu’elles m’étonnent, parce qu’elles sont sans aucun fondement : nous ne cherchons pas à attirer des tournages coûte que coûte, mais si les producteurs viennent, c’est souvent parce que c’est plus facile ici, d’après ce que me disent ceux auxquels j’ai pu poser la question – et ce n’étaient pas que des Français. Il n’est pas possible que ce soit pour des velléités de dumping social, parce que les salaires sont plus élevés ici qu’ailleurs en Europe. D’ailleurs, la principale motivation de toute mon action dans le domaine des médias a toujours été de créer des emplois avec des salaires décents, de sortir les gens des statuts de « faux indépendants » sous-payés et précarisés – ce n’est pas pour rien, j’étais aussi ministre du Travail et de l’Emploi.
Je ne suis pas du tout sensible à ces critiques qui proviennent, et depuis toujours, de France, c’est une constante historique. Parmi tous les accords de coproduction que j’ai pu négocier, celui avec la France, que nous avons signé en 2001 à Cannes avec Catherine Tasca, était d’ailleurs un des plus durs à obtenir pour des histoires de résistances franco-françaises.
En ce qui concerne le livre électronique, je tiens juste à souligner que les Français ont été les premiers à introduire un taux préférentiel, nous les avons seulement suivis.
Pour rester sur le sujet de la TVA : en 2015 sera introduit le principe du pays destinataire du commerce électronique dans toute l’Europe, donc les clients payeront la TVA dans leur pays. Donc les recettes substantielles que le Luxembourg tire actuellement de ce secteur, comme il a pu attirer les centrales européennes de grands acteurs de ce domaine avec son taux de quinze pour cent, vont disparaître. Quel est le risque que ces sociétés quittent purement et simplement le Luxembourg ? Vous avez le temps de préparer la transition...
Nous sommes persuadés qu’ils ne vont pas partir. Amazon par exemple, auxquels le ministre des Finances Luc Frieden vient de rendre visite aux États-Unis, nous disent qu’ils vont rester. Employant actuellement un nombre non négligeable de personnes au grand-duché, la société nous a même fait savoir qu’elle comptait encore en embaucher plus. Donc lorsque, après 2015, les recettes de la TVA chuteront, on pourra probablement garder les emplois et les impôts sur le revenu qui vont avec.
Durant la phase de transition, nous sommes en train de tout faire pour rester attractifs, notamment en investissant dans les infrastructures et les réseaux technologiques : nous avons la cinquième capacité en Europe de data centers, nous avons un environnement législatif axé sur la sécurité des données, nos réseaux de bande passante sont rapides et nous avons de la redondance. Nous soutenons la recherche sur la cybersécurité, avec un centre interdisciplinaire sur la matière à l’Université du Luxembourg, et je m’engage en Europe, avec ma collègue, la commissaire Viviane Reding, pour augmenter la protection des données, avec notamment l’idée d’un one-stop-shop, un système d’une procédure unique pour une protection dans toute l’Europe...
Le gaming est un secteur relativement jeune, dont beaucoup d’acteurs se sont installés discrètement au Luxembourg aussi, un secteur dont les acteurs mêmes parlent d’une véritable « ruée vers l’or », ou de « capitalisme sous stéroïdes » pour citer Cory Finnell de Big Fish Games, où on peut encore rapidement gagner beaucoup d’argent avec les jeux sur Internet surtout. Ces sociétés profitent des mêmes avantages que le commerce électronique...
Eux, ce qu’il leur faut avant tout, ce sont les infrastructures : il leur faut de la latence, de la connectivité et de la redondance – autant de qualités que nous pouvons désormais leur offrir. Mais je crois que l’environnement multiculturel et plurilingue du Luxembourg constitue aussi un terreau d’expérimentation intéressant pour tester de nouveaux jeux.
Où en est la stratégie nationale pour le ultra-haut débit, que vous avez lancée en 2010 et qui devrait être achevée en 2020 ?
L’avancement de la stratégie ultra-haut débit s’annonce très encourageante. La commercialisation des offres mobiles de quatrième génération LTE a débuté en automne de l’année passée. Au niveau des réseaux fixes, l’opérateur historique P&T et les deux grands opérateurs de câblodistribution Eltrona et Numéricâble ont investi massivement dans la modernisation de leurs infrastructures et offrent des vitesses allant jusqu’à 120 Mbit/s. À peine trois ans après la présentation de la stratégie, près de 75 pour cent des citoyens peuvent souscrire à une offre ultra-haut débit de 30 Mbit/s ou plus s’ils le souhaitent. Ce taux de couverture place le Luxembourg en quatrième position européenne, selon les chiffres les plus récentes disponibles. Et même si au niveau de la diversité des offres on n’est peut-être pas encore là où on le souhaite, je remarque que tous les opérateurs proposent désormais une offre ultra-haut débit à leurs clients.
Il n’en reste pas moins certains défis. Pour éviter l’apparition d’une fracture numérique entre ceux ayant accès à l’ultra-haut débit et ceux n’ayant accès qu’au haut-débit traditionnel, il importe par exemple d’assurer le déploiement des réseaux ultra-haut débit dans le nord du pays. Or, le modèle économique d’un opérateur pour justifier le déploiement dans cette région moins peuplée est difficile à définir.
Ensemble avec mon collègue le ministre de l’Économie et du Commerce extérieur Etienne Schneider, j’ai chargé un consultant externe de proposer des pistes face aux défis restants. L’analyse de ces propositions est toujours en cours et nous allons présenter nos conclusions dans les semaines à venir. Le déploiement de l’ultra-haut débit au nord du pays en sera en tout cas un sujet prioritaire.
Vous vantez les efforts du Luxembourg dans le domaine de la cybersécurité. Pourtant, notre plus gros scandale dans ce domaine était le « medicoleak », où une personne a pu s’approprier des mots de passe notés... sur un post-it collé sur un ordinateur. Donc il n’y avait même pas de hacker geek à l’œuvre !
C’est ce que je dis toujours : la plupart du temps, ce n’est pas la technologie qui pose problème, mais les accidents proviennent d’erreurs humaines, comme ici. Nous devons tout faire pour que les gestionnaires des réseaux et ceux qui ont accès à des bases de données sensibles soient formés à cette utilisation. Nous avons créé un Cyber-security board au niveau de l’État, qui travaille sur le perfectionnement de la sécurité des accès, mais aussi sur la formation des fonctionnaires appelés à y avoir accès. D’ailleurs, on constate les progrès, puisque la récente attaque de hackers appelée ItaDuke sur trois ordinateurs de l’administration publique a été détectée par des agents de l’État.
La Chambre des députés prépare actuellement un débat d’orientation sur la neutralité d’Internet, dont l’accès égalitaire de tous aux réseaux. Quelle est votre position dans ce domaine ? Et quels sont les moyens que vous mettez en œuvre pour la défendre ?
Je suis un des défenseurs de ce principe au niveau européen – et je ne suis pas dans la majorité avec cette conviction. L’accès à Internet doit être le même pour tous, mais attention, cela ne veut pas dire que le web est une zone de non-droit. On doit lutter contre la cybercriminalité et contre la pédopornographie, mais cela, on le fait utilement avec le droit pénal – je viens d’ailleurs de déposer aussi un projet de loi dans ce domaine –, et non en bloquant l’accès au web.