Silence radio Après une semaine plus que tumultueuse, RTL Télé Lëtzebuerg essaie désormais de limiter les dégâts. Ni Alain Berwick, membre du comité de direction de la CLT-Ufa et à ce titre responsable des programmes luxembourgeois, ni les membres de la délégation du personnel ne veulent plus prendre officiellement position ou commenter l’affaire « Lunghi-Schram », qui, en un mois, est aussi devenue une « affaire Bettel » et une « affaire Berwick ». L’image de RTL a été assez éreintée dans cette histoire, est le message officiel, il faut désormais essayer de régler les affaires internes… en interne. Jusqu’ici, pourtant, les moindres détails des pressions, velléités et prises de décision ont été publiées dans les médias concurrents, Luxemburger Wort, Tageblatt, Paperjam ou Feierkrop – et RTL n’a pu que suivre, essayant de reprendre la main sur un débat qui est devenu national. Un débat qui équivaut à la première grande mise en cause de RTL et de son pouvoir monopolistique depuis des années. Et le tout pour une affaire qui semble surtout la conséquence d’un abus de pouvoir.
Car en diffusant, le 3 octobre dans son émission Den Nol op de Kapp, un montage biaisé et totalement à charge contre Enrico Lunghi, alors encore directeur du Mudam, montrant une altercation avec sa journaliste Sophie Schram, RTL a provoqué un séisme dans le paysage médiatico-politique : intervention prématurée du Premier ministre, ministre de la Culture et des Médias Xavier Bettel (DP) dès le lendemain, mettant unilatéralement en cause Enrico Lunghi et annonçant une procédure disciplinaire ; démission d’Enrico Lunghi, qui s’estime atteint dans son honneur et affirme ne plus pouvoir travailler sereinement après cela ; vague d’indignation de la scène artistique nationale et, surtout, internationale, qui soutient Lunghi et condamne une chasse à l’homme par un média ; interpellation politique de l’opposition parlementaire, le CSV demandant des comptes au Premier ministre.
Comme pour se dédouaner, RTL décide de publier les rushes entiers de l’entretien original du 13 septembre deux mois plus tard, le 14 novembre – et provoque un autre choc dans la population, qui se rend compte du pouvoir des images et, surtout, du montage. En regardant les vingt minutes d’entretien, Enrico Lunghi n’apparaît plus comme un agresseur mais comme une victime de harcèlement de la journaliste, qui insiste lourdement sur toujours les mêmes questions et devient, par moments, blessante et très personnelle. Tout cela pour une question individuelle d’une artiste, Doris Drescher, qui se sentait lésée de ne pas être assez souvent exposée au Mudam. À la fin de l’interview, qu’il a reprise après leur altercation, Lunghi s’est même excusé auprès de la journaliste d’avoir perdu patience.
Stellvertreterkrieg Depuis vingt ans, qu’il fête cette année avec le publication d’un livre best of, Marc Thoma a entière liberté dans son émission Den Nol op de Kapp, qui se veut la défenderesse de la veuve et de l’orphelin, se consacrant à des cas isolés de gens qui ont un problème de voisinage ou accusent leur commune de ne pas réparer leur trottoir. Le principe est toujours le même : la personne mécontente se plaint longuement face caméra, et lors de la prochaine émission, le journaliste publie la prise de position de l’accusé, voire, après quelques semaines, se réjouit des conséquences qu’a eues son émission : voisin déménagé ou trottoir réparé. Beaucoup de gens, téléspectateurs, politiques et journalistes de RTL, l’estiment poujadiste, populiste, voire démagogique, mais les taux d’audience élevés et l’amitié personnelle qui lie Marc Thoma à Alain Berwick lui ont toujours sauvé la peau. Or, que Den Nol op de Kapp diffuse les 19 et 20 septembre deux reportages sur le mécontentement de Doris Drescher, se sentant exclue des réseaux officiels de l’art au Luxembourg (malgré une exposition personnelle chez Danielle Igniti à Dudelange et à la galerie Krome durant l’année écoulée et après avoir été exposée au Mudam quatre ans plus tôt), et une réaction d’Enrico Lunghi à ces accusations, était la goutte qui a fait déborder le vase. Parce que Caroline Mart, cheffe de la rubrique culture, s’y était virulemment opposée, comme le rapporta le Feierkrop, et parce que les méthodes de la journaliste étaient jugées inacceptables par les responsables éditoriaux du programme luxembourgeois (notamment Alain Rousseau, le rédacteur en chef).
Finalement, affirment des sources concordantes, c’était Alain Berwick qui décida de diffuser un montage des images où Enrico Lunghi perd la patience, l’exposant à un lynchage public. Durant ce shitstorm, les internautes se déchainèrent, les téléspectateurs ne parlaient plus que de ça, la politique et le conseil d’administration du Mudam prirent position, certaines associations de journalistes craignirent d’abord une dégradation de la liberté de la presse et l’avocat de la journaliste Sophie Schram parla même de « situation turque » concernant les menaces qui pèseraient sur la liberté d’expression. Les motivations d’Alain Berwick de diffuser ce montage d’images demeurent insondables – lui qui, pourtant, circule dans le monde de l’art, collectionne lui-même et avait jusque-là une relation cordiale avec Enrico Lunghi. Celles de Marc Thoma de tendre le micro à Doris Drescher par contre sont évidentes : il y mène un Stellvertreterkrieg, une guerre par procuration, contre l’establishment culturel. Car Thoma n’a jamais pardonné au Film Fund de ne pas avoir soutenu financièrement son long-métrage D’Engelcher vu Schëndels (2013), que le comité de lecture n’avait pas estimé assez professionnel. Doris Drescher se disant ignorée du système à cause de décideurs culturels qu’elle accuse d’arbitraire, c’est lui qui se sent exclu de la manne financière du Film Fund. Voilà donc l’inverse de la situation des médias aux États-Unis ou en France, accusés d’un entre-soi aveugle aux vrais problèmes des classes populaires. Ici, c’est la vox populi prise à témoin et manipulée pour des rengaines personnelles. Bien sûr, le credo immédiat était la défense de la pauvre artiste luxembourgeoise contre une élite stigmatisée arrogante et internationaliste – un clou que devait encore enfoncer le reportage du 3 octobre. Xavier Bettel, en réagissant sous le coup de l’émotion, est tombé exactement dans ce piège-là : celui de croire les images sans les interroger. Un comble pour un ministre des Médias et ancien avocat, qui devrait défendre la présomption d’innocence avant toute chose. Depuis lors, il aurait dit en aparté à plusieurs personnes que c’était une erreur, sans toutefois trouver de sortie à la situation.
Quelle déontologie ? Depuis, les choses s’emballent. L’affaire est devenue politique et d’intérêt public. En voyant les rushes, même le dernier des spectateurs a compris la logique – et ne fait désormais plus confiance à ce qu’il voit à la télévision. L’image de RTL est durablement lésée, les journalistes, conscients qu’ils ne basent leur travail que sur leur crédibilité, ont saisi la direction centrale de RTL Group. Au-dessus de tous les codes de déontologie qui régissent le travail des journalistes de RTL – celui, interne, auquel ils souscrivent au moment de leur engagement, ou celui du Conseil de presse, qu’on accepte en recevant sa carte de presse –, et qui demandent tous diligence, véracité et vérifications aux professionnels, il y a un code de bonne conduite de Bertelsmann, « édition de RTL Group ». Et qui affirme, dans son bref chapitre sur la gestion de l’information, que ses employés observent « une totale indépendance éditoriale et journalistique dans la collecte et la diffusion des informations », que « l’indépendance éditoriale et journalistique est le fondement de nos activités de publication de reportages et de diffusion d’informations », que « nous sommes conscients de notre responsabilité à l’égard du public en tant que faiseurs d’opinion et nous agissons en conséquences ». Et, point qui pourrait devenir délicat pour Alain Berwick, « les cadres dirigeants de l’entreprise ne doivent pas interférer dans les décisions éditoriales ni contrarier l’indépendance de notre personnel éditorial ». Si donc la décision de diffuser le montage d’images du 3 octobre émane de Berwick, comme il a été dit, il aura un problème interne. Xavier Bettel ne s’y est donc pas trompé en chargeant le commissaire de gouvernement auprès de la CLT-Ufa, Jean-Paul Zens, de s’enquérir sur les enjeux internes au média.
L’histoire vient au mauvais moment, car en parallèle à ces discussions publiques sur le possible abus de pouvoir aussi bien de RTL que de Xavier Bettel, la CLT-Ufa est en pleines négociations sur la prolongation de son contrat de concession, l’actuel, signé en 2007, venant à échéance en 2020. Dans ces contrats de concession successifs, la CLT-Ufa obtient le droit d’exploiter les concessions pour un certain nombre de fréquences à partir du Luxembourg en échange de la fourniture d’un service public de télévision au grand-duché. Ainsi, le gouvernement ne paie pas directement RTL Télé Lëtzebuerg, contrairement à l’aide à la presse écrite, mais peut imposer des programmes d’intérêt national au groupe. Un groupe qui a toujours su profiter de la situation géographique et législative favorable du grand-duché pour contourner d’abord les monopoles, puis les régulateurs des pays vers lesquels il diffusait ses programmes. Si le Conseil de presse compte discuter de l’affaire dans sa réunion du 6 décembre et éventuellement prendre une résolution, et si l’Alia (Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel) pourrait s’autosaisir pour donner un avis, la seule réunion qui fasse véritablement peur à Alain Berwick est donc la réunion interne du conseil d’administration de la CLT-Ufa (dans lequel est aussi représenté le monde politique local) et la décision du management de RTL Group.
Un paysage médiatique en crise Depuis dix ans, face à la concurrence d’Internet et des réseaux sociaux et suite à la crise économique de 2008 qui lui a fait durablement perdre ses annonceurs, le paysage médiatique international est en déliquescence – et le Luxembourg n’y fait pas exception. Comme la presse écrite, RTL Télé Lëtzebuerg voit ses taux d’audience chuter (de 37,8 pour cent en 2006 à 23,1 pour cent cette année, selon l’étude Plurimedia de TNS-Ilres). Côté publicité, la situation est identique : en 2015, la télévision a encore une fois perdu 2,3 pour cent d’investissements publicitaires, pour tomber à 12,3 millions d’euros (selon le Luxembourg Ad’Report 2015), après une perte de 19 pour cent en 2014. Après 22 ans au pouvoir, la « méthode Alain Berwick » ne semble plus fonctionner. À 59 ans, lui, le commercial dandy qui avait révolutionné le paysage audiovisuel autochtone en introduisant une esthétique et des méthodes de travail modernes, contrastant avec la « télé de papa » que fut le Hei Elei Kuck Elei de Jean Octave, perdrait-il sa jugeote quant aux balises du métier – jusqu’où ne pas aller trop loin dans le côté populaire, où vire-t-on au populisme ? Mais peut-être cette histoire n’est-elle aussi qu’un épiphénomène du microcosme médiatico-politique autochtone et de l’hybris démesurée de ses décideurs. Or, lorsque les frontières entre le premier, le deuxième et le quatrième pouvoir sont si perméables qu’en tant qu’ancien journaliste ou animateur de RTL on peut directement devenir ministre (Marc Hansen, DP), secrétaire d’État (Francine Closener, LSAP), député (Cécile Hemmen, LSAP ; Félix Eischen ou Françoise Hetto-Gaasch, CSV) ou conseiller du Premier ministre (Paul Konsbruck, ancien de Eldoradio, ou Max Theis, ancien de RTL Radio), il est peut-être naturel de perdre sa distance par rapport au pouvoir politique. En offrant une audience toujours consiréable, RTL est souvent faiseur de rois et incontournable pour les politiciens. Et d’estimer qu’elle est le pouvoir.