The show must go on Mardi soir, peu avant vingt heures. De grosses Audi Q5, Porsche Cayenne et consorts, se garent un peu partout le long de l’avenue Victor Hugo au Limpertsberg, sur les trottoirs, aux endroits interdits, c’est une question d’attitude. Des couples en sortent, l’homme en costume tient la porte à sa femme en robe ou deux-pièces, les deux avancent dans un nuage de parfum jusqu’à l’entrée du Hall Victor Hugo, où une autre grosse berline, garée sur les escaliers, les attend : Jean-Luc Moerman, artiste belge qui vient du street-art, représenté par la galerie Nosbaum-Reding, l’a décorée. Ce soir a lieu la preview très exclusive de la deuxième Art Week, foire d’art luxembourgeoise qui réunit une sélection de galeries internationales de bon niveau, sous le titre Positions, le Salon annuel du Cercle artistique et, sur le parking du hall sous un chapiteau, la première édition de l’affordable art fair Take Off, proposant des œuvres en-dessous de 3 000 euros. Après avoir fait deux fois la queue – une pour se débarrasser de son vestiaire, une deuxième pour montrer son invitation exclusive –, les amateurs d’art fortunés se saluent, regardent les expositions, se ruent sur le buffet, remercient les sponsors de la soirée pour leur invitation, s’intéressent à acquérir l’une ou l’autre œuvre. Le secrétaire d’État à la Culture Guy Arendt (DP) fait la tournée des galeries. À la galerie Clairefontaine, Roland Schauls amène sans cesse de nouveaux tableaux, tellement ils se vendent bien. Tout va pour le mieux ?
Pas vraiment. Car il y a comme une ombre au tableau. La conférence sur La frontière comme trait d’union entre institutions artistiques de la Grande Région, dont Emma Lavigne, la directrice du Centre Pompidou Metz, était une des principales oratrices, et qui devait avoir lieu avant la preview, a dû être annulée à la demande de Lavigne. Elle ne voulait pas parler devant un public en l’absence d’Enrico Lunghi, directeur du Mudam, également invité du débat mais qui s’était excusé. Lavigne se montre ainsi solidaire de son confrère et ami, qui venait de démissionner une semaine plus tôt. Cette démission, écrivit-il dans sa lettre à la présidente du Conseil d’administration, la grande-duchesse héritière Stéphanie de Luxembourg, lui « apparaît comme l’unique issue permettant la préservation de [s]a conscience professionnelle ». Au Cimam (Committee for museums and collections of modern art)1, il avait précisé que « since the TV show of october 3rd, I cannot go on doing what I have to do with the same commitment and freedom of thought, especially as the Mudam board did not express a real support to me ». Depuis, les marques d’indignation de ce qui est perçu au niveau international comme un lâchage, sinon un lynchage d’un directeur de musée dont les qualités professionnelles sont largement reconnues, affluent de toutes parts : des artistes, curateurs, collectionneurs et galeristes expriment leur sympathie à Enrico Lunghi et déplorent des conditions « anti-démocratiques » qui ont mené à sa démission dans un texte qui circule dans les réseaux professionnels ; les critiques de l’Aica (Association internationales des critiques d’art) Luxembourg, les anciens collègues du Casino Luxembourg, qu’il a monté et dirigé, et d’autres institutions le soutiennent. Enrico Lunghi a demandé à être réintégré dans la fonction publique, dont il avait pris un congé sans solde, de préférence dans l’enseignement ou la recherche. Il va ester en justice pour diffamation. Dans un communiqué officiel, le conseil d’administration du Mudam le remercie pour son « engagement au sein du musée » et qualifie sa démission de « regrettable ».
Un fait divers aux implications incertaines Que s’est-il passé de si grave pour qu’Enrico Lunghi, l’homme qui a introduit les Luxembourgeois à l’art contemporain, décide de mettre si brutalement un terme à une carrière jugée admirable, une « aventure luxembourgeoise » (Cathrine Francblin, Art Press n°419) ? À la mi-septembre, Marc Thoma, dont l’émission poujadiste Den Nol op de Kapp se veut défenseure de la veuve et de l’orphelin, diffuse une interview de l’artiste Doris Drescher, qui accuse Enrico Lunghi de la censurer et de lui nuire en refusant de l’exposer au Mudam. Le lendemain, ce dernier se justifie dans la même émission, invoquant des critères esthétiques et défendant sa liberté de sélection en tant que responsable artistique. Deux semaines plus tard, le 3 octobre, et après moult querelles internes, RTL Télé Lëtzebuerg diffuse un montage des chutes de ce reportage selon lequel Enrico Lunghi aurait menacé la journaliste Sophie Schram, l’aurait même agressée physiquement et blessée, ce qui l’aurait menée, deux semaines plus tard, à un congé maladie. Le 4 octobre, le Premier ministre et ministre de la Culture Xavier Bettel (DP) se dit choqué, et, en défenseur de ce qu’il appelle liberté de la presse, annonce avoir entamé une procédure disciplinaire à l’encontre d’Enrico Lunghi, parce que ce dernier a toujours le statut de fonctionnaire. Il signe là la condamnation d’Enrico Lunghi, qui, bien que RTL ait retiré sa plainte après les excuses de l’inculpé, et même si le CA lui renouvela sa confiance, devient la cible d’un lynchage public sans précédent, et ce aussi bien dans certains médias que, surtout, sur les réseaux sociaux (y compris par beaucoup d’artistes). Il en devient malade, atteint de nausées et de vertiges, est en arrêt durant deux semaines suite à ce qu’il qualifie « d’atteintes ignobles et malhonnêtes portées à mon honneur et à ma réputation » (lettre de démission) – et décide donc de se retirer. Un simple fait divers, un écart de conduite amplifié par le traitement douteux de RTL, peut mettre fin à une suite d’achèvements extraordinaires.
Libre et critique Quand Enrico Lunghi revient au Luxembourg après ses études en arts plastiques à Strasbourg, il est d’abord guide touristiques, puis vacataire au département des arts plastiques du Musée national d’histoire et d’art. Paul Reiles, alors directeur, lui donne sa chance en lui confiant des commissariats d’exposition, notamment Rendez-vous provoqué en 1994, une exposition croisée néerlando-luxembourgeoise, qui introduit Simone Decker, Antoinre Prum et Bert Theis dans la scène autochtone et fait scandale pour le chat empaillé suspendu par sa queue de Berend Strik. Après ce grand coup, Enrico Lunghi rejoint Jo Kox à la direction du Casino Luxembourg pour y organiser des expositions d’art moderne et contemporain durant l’année culturelle de 1995. À eux deux, le premier à l’artistique, le second à l’administration, ils feront les 400 coups – et, surtout, feront connaître l’art contemporain au grand-duché. En une décennie, ils comblent le vide qu’il y eut entre l’enthousiasme pour l’abstraction de l’École de Paris de Joseph-Émile Muller et l’art international. Ils auront l’audace de faire venir la biennale itinérante Manifesta 2 en 1998 et résisteront, avec l’appui de la ministre de la Culture de l’époque, Erna Hennicot-Schoepges (CSV), il faut le dire, aux pressions qu’il y eut autour de la Lady Rosa of Luxembourg, deuxième Gëlle Fra enceinte, de Sanja Ivekovic en 2000, ou du Bitty, sculpture de Jacques Chirac en cerf pissant, d’Olivier Blanckart en 1998. Enrico Lunghi se battit toujours contre la censure et pour la liberté d’expression – du temps de son activité en tant que critique d’art, il lui arriva d’être cité au ministère de la Culture suite aux plaintes de l’un ou l’autre artiste –, et s’enthousiasma pour la vulgarisation et la médiation d’un art souvent perçu comme élitiste. Surtout, il plaça le Luxembourg sur la carte internationale des lieux d’art contemporain qui comptent. Chroniques dans la presse grand public, textes théoriques sur l’art luxembourgeois dans des anthologies et même romans policiers jouant dans le monde de l’art, il publia beaucoup. Si le Casino devait faire fonction d’université populaire pour le public autochtone en attendant l’ouverture du Mudam, Enrico Lunghi a toujours été vu comme le directeur naturel du futur musée dont le chantier s’éternisait. Avec Bernard Ceysson, durant la phase de préfiguration, et Marie-Claude Beaud, qui a fait l’ouverture (puis fut lâchée elle aussi comme une malpropre), deux directeurs l’auront finalement précédé.
Mal-aimé(s) Or, malgré le succès de la fête d’anniversaire pour ses dix ans, début juillet ; malgré des nombres de visiteurs dépassant ce qui avait été prévu dans les scénarios les plus optimistes au moment du vote de la loi du Mudam, et malgré une reconnaissance internationale indéniable, le Mudam reste un musée mal-aimé par l’establishment. Et surtout un musée mal aimé par le parti libéral, qui avait voté contre sa construction il y a assez exactement vingt ans (le 5 décembre 1996). Aujourd’hui, les cercles libéraux, hommes et femmes d’affaires ou amateurs bourgeois, l’aiment si peu qu’ils se sont même réunis dans une asbl appelée International Kunst-verein Luxembourg et qui veut promouvoir un art qui lui convienne. Henri Grethen fut toujours un de plus grands détracteurs d’Enrico Lunghi. Pour ces milieux d’affaires et de la haute finance, Enrico Lunghi est presque un gauchiste pour être lecteur du Monde diplomatique et vouloir défendre bec et ongles une conception vieux jeu du musée comme lieu d’érudition et de contemplation. Car il y a beaucoup d’autres attentes à l’encontre de ce musée, en premier celle d’être un lieu de représentation – IM Pei n’a pas conçu pour rien ce balcon au premier étage du grand hall, pour que le grand-duc, dont le musée porte le nom, puisse y saluer ses sujets.
Xavier Bettel a dicté sa vision avec la nomination, en début d’année, d’un conseil d’administration2 constitué de personnes privées, choisies pour leurs mérites dans le domaine des arts, les plus influentes étant collectionneurs ou managers, sans aucun fonctionnaire représentant officiellement les intérêts de l’État. Il a ainsi voulu souligner le statut privé du musée et l’encourager à trouver également des fonds privés. Ce désengagement de l’État n’a guère fait réagir, or il procède de la dépolitisation et de la managérisation galopantes de la chose publique. Pourtant, le Mudam reste une infrastructure publique, qui recevra l’année prochaine 6,9 millions d’euros de dotation des caisses de l’État.
Si donc, aujourd’hui, on a l’impression de devoir faire comme une nécrologie de quelqu’un de bien vivant, qui espère pouvoir respirer plus librement en n’étant plus la cible permanente d’attaques publiques, on doit surtout faire le deuil d’une certaine idée du musée et des arts plastiques. Le théoricien de l’art allemand Wolfgang Ulrich a si bien décrit la nouvelle esthétique et idéologie dominantes dans le milieu comme Siegerkunst – l’art des gagnants3. C’est un art produit par des artistes entrepreneurs immensément riches pour des collectionneurs immensément riches, qui s’achètent de l’art parce qu’ils ont déjà six voitures, trois maisons et deux yachts. C’est un art de préférence abstrait, haut en couleurs, qui brille, aux grandes dimensions, mais qui peut aussi bien s’accrocher dans une banque, une étude d’avocat ou une villa privée. Dans cette dérive capitaliste de l’art, dans l’anti-intellectualisme ambiant aussi, les musées ne sont plus que des faire-valoir, des acteurs de second plan. Enrico Lunghi est aussi la victime de ce mouvement qui le dépasse, que tente de suivre Xavier Bettel, mais qui dépasse en fait aussi le Luxembourg. « Partout les pressions contre ceux qui défendent un art contemporain libre et ambitieux s’accentuent », constatent les défenseurs internationaux d’Enrico Lunghi dans leur texte. Pour une fois, le Luxembourg semble coller aux tendances internationales.