d’Lëtzebuerger Land : Le festival de Sundance de 2015 a consacré une section à la réalité virtuelle, le Luxembourg City Film Festival avait un « virtual reality corner » dans son QG cette année, et le Forum des images à Paris a innové en lançant le premier Paris Virtual Film Festival en juin. Qu’est-ce donc que cette réalité virtuelle ?
Bernard Michaux : La réalité virtuelle est une réalité qui naît dans la tête du spectateur, grâce à la technologie – un peu comme un bon livre, qui déclenche l’imaginaire du lecteur. La technologie permet aujourd’hui de reproduire un certain nombre de sens, comme l’espace, l’image, le son, pour que le spectateur ait l’impression de se trouver dans un espace en 360° dans lequel il n’est pas vraiment. Mais cela n’est pas nouveau : cela existe depuis la nuit des temps, même les premiers dessins dans des grottes avaient pour ambition de reproduire des scènes dans l’espace. Ce qui est nouveau par contre, c’est que désormais, les investisseurs commencent à croire à la technologie.
Quels investisseurs ?
Facebook a été parmi les premiers à s’y lancer. Désormais, il y a tellement d’argent qui y est investi que la technologie ne peut plus ne pas percer. J’ai des chiffres récents ici, selon lesquels le secteur de la VR et de l’AR a attiré 700 millions de dollars d’investissements en 2015 et cette année, rien qu’en janvier et février, déjà 1,1 milliard d’euros. La réalité augmentée, qui mêle images de synthèse et vision du réel, sera probablement la technique la plus porteuse, puisqu’elle permet des applications en médecine ou en éducation par exemple, alors que la réalité virtuelle restera probablement limitée à l’entertainment.
Vous promouvez activement les expériences de films immersifs en présentant les impressionnants casques avec lesquels on y plonge, aux festivals ou au stand luxembourgeois à Cannes récemment. Est-ce que le développement de la VR est déjà plus loin que le stade du gadget ou de joujou technologique ?
Nous sommes effectivement encore à un stade assez précoce. En ce moment, les modèles des casques HTC Vive, Samsung Gear et Oculus Rift sont les leaders du marché, puis il y a les versions cardboard plus économiques, dans lesquels on glisse simplement son smartphone. Afin de suivre l’évolution de la technologie dès le début, nous avions acheté notre premier modèle Oculus Rift, un « developer kit » dès l’été dernier et nous venons seulement de recevoir le nouveau modèle, qui est sorti en juin. C’est vrai que l’équipement est encore cher, entre le casque et l’ordinateur – il en faut un modèle assez puissant –, on en est vite à 2 500 euros. Mais pour nous, il s’agit d’être parmi les pionniers, nous expérimentons avec cette technologie et la présentons lors de foires et d’événements. Je m’y suis intéressé lorsque Facebook a racheté Oculus Rift en mars 2014, puis avec Sundance l’année dernière. Nous sommes allés présenter la technologie au Film Fund dès que nous avions le premier équipement et c’est bien qu’il soutienne cette expérimentation. Mais je suis persuadé que la technologie va trouver son marché, essentiellement dans le business-to-business.
Après les deux films documentaires d’Eric Lamhène sur les réfugiés en attente à la gare de Budapest et leur foyer provisoire à la halle 6 des Foires au Kirchberg, l’année dernière, vous développez actuellement un projet d’Olivier Pesch, Next. Parlez-nous en...
Next sera une expérience où le spectateur ouvrira les yeux et sera dans un « mexican standoff » ou impasse mexicaine, à quatre – donc le spectateur qui devient protagoniste et trois personnages fictifs – où chacun est prêt à tirer à tout moment. Avec des flash-backs, on apprendra peu à peu comment on en est arrivé là. Par les moyens techniques de l’équipement, on pourra en plus intervenir dans l’histoire. Selon les choix du spectateur, l’expérience peut durer entre trois et dix minutes. Ce seront des images réelles tournées en 360°, celui qui regarde est censé ne pas remarquer qu’il intervient.
Cela a l’air d’être très complexe à mettre en place, surtout techniquement... Qu’en est-il alors de considérations classiques du cinéma, comme l’esthétique ou la narration ?
Nous avons effectivement un développeur au sein de notre société pour travailler sur le projet et nous essayons des choses. La technique évolue extrêmement vite, il y a constamment de nouvelles caméras par exemple. Mais il faudra bien qu’à un moment, nous tournions. Il est vrai que beaucoup d’argent a été investi dans la technologie, mais que le langage cinématographique de la VR reste à inventer. Est-ce qu’il y a des plans rapprochés par exemple, des voice-overs ou comment se fait un montage en 360° ? Alors, forcément, le contenu est encore un peu en retrait par rapport à la technologie actuellement.
Pour les deux films d’Eric Lamhène, il s’agit surtout d’une observation assez neutre d’une coulisse réelle, dans laquelle on peut zoomer et se retourner pour mieux voir la scène. Pour arriver à ces effets, nous avons tourné avec six caméras à l’époque. À l’heure actuelle, la VR est un peu comme du cinéma en 3D avec une immersion plus grande dans l’espace. J’imagine beaucoup de champs d’application pour cette technologie, par exemple pour des retransmissions des séances publiques à la Chambre des députés ou des matchs de football.
Est-ce que c’est l’avenir du cinéma, cette prépondérance de la technique sur l’histoire ? Que devient par exemple le facteur de l’expérience commune au cinéma, un des grands arguments qui parlent pour aller voir un film en salle plutôt que de le télécharger sur son portable, si tout le monde est isolé dans son univers avec son casque ?
Non, ce n’est certainement pas l’avenir du cinéma. Une fois qu’on porte son casque, qui vous isole de l’extérieur, on n’a plus rien à voir avec la réalité environnante. Certaines marques, comme la HTC Vive, essaient néanmoins de vendre leur produit avec la promesse d’une expérience commune entre les utilisateurs du casque, par exemple via des réseaux sociaux intégrés dans l’équipement. Alors cela devient une sorte de meilleure version de Skype.
Je crois que nous n’en sommes vraiment qu’à la phase test, où les gens veulent essayer cette technologie. À mon avis, la VR sera intéressante dans la convergence entre cinéma et jeux électroniques, qui fonctionnent déjà avec des éléments de 3D et d’interactivité, mais aussi dans des programmes de recherche, comme le travail avec des malades d’Alzheimer, pour lesquels elle permet de reconstituer des réalités d’époques révolues.
Mais je me bats contre les cris de Cassandre qui prétendent à chaque apparition d’une nouvelle technologie que c’est la fin de la culture : on a dit la même chose de tous les médias lorsqu’ils étaient nouveaux, de la radio, de la télévision et d’internet. Je ne crois pas que ce soit le cas, les choses évoluent simplement les unes par rapport aux autres. La VR n’est pas non plus la fin du cinéma en salles comme les réseaux sociaux ne sont pas la fin de la sociabilité. C’est juste différent. La réalité virtuelle sera davantage une concurrence pour la télévision, Goldman Sachs le prouve aussi dans une récente étude. À l’horizon 2020, le turnover de la VR serait de 150 milliards de dollars par an, ce qui est au-dessus de celui de la télévision aujourd’hui. Et la réalité augmentée se développera, comme beaucoup de technologies, grâce à l’industrie du porno, de l’industrie militaire et les parcs d’attraction – qui arrivent à simuler des jeux très performants avec des équipements désuets en mettant simplement des casques à leur public. Je l’ai vécu moi-même sur des montagnes russes démodées sur lesquelles j’avais l’impression de faire des loopings très complexes grâce à la technologie, donc ça marche.
Le cinéma, lui, a toujours su s’enrichir du progrès technique : Sony vient de développer des lentilles qui permettent d’enregistrer ce qu’on voit et de faire des marches arrières pour revoir quelque chose, et le nouveau Star Wars promet, selon les rumeurs qui filtrent, une expérience AR plus vraie que nature. Ce sont des choses palpitantes, nous voulons garder les yeux ouverts sur ce qui se passe.
Ces images vertigineuses, ce déluge de technologie et cette hyperstimulation donneraient presque envie de revoir des films tournés sur pellicule, comme le Hateful eight de Tarantino, non ?
Il y a certainement une telle tendance de nostalgiques. Mais à vrai dire : on ne le remarquerait pas non plus si un film était tourné en numérique avec un filtre imitant des effets de pellicule. Ceci dit, le cinéma doit toujours avant tout être le plaisir de raconter des histoires, et pour cela, on n’a pas toujours besoin de beaucoup de technologie.