Impliquer impliquer impliquer Depuis qu’il est ministre de la Culture, soit depuis six mois, Xavier Bettel (DP) prône une nouvelle approche de la politique culturelle : une approche plus participative, où la politique ne propose pas une ligne stratégique selon une idéologie qui serait la sienne (grassroots, élitiste, avant-gardiste ou classique), mais où elle demande aux intéressés eux-mêmes ce qui leur manque, quelles sont leurs revendications, et promet d’adapter le programme du ministère pour les deux dernières années de sa mandature à ces revendications. Cette grande consultation s’appelle Assises culturelles et aura lieu le week-end prochain, les 1er et 2 juillet au Grand Théâtre. Plus de 430 participants s’y sont déjà inscrits (elles sont ouvertes au grand public, sur inscription). En amont de ce grand raout, le ministre et son secrétaire d’État, Guy Arendt (DP), ont présenté ce mardi les résultats d’une enquête TNS-Ilres sur l’importance qu’accordent les Luxembourgeois et les résidents à la culture, ainsi que les conclusions des huit groupes de travail thématiques qui se sont concertés en amont des Assises afin de définir les grands axes de travail. Première conclusion : la culture est désormais acceptée par le grand public, qui l’apprécie et lui accorde une grande valeur civilisatrice, sans pour autant la pratiquer, ni activement, ni passivement. Deuxième conclusion : les intéressés eux-mêmes demandent surtout à la politique une plus grande valorisation de leur créativité et de leur travail – autrement dit : une politique protectionniste.
Traditions, langue et patrimoine, voilà les trois premiers termes qu’associent 80 pour cent des sondés (un millier de personnes résidentes âgées entre seize et 75 ans interrogées en février de cette année) au concept de « culture ». Y sont également connectées des idées comme les valeurs sociales, le mode de vie, le vivre ensemble ou les droits de l’homme. Mauvaise nouvelle pour le gouvernement, qui veut développer plusieurs clusters économiques dans le domaine de la culture (art, créativité) : les gens ne trouvent pas que le secteur économique ait un rapport direct avec la culture, ce terme se classe en dernier. Les disciplines associées à la culture sont assez classiques : musique, littérature, théâtre ou peinture. Pour deux tiers des interrogés, la culture joue un rôle important pour le développement de la société et 92 pour cent trouvent que le Luxembourg a sa propre culture, ce qui, à leurs yeux, serait important. Cette culture est avant tout multiculturelle, ouverte et variée, elle est une base pour une société moderne, ouverte, tolérante et solidaire. Ce qui fait dire à Charel Margue de l’institut de sondage TNS-Ilres, que « après les deux années culturelles de 1995 et 2007, la culture est définitivement arrivée chez les gens. Il est désormais considéré comme légitime d’investir de l’argent dans la culture, il n’y a pas de bashing de ce côté-là. » Il faut dire que la culture ne représente plus que 0,87 pour cent du budget global de l’État et qu’il y a de la marge vers le haut ; Xavier Bettel a promis dans plusieurs interviews de s’atteler à ce que ce taux soit revu à la hausse lors des discussions budgétaires.
Désenchantement ou preuve de ce que l’on savait déjà ? C’est lorsque l’on dépasse la question de principe et qu’on touche à la pratique des citoyens que l’enthousiasme initial se calme : certes, les sondés trouvent que l’offre culturelle est au moins passable (91 pour cent) voire très bonne (59 pour cent), les trois quarts trouvent qu’elle a connu un développement positif ces dix dernières années, mais ils ne la pratiquent pas et ne la connaissent guère : presque la moitié (43 pour cent) ne profitent que très peu ou pas du tout de l’offre. Si le Mudam, la Philharmonie, le Grand Théâtre ou la Rockhal leur viennent spontanément en tête, presque la moitié (44 pour cent) ne peuvent citer aucun artiste autochtone de nom. Et les plus populaires de ces artistes – Serge Tonnar (neuf pour cent), Thierry van Werveke (sept) ou Fausti, sont tous des chanteurs ou acteurs, des hommes d’un âge certain en plus (voire morts). Il n’y a qu’une seule femme (Désirée Nosbusch) parmi la dizaine de noms évoqués, aucun jeune, pas d’auteur, de compositeur de musique contemporaine, d’artiste conceptuel et encore moins d’intellectuel. Une leçon d’humilité. Et s’il y avait un gouffre entre l’offre culturelle et la demande ?
Les Luxembourgeois d’abord Xavier Bettel a fait de la défense de la culture luxembourgeoise son cheval de bataille. Par intérêt politique, certes, mais aussi par intérêt personnel : il achète des œuvres d’artistes autochtones, sans égard à leur valeur marchande, il s’enthousiasme des salons amateurs autant que des artistes luxembourgeois qu’il rencontre à l’étranger. Et parce qu’il a cet enthousiasme pour les créatifs locaux, il veut mieux les défendre, par des actions de soutien spécifiques, et les valoriser, par exemple dans ce Musée d’art luxembourgeois qui sera installé – le conseil de gouvernement vient de donner son aval –, dans l’ancienne Bibliothèque nationale. En lisant les rapports des huit groupes de travail thématiques1, on se rend compte que les aspirations quasi protectionnistes de Xavier Bettel rejoignent pleinement les revendications des artistes plasticiens, des acteurs, danseurs, écrivains, musiciens interprètes ou auteurs-compositeurs : tous demandent une plus grande valorisation de leur travail, parfois même carrément des quotas, veulent être intégrés dans les cursus scolaires, demandent des barèmes d’honoraires, une aide à l’export, un soutien plus poussé au Luxembourg, voire des subsides pour leurs ateliers ou, même, leurs galeristes (les plasticiens ont les revendications matérielles les plus fantaisistes). Cet engouement de la culture autochtone pour soi-même semble parfois oublier l’importance de l’échange avec l’étranger, le luxe que constituent les programmations internationales de haut niveau des théâtres, musées ou salles de concert. Mais peut-être que ses acteurs ont aussi compris que c’est le moment ou jamais pour articuler leurs désirs, que Xavier Bettel est très sensible à ce dialogue et que peut-être, à l’arrivée, quelques-unes de leurs demandes seront mises en musique dans le plan de développement culturel qui devrait être élaboré sur base des conclusions des Assises.
Un ministère à tout faire Il faut dire que beaucoup des revendications articulées par les acteurs culturels s’adressent au ministère en l’absence d’un certain nombre de métiers intermédiaires dans le secteur culturel : si les acteurs, les musiciens, les plasticiens ou les danseurs rêvent de l’introduction de barèmes d’honoraires ou de la création de troupes professionnelles (même d’un Staatstheater), c’est parce qu’ils ne sont toujours pas organisés en syndicats qui articuleraient ces besoins face aux producteurs, aux diffuseurs et au monde politique. Pourtant, ce sont les syndicats qui obtiennent des concessions sur le statut des intermittents en France par exemple, avec des moyens de pressions syndicaux, une vraie lutte. Au Luxembourg, les quelques associations de plasticiens ou d’acteurs, qui ne veulent jamais s’appeler syndicat, ont déjà obtenu beaucoup de concessions dans différents domaines, par exemple un représentant artiste dans les jurys des commandes publiques, en mettant simplement en commun leurs énergies. En plus, les créatifs demandent à l’État un certain nombre de missions qui seraient celles de l’industrie culturelle (agents, managers...) dans un grand pays où le marché leur permettrait de survivre. Au Luxembourg, aucun éditeur de livres ou de musiques, aucun manager ne peut vraiment vivre d’une telle activité culturelle, les nombreuses associations qui organisent des activités culturelles dépendent presque entièrement des subsides étatiques, la participation financière du public et des sponsors ou mécènes étant minime. Donc les créatifs demandent au ministère d’être soutenus dans leurs efforts d’export vers l’étranger ou de promotion au niveau national. Comme s’ils ne craignaient plus d’être ces « Staatskünstler » (artistes d’État) si décriés partout ailleurs. Si la conséquence des Assises devait être une prise en compte intégrale des désirs des artistes et des goûts du public, on aurait un musée Serge Tonnar dans un château, Fausti en boucle à toutes les radios et une culture qui dérive vers une Heimattümelei qui nous rejetterait cinquante ans en arrière.
Art à l’école S’il y a un point sur lequel le grand public et les acteurs culturels de toutes les disciplines se rejoignent, c’est sur le manque de sensibilisation et d’éveil à la culture à l’école. Plus de trente pour cent des sondés trouvent « que l’école ne sensibilise pas assez voire pas du tout les enfants et adolescents pour la culture » et tous les groupes de travail pour les Assises retiennent dans leurs conclusions que le ministère de la Culture devrait se concerter avec celui de l’Éducation nationale et de la Jeunesse afin d’élaborer non seulement des cursus ciblés d’éveil à la culture, mais aussi d’intégrer la culture spécifiquement luxembourgeoise dans ce cursus, par exemple des textes d’auteurs autochtones dans les programmes de français ou d’allemand. Car une meilleure connaissance du patrimoine culturel luxembourgeois passe nécessairement par là. Il est aberrant qu’on puisse obtenir un diplôme de fin d’études secondaires sans avoir jamais lu un texte de Roger Manderscheid, de Guy Helminger, d’Anise Koltz ou de Guy Rewenig. Xavier Bettel en est conscient et a annoncé qu’il avait chargé Guy Arendt de contacter le ministre Claude Meisch afin d’avancer (enfin) sur cette question de la culture à l’école (des idées de cours d’éducation à l’image sont bloquées depuis des années).
Quelles visions politiques ? La grande question est : quelle vision politique Xavier Bettel et Guy Arendt dégageront-ils des deux jours de débats et de discussions des Assises culturelles. Et la grande crainte : ce débat glissera-t-il vers l’émotionnel (« c’est tellement bien ce que nous faisons, mais personne ne nous aime... ») ou sera-t-il objectivé par des faits et chiffres ? Après avoir fermé son département statistique, le ministère n’a pas pu établir de corrélations directes entre l’opinion des gens exprimées dans ce sondage, forcément biaisé par une ambiance, un contexte du moment, et leur comportement réel. Pour cela, il y aurait de simples chiffres de fréquentation des salles de spectacle, bondées pour la venue de stars internationales et beaucoup plus vides pour des artistes autochtones, débutants ou des artistes d’avant-garde. Il y aurait aussi l’enquête sur les dépenses culturelles des ménages du Statec (la dernière remonte à septembre 2011), dans laquelle les premiers postes de dépenses culturelles, et de loin, sont les services de téléphonie, fixe ou mobile, et d’internet. Surfer plutôt que de sortir, cliquer un like rapide sur les réseaux sociaux ou y cracher son venin au lieu de se forger une opinion en lisant un livre ou un journal, en allant voir une pièce de théâtre ou un concert, voilà un autre résumé de l’air du temps, qui dit la même chose que TNS-Ilres : on a une opinion sans connaître. Pourvu que la politique ne s’y engouffre pas.