En théorie, tout va bien Dans la belle Villa Mousset, route de Luxembourg, Ralph Waltmans, trentenaire dynamique, officiellement « coordinateur culturel » de la Ville d’Esch, est assis derrière une longue table en bois, sous une toile énorme de Fernand Roda représentant des champs de blés, son portable à portée de main. Les gens qui le connaissent disent qu’il travaille jour et nuit à boucler le dossier de candidature pour « Esch 2022 – capitale européenne de la culture » qu’il devra remettre d’ici le 22 mai. Enfin, ce n’est pas vraiment la candidature d’Esch-sur-Alzette toute seule, mais de toute la région Sud. Déjà, beaucoup de gens revendiquent être à l’origine de cette idée : Lydia Mutsch (LSAP), alors encore maire d’Esch, l’aurait lancée il y a deux ou trois ans, idée reprise ensuite par sa successeure Véra Spautz (LSAP) y affirme-t-on. Non, cela aurait plutôt été une idée du représentant de Bettembourg au syndicat Pro Sud qui en serait à l’origine, promet le maire Laurent Zeimet (CSV). « Nous aussi voulions nous porter candidat, raconte pour sa part le maire écolo de Differdange, Roberto Traversini. Mais quand nous avons appris qu’Esch se présentait, nous nous sommes retirés en sa faveur – insistant toutefois que la région toute entière devrait être associée à l’organisation de cet événement. » La réglementation européenne prévoit qu’une municipalité définie dépose un dossier de candidature. Mais, confirme Dan Biancalana (LSAP), maire de Dudelange et président du syndicat Pro Sud, si les dix autres communes du syndicat étaient pour une telle candidature, elles ont toutes toujours insisté que cela devrait être un projet vraiment commun.
C’est alors que la belle théorie commence à s’effriter. Fin mars, la commune de Kayl a refusé de voter la déclaration d’intention d’adhésion à ce projet en séance du conseil communal, le maire, John Lorent, pourtant socialiste, ayant surtout des doutes quant au financement de l’entreprise. Les conseils échevinaux de Käerjeng et de Pétange, tous les deux dirigés par des maires CSV, n’ont pas voulu mettre ce point à l’ordre du jour, pour cause de scepticisme quant au concept financier, sans pour autant vouloir fermer la porte à toute collaboration future. « Faire adopter cette déclaration d’intention équivaudrait à un chèque en blanc pour Esch », affirme le maire de Käerjeng, Michel Wolter. Or, pour sa commune, un investissement d’un demi-million d’euros, selon la clé de financement actuellement prévue, c’est beaucoup d’argent, qu’il ne veut pas engager pour une « histoire politique ». D’autres, comme son collègue de parti, Laurent Zeimet, maire de Bettembourg, est beaucoup plus optimiste : Le conseil communal de sa ville va discuter la déclaration d’intention le 15 avril, Zeimet a préparé une résolution, qui insiste sur la signature d’une convention sur les relations administratives et budgétaires entre partenaires (aussi prévue dans la déclaration d’intention), puis soutient cette candidature et se déclare prêt à devenir partenaire du projet.
« Si nous échouons, concède Ralph Waltmans, ce n’est pas parce qu’une autre candidature luxembourgeoise aura été meilleure, mais ce sera notre faute à nous : notre dossier aura été trop mauvais... » Pour Luxembourg et Grande Région – capitale européenne de la culture 2007, le groupe de préparation avait également été recalé parce que le premier dossier était trop mince – mais qui s’en souvient encore ? Cette fois, après qu’on ait parlé quelque temps d’une possible candidature de la Nordstad, cette option a été abandonnée. Ce sera donc Esch et le Sud ou rien. Après que l’organisation européenne des capitales culturelles ait attribué une nouvelle capitale culturelle au grand-duché en 2022, en parallèle à la Lithuanie, le ministère de la Culture a lancé un appel à candidatures en juillet 2015 et organisé une réunion d’information le 28 septembre. Alors que les communes du Pro Sud discutent encore entre elles de l’opportunité de se porter candidat, la rumeur filtre et les premiers fournisseurs de services, idéalistes ou commerciaux, frappent à la porte de la commune : Claude Frisoni, mister Luxembourg 1995, et Robert Garcia, mister 2007, offrent leurs conseils (à titre bénévole) ; Frank Hoffmann, le directeur du Théâtre national et directeur artistique des Ruhrfestspiele Recklinghausen, ou Jürgen Stoldt, de la Fondation Bassin Minier et du mensuel Forum, ont plein d’idées sur l’organisation de l’événement. Mais il y a aussi des offrants commerciaux venus de l’étranger, avec une expérience internationale qui impressionne les politiques locaux. Les deux entreprises sont entendues par les responsables politiques eschois, et c’est finalement la lilloise « Écoute le paysage » d’Emmanuel Vinchon et Ingra Sõerd, déjà conseillers artistiques pour les années culturelles à Lille et à Mons, qui est retenue. « Robert Garcia est un has been » aurait proféré l’échevin de la culture Jean Tonnar (LSAP). Interrogé sur ce qualificatif, il sourit et reformule : « Nous voulions un consultant qui ait une certaine distance par rapport à la scène culturelle locale. »
Emmanuel Vinchon et Ingra Sõerd ont quelques concepts-clés qu’ils appliquent à tous leurs projets : impliquer le public, lui demander son opinion, lancer une dynamique, travailler avec des événements de grande envergure qui rendent cette année « exceptionnelle ». Depuis l’automne 2015, ils viennent donc régulièrement au Luxembourg « écouter le paysage », découvrir la région et son offre culturelle, parler aux gens et leur demander : « qu’attendez-vous de votre ville ou de votre région en 2032 ? » Beaucoup d’acteurs culturels toutefois furent perplexes de les voir débarquer sans aucune notion ni du pays, ni de l’histoire industrielle de la région, et encore moins de l’offre culturelle existante. Ainsi, ils eurent la bonne idée de proposer au Centre national de l’audiovisuel, consacré au patrimoine national, d’organiser une exposition Hemingway en 2022 – parce qu’une rapide recherche sur internet, mots-clés « hommes célèbres » et « Luxembourg », a dû leur indiquer son bref passage dans le pays.
Du partage « Cela ne peut marcher que si nous avons une approche généreuse et de partage », de cela, Ralph Waltmans est persuadé. Et qui dit « générosité et partage » pense bien sûr aussi budget : Esch s’est inspirée des modèles d’autres capitales culturelles et a jugé qu’un budget de 62 millions d’euros serait raisonnable et permettrait de travailler convenablement. En février, le gouvernement a accepté de fournir jusqu’à 67 pour cent de ce financement. Aux communes et aux sponsors d’assurer le reste. Esch a donc prévu que chaque commune participante verse 50 euros par tête d’habitant et par an d’ici 2022 – et aurait, en contrepartie, la garantie d’un investissement en projets du double de cette somme durant l’année culturelle. Si une commune ne participe pas, elle ne paye pas et n’aura pas de projets sur son territoire, « c’est simple » selon les Eschois.
Pour Roland Schreiner, maire socialiste de Schifflange, la culture est un tout nouveau terrain : la cité ouvrière n’est pas vraiment connue pour une offre pléthorique dans ce domaine et commence seulement à réfléchir à la construction d’un centre culturel. Enthousiaste de la dynamique que la capitale culturelle pourrait lancer dans la région, son conseil communal a voté oui dès la mi-mars. Avec une nouvelle donne : l’ancien site sidérurgique de Schifflange, qui deviendra une friche, pourrait être un des points d’attractions de l’organisation. Pour Henri Haine, maire socialiste de la modeste Rumelange, également cité ouvrière, dont les principaux attraits culturels sont son musée des mines rénové et l’acteur défunt Thierry van Verweke, le mot d’ordre doit être « ensemble » : que cette région se présente ensemble et valorise chacun de ses atouts. Rumelange discutera la déclaration d’intention le 15 avril. Sanem a déjà voté oui, avec la même réserve quant au volet financier que beaucoup de ses pairs. Mais Georges Engel, son député-maire socialiste, sait que l’on ne peut pas vraiment mesurer les retombées d’un investissement culturel. De toute façon, juge-t-il, cette édition ne pourra être que meilleure que 2007, année durant laquelle sa commune n’était aucunément impliquée, et ce bien qu’une partie des manifestations aient eu lieu sur la friche de Belval, qui se situe en partie sur le territoire de Sanem.
Le principal obstacle à une approche diplomatique pour impliquer toutes les communes et tous les acteurs culturels intéressés est actuellement le facteur temps : le dossier doit être déposé par un porteur de projet, ce sera une association sans but lucratif en voie de création. Et déjà, cela grince en coulisses : l’asbl sera constituée d’une dizaine de personnes seulement, avec la bourgmestre d’Esch, Véra Spautz, comme présidente, le président du Pro Sud Dan Biancalana pour représenter les dix autres communes, puis des représentants de la société civile et de l’économie privée. « Si Differdange, qui est quand même, avec 25 000 habitants, la deuxième commune de la région, n’a pas de représentant dans cette asbl, je vous le promets dès maintenant, nous allons nous retirer ! » lance le député-maire Roberto Traversini dans un coup de sang. Sa commune, pourtant, serait un élément-clé dans une stratégie culturelle pour la région, investissant cinq à six millions d’euros annuels dans la culture, avec notamment son projet-phare de l’industrie créative, le 1535. Dudelange n’a pas à se cacher non plus : dix pour cent du budget vont à la culture (contre moins d’un pour cent du budget de l’État), elle peut se targuer de son centre culturel régional Opderschmelz et de ses deux galeries d’art, qui attirent un public national, ainsi que de la présence du CNA, infrastructure étatique. Dan Biancalana ne jure que par des termes comme « synergies », « fédérer », « communiquer » et « projets durables ». Son conseil communal doit délibérer sur la question le 15 avril aussi. Esch, quant à elle, dispose de quelques infrastructures culturelles d’envergure locale, comme le Conservatoire ou le Théâtre, et d’autres attirant un public national et international, comme la Kulturfabrik, la Rockhal ou le Musée de la résistance ; peut-être que même la Salle des soufflantes, qui n’a plus servi depuis 2007, pourra être réhabilitée pour abriter de grandes expositions. Par contre, tout le territoire manque cruellement d’hôtels et d’autres infrastructures touristiques pour héberger ce public culturel attendu.
L’amour toujours Si 1995 fut l’année où le Luxembourg découvrit son déficit en infrastructures culturelles, suite à quoi le gouvernement, porté par des chiffres de croissance économique mirobolants, lança une politique d’investissements ambitieux dans le domaine, et que 2007 fut l’année des projets associatifs, le profil de 2022 reste à écrire. Ralph Waltmans toutefois est déjà fier d’annoncer le thème retenu pour cette année-là. Contrairement à toutes les attentes, ce ne sera ni le patrimoine industriel ni l’histoire de l’industrie sidérurgique mais... « l’amour ! »... Parce que cette région, estime-t-il, n’est pas assez aimée. Et parce que les relations humaines sont ce qu’il y a de plus important, commun à tous, quels que soient la nationalité ou la situation sociale. Et il a déjà un slogan aussi : « 190 197 heartbeats » – autant qu’il y a d’habitants dans la région sud et les communes françaises avoisinantes invitées à participer.