« Ce n’est pas un partenariat évident ». Michel Petit est franc. « Nous, les architectes, exerçons un ‘art appliqué’. Alors que l’art n’a a priori rien d’utilitaire. L’art a une logique et une qualité propres, et l’architecte n’est pas forcément le défenseur naturel de l’art. » Michel Petit est l’architecte de la deuxième École européenne à Mamer, où l’artiste Paul Kirps vient de terminer une énorme fresque murale de près de mille mètres carrés. Une œuvre impressionnante par sa pertinence, la variété de ses formes – organiques ici, plus géométriques plus loin, abstraites dans un coin ou citant de vieux matériels didactiques dans un autre. « J’avoue que le lieu m’a époustouflé quand je l’ai découvert », explique Paul Kirps. Lieu de passage quotidien pour les plus de 3 000 élèves de tous âges que peut abriter cette école, de la maternelle au secondaire, le couloir ne se laisse jamais appréhender dans son ensemble, on n’en a jamais une vue globale. L’artiste a donc utilisé les délimitations naturelles du coffrage du béton comme une trame sur laquelle il a pu se greffer, un peu comme sur du papier millimétré, « j’ai quasiment fait une mise en page » sourit-il.
EE2 – telle s’intitule prosaïquement cette œuvre – n’est pas la première réalisation de type commande publique de Paul Kirps. En 2012, il a déjà réalisé 54 dans le bâtiment administratif de Paul Bretz avenue Kennedy, occupé par le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg et la radio publique 100,7, des motifs géométriques, tous différents (il y en a 54, d’où le titre de l’œuvre), appliqués sur les stores pare-soleil du bâtiment et seulement visibles de l’intérieur, par les utilisateurs. Et, en 2011-2012, Cipa, un système graphique qui fait également fonction de signalétique appliquée sur les portes du nouveau centre pour personnes âgées à Belval. Alors que les deux premiers projets évoqués étaient des appels à projets avec sélection par un jury, celui du Cipa était une commande directe, une collaboration avec l’architecte, Michel Petit aussi, mise en place dès la phase de conception du bâtiment. « J’ai une certaine affinité pour le travail de Paul Kirps », affirme l’architecte, dont le style rigoureux, très sobre, semble idéal pour accueillir les dessins tout aussi rigoureux de l’artiste qui vient du graphisme.
« Au-delà du fait qu’il s’agit d’un moyen de gagner sa vie en tant qu’artiste, affirme Paul Kirps, j’apprécie les projets de commande artistique parce que ce sont des œuvres conçues pour rester et qui sont accessibles pour tout le monde. » Lorsqu’on conçoit une œuvre vue par des milliers de personnes chaque jour, c’est autre chose que d’accrocher un tableau dans une exposition de groupe dans une galerie, qui ne s’adressera qu’à quelques happy few. La fresque sera inaugurée le 20 juin, en même temps qu’une deuxième intervention artistique par Martine Feipel et Jean Bechameil.
Introduit en 1999, avec la loi sur le statut de l’artiste, la « commande publique » – un pour cent culturel en France ou Kunst am Bau en Allemagne – était surtout pensée comme une « promotion de la création artistique » et, expliqua la ministre de la Culture de l’époque, Erna Hennicot-Schoepges (CSV), un moyen pour fournir du travail aux artistes plasticiens. Mais c’est une mesure que ni l’Administration des bâtiments publics, ni son ministère de tutelle, celui du Développement durable et des Infrastructures, n’ont jamais porté dans leur cœur. Alors même qu’ils gèrent des budgets souvent faramineux, comme ceux des lycées, qui dépassent facilement les 120 millions d’euros (même 217 millions pour l’École européenne de Mamer), ils portent toujours davantage d’attention à l’efficacité énergétique ou à l’accessibilité qu’au « décor artistique ». Donc les appels à projets artistiques, obligatoires pour les infrastructures publiques dépassant les quarante millions d’euros, ne sont souvent lancés que des années après la mise en service des bâtiments. En 2014, dans la foulée des mesures d’austérité, le ministre MDDI François Bausch (Les Verts) avait même voulu supprimer ce poste budgétaire, histoire de faire des économies. Finalement, la réforme de la loi de décembre n’a prévu qu’un abaissement du plafond maximal que peuvent atteindre les projets artistiques de 800 000 à 500 000 euros. L’exposé des motifs du projet de réforme avait encouragé les artistes à être « plus créatifs avec des matériaux et médias moins onéreux ». Les artistes respirèrent lorsque la mesure fut repêchée à la dernière minute.
Trixi Weis est de ceux qui soufflèrent de soulagement en décembre 2014. Artiste indépendante depuis vingt ans, elle survit longtemps avec des boulots de décoratrice au cinéma et au théâtre. Grâce aux commandes publiques, elle commence enfin à vivre de son art (les honoraires peuvent se situer entre quinze et 25 pour cent du prix global du projet). « C’est génial : on peut vraiment se consacrer à un projet durant un an, si on décroche une telle commande, et on se professionnalise en plus ». Il faut non seulement savoir changer de dimensions – Trixi Weis a aussi de l’expérience avec des œuvres miniatures –, mais en plus s’adjoindre les services de professionnels spécialisés comme des électriciens, des ingénieurs en statique, des experts en matériaux. Au Kirchberg, Trixi Weis a ainsi pu installer City clock, une horloge faite de champs colorés en LED (sur la façade du même bâtiment administratif que Paul Kirps, avenue Kennedy) ; devant le lycée Nic Biver à Dudelange, elle a réalisé des crayons surdimensionnés, également munis de LED et d’un système audio.
Trixi Weis est également une des fondatrices et l’actuelle présidente de l’AAPL (Association des artistes plasticiens au Luxembourg), qui milite pour les droits sociaux et de représentation des artistes et compte actuellement quelque 80 membres actifs. Consciente que cette opportunité de travail peut être améliorée – la commande artistique pourrait aussi être appliquée par les communes ou l’administration des Ponts et chaussées – et regrettant que ce pan de la création artistique autochtone reste assez peu connue, l’AAPL a lancé une série d’articles sur le sujet, qui ont paru durant les vacances de Pâques dans le Quotidien, et prévoit la publication d’un livre qui fasse aussi répertoire des meilleures pratiques d’ici la fin de l’année. « Il nous faut plus de commandes ! » est son crédo. Et peut-être aussi une meilleure publicité autour des projets, une meilleure communication, pourquoi pas des vernissages pour inaugurer les œuvres et leur donner une plus grande visibilité. Parce que souvent, elles apparaissent d’un jour à l’autre, les utilisateurs les remarquent, mais impossible d’en savoir plus sur leur auteur ou leur sens.
Kevin Muhlen est conscient de toutes ces critiques. Le directeur général du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, est depuis décembre également le président de la « commission de l’aménagement artistique » instaurée par la loi. Claudine Hemmer, la responsable des arts plastiques, y représente le ministère de la Culture, l’architecte Martine Schmit l’Administration des bâtiments publics ; ils sont nommés pour quatre ans. La « commission élargie », qui rejoint ce noyau dur pour juger des projets concrets, compte aujourd’hui aussi une artiste, Trixi Weis, puis Bettina Heldenstein du Casino, les architectes des bâtiments et un représentant de l’utilisateur. Comme au Casino, qu’il vient de réaménager et de transformer en lieu plus social, Kevin Muhlen veut aussi changer des choses côté commande publique : il voudrait faire réaliser un répertoire national des œuvres déjà réalisées, intégrer systématiquement un ou plusieurs représentants d’artistes dans les jurys, voire ouvrir davantage ce marché aux artistes semi-professionnels – soit ceux qui ont un autre emploi, la plupart du temps enseignants en arts.
C’est pour cette raison qu’a été lancé, en avril, un « appel à candidatures pour la conception et la réalisation d’œuvres d’art » en vue de créer une sorte de pool d’artistes éligibles pour réaliser des œuvres sur des bâtiments de moindre envergure – donc dont le budget ne dépasse pas les quarante millions d’euros –, mais où un décor artistique pourrait être opportun. Alors que pour les gros projets, il faut être « travailleur intellectuel indépendant » reconnu auprès de la Sécurité sociale, il suffit ici d’avoir son propre numéro de TVA pour pouvoir soumettre sa candidature. Ce pool d’artiste est constitué pour deux ans ; à l’heure où nous bouclons, le nombre de candidatures éligibles soumises jusqu’au 6 mai n’était pas encore connu. Le maître d’ouvrage de nouvelles infrastructures « financé(e)s ou subventionné(e)s en grande partie par l’État » pourront faire appel aux artistes de ce réservoir pour conclure des « marchés négociés » – en gros des commandes directes. Jusqu’ici, il n’était pas rare que des appels pour les grands marchés soient relancés une deuxième fois, faute de propositions assez pertinentes reçues suite au premier appel. En règle générale, il n’y a qu’une dizaine, maximum une douzaine de participants par appel, la plupart étant des artistes résidents (bien qu’il s’agisse obligatoirement de marchés européens, droit de la concurrence oblige).
« Une proposition réussie, explique Kevin Muhlen, c’est une œuvre qui s’intègre pertinemment dans l’immeuble ». Mais il sait aussi que c’est parfois difficile, puisque les bâtiments sont déjà achevés au moment de l’appel à idées, et que les architectes, dont beaucoup se voient eux-mêmes un peu comme des artistes, ne leur laissent que peu de choix pour réaliser une œuvre in situ. Fenêtres colorées, angles, demi-cercles et diversité des matériaux sont autant de gimmicks d’architectes qui ont le don d’énerver les artistes, ne peuvant (ou ne veulant) pas concurrencer autant d’extravagance. C’est une des raisons pour lesquelles la nouvelle commission présidée par Kevin Muhlen milite pour que soit avancé le moment de la publication de l’appel à projets artistiques. Pour que l’art ne soit plus la cerise sur le gâteau, mais fasse partie intégrante de sa conception.