La décennie passée a été marquée par une concentration dans la presse inédite depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, une poignée de grandes fortunes ayant fait main basse sur la plupart des quotidiens nationaux et nombre de magazines. Mais derrière ce tableau sombre se dévoile un horizon plus prometteur : l’éclosion de nouveaux titres, papier ou internet, a déjà commencé à préparer la floraison des années à venir.
Certains y voient une profonde crise de la presse et la manifestation d’une régression grave de la démocratie. Et ils n’ont pas tort. En à peine une décennie, une poignée de groupes privés s’est emparé de la plupart des quotidiens nationaux français, sans compter les magazines, et ce alors que les chaînes télévisées, hormis celles du groupe public France Télévisions, sont également la propriété d’industriels ou de financiers.
En 2004, l’industriel et sénateur Serge Dassault a amorcé cette évolution en devenant propriétaire du Figaro. Trois ans plus tard, le quotidien économique Les Échos a été racheté au groupe possédant le Financial Times par Bernard Arnault, patron du groupe de luxe LVMH et première fortune française, qui a ajouté en 2015 à son escarcelle Le Parisien-Aujourd’hui en France. Entre-temps, fin 2010, le prestigieux journal Le Monde est devenu la propriété du trio Bergé-Niel-Pigasse, dit « BNP ». Soit Pierre Bergé, cofondateur de la maison de luxe Yves Saint Laurent. Xavier Niel, patron de l’opérateur de téléphonie Free. Et Matthieu Pigasse, banquier d’affaires de Lazard qui a aussi racheté Les Inrockuptibles. Enfin, en juin 2014, c’est Libération qui, pour survivre, a dû être repris par Patrick Drahi, troisième fortune de France, par l’intermédiaire de son groupe Altice (SFR, Numericable).
Entretemps, en raison de graves difficultés financières, France Soir a disparu sous forme papier et La Tribune, l’autre quotidien économique, a dû cesser sa parution journalière pour se convertir en un site puis un hebdo. Le tableau ne serait pas complet si l’on omettait d’ajouter qu’en régions le Crédit Mutuel, à travers le groupe EBRA, détient désormais les principaux quotidiens de tout le grand quart nord-est du pays : l’Est républicain, le Républicain lorrain, Vosges Matin, l’Alsace, les Dernières nouvelles d’Alsace, le Bien public, le Journal de Saône-et-Loire, le Progrès et le Dauphiné libéré.
Le paysage des hebdomadaires généralistes est très semblable. Le Point appartient au milliardaire François Pinault via le holding Artémis, L’Express à Patrick Drahi (qui l’a racheté avec L’Expansion et L’Étudiant au groupe belge Roularta), L’Obs (ex-Nouvel Observateur) au trio « BNP » et Paris Match au groupe Lagardère, qui possède également le magazine Elle et la radio Europe 1.
Parmi les quotidiens nationaux, il ne reste plus que La Croix et L’Humanité à ne pas avoir été rachetés par de grandes fortunes. Évidemment, il reste aussi d’autres titres indépendants, comme Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo ou Politis. Et les sociétés de journalistes de Libération ou du Monde, historiquement au cœur du système de gouvernance de ces titres, continuent à se battre pour en défendre l’indépendance éditoriale, chartes à l’appui, même si la propriété du capital est passée en des mains extérieures. En avril dernier, Libération a explicitement mentionné Patrick Drahi parmi les personnes soupçonnées dans l’enquête sur les Panama Papers (avec un démenti de l’intéressé). Et Le Monde a régulièrement réagi aux remarques de Pierre Bergé sur son traitement éditorial.
Reste que les faits de censure se sont également multipliés ces derniers mois. François Ruffin, le réalisateur de Merci Patron !, documentaire mettant en scène la joyeuse revanche d’un couple d’ouvriers nordistes licenciés sur Bernard Arnault, a expliqué que les journalistes des Échos et du Parisien, propriétés du milliardaire, n’ont pas pu écrire une ligne sur son film. En télévision, c’est Vincent Bolloré, à la tête d’un groupe présent notamment dans la logistique et le transport, qui a repris en main Canal+ en n’hésitant pas à interdire d’antenne une enquête sur l’évasion fiscale d’une filiale du Crédit Mutuel. L’affaire a fait grand bruit, et c’est finalement France 3 qui a diffusé le documentaire. Mais Vincent Bolloré a aussi retoqué plusieurs sujets du magazine Spécial Investigation.
Pour le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit, cette concentration aux mains de richissimes propriétaires signifie que « la presse n’est plus qu’un produit marchand, qui s’achète et se vend, dans de pures logiques commerciales ou d’influence ». C’est « le retour à la presse de l’avant-guerre », regrette-t-il, « celle du Temps, le journal du Comité des forges, avec lequel Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, voulait rompre à la fin de la guerre, au motif qu’il avait été trop près des puissances d’argent »1.
Reste que l’existence même du site d’information en ligne dans lequel écrit Laurent Mauduit permet d’avoir une vision un peu moins sombre de l’avenir du journalisme et du pluralisme de l’information. Et il se pourrait même que les historiens datent de 2008 le début d’une nouvelle ère de la presse en France. Cette année-là ont en effet été créés deux supports d’information, très différents, mais ayant en commun de revendiquer une indépendante farouche, d’avoir connu le succès et d’avoir fait des émules : Mediapart et la revue XXI.
En janvier 2008 paraît le premier numéro de cette revue trimestrielle de 200 pages, réunissant reporters, écrivains, photographes et auteurs de bandes dessinées. Un grand sérieux éditorial, des innovations graphiques ensuite copiées et une diffusion uniquement en librairie expliquent son succès : elle atteint rapidement 45 000 à 50 000 ventes par numéro. Pour ses cinq ans, ses fondateurs, l’éditeur Laurent Beccaria et le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, ont détaillé leur credo dans un Manifeste : « Pour retrouver sa valeur, la presse doit s’affranchir de la gangue publicitaire et marketing ».
Le succès est tel que la même équipe crée bientôt une autre revue, cette fois de photojournalisme, 6 mois, tandis que les « mooks », ces revues entre magazine et livre, se multiplient : Muze (dans sa deuxième version), Usbek & Rica (du nom des personnages des Lettres persanes de Montesquieu), WE Demain, L’Eléphant, Schnock, Charles ou La Revue Dessinée. Cette dernière se distingue par son originalité : un traitement de l’information tout en BD, et un succès qui entraîne la naissance d’un nouveau titre, ce 1er septembre 2016 : Topo, l’actu en BD pour les moins de vingt ans.
En quelques années, d’autres magazines ont éclos, comme Le 1 et son format dépliant original (fondé par Eric Fottorino, ex-directeur de la rédaction du Monde), le mensuel féminin Causette, le quinzomadaire Society (lancé par les Nantais à l’origine des magazines So Foot et So Film) ou plus récemment encore Soixante-Quinze, centré sur la capitale et sa proche périphérie. Quant à Polka, c’est à la fois le nom d’un magazine de photos et d’une galerie parisienne, tous deux fondés par Alain Genestar, licencié en 2006 de la direction de Paris Match après avoir publié en une la photo de Cécilia Sarkozy avec son amant Richard Attias.
Côté presse en ligne, le grand succès est bien Mediapart. « Ni publicité, ni industriel, ni subvention : Mediapart ne vit que de ses lecteurs », tel est le credo d’Edwy Plenel, président et cofondateur, qui va jusqu’à qualifier le site de « seul quotidien totalement indépendant d’intérêts privés ou partisans ». Créé le 16 mars 2008 par l’ex-directeur de la rédaction du Monde et une poignée d’autres journalistes, sur leurs deniers personnels, le journal n’a compté que sur ses abonnés, et ceux-ci le lui ont bien rendu. Ils sont venus nombreux au rendez-vous de la qualité éditoriale et des scoops sur les affaires Bettencourt, Tapie ou Cahuzac : en huit ans, Mediapart a atteint les 118 000 abonnés ce qui, au prix de 90 euros l’abonnement annuel jusque récemment (il vient de passer à 110 euros), procure désormais un chiffre d’affaires de quelque 10 millions d’euros. Des bénéfices ont été dégagés dès 2011 et le site est passé d’une vingtaine à 79 salariés en CDI, sans compter les pigistes. De quoi diffuser des émissions régulières sur internet (en direct et dont les extraits viennent enrichir le site), créer de nouveaux formats et même une revue culturelle, La Revue du crieur, en coédition avec La Découverte.
Le paysage des sites en ligne se compose aussi de Rue89, du Bondy Blog, de Slate.fr, d’Atlantico, du Huffington Post à la française, de Franceinfo ou encore de Spicee, dédié aux documentaires en ligne. Et deux sites se rapprochent de Mediapart quant à leur attachement à l’indépendance : Arrêt sur images, qui décrypte l’actualité des médias, et Les Jours, fondé cette année par d’anciens journalistes de Libération. Au rythme des séries, ils ont choisi d’y creuser une quinzaine d’obsessions, comme la politique vue à travers la vie quotidienne de trois députés, l’école depuis une classe de collège, l’empire Bolloré, la Turquie ou encore… le Luxembourg (une obsession baptisée « La grande évasion. Luxembourg, calme et volupté »).
Mais cette riche éclosion n’est pas un chemin pavé de roses. Concilier indépendance et équilibre financier reste difficile. Certains titres sont structurellement en déficit, comme le mensuel environnemental Terraeco, fondé à Nantes en 2004 et liquidé début 2016, faute de repreneur.
Il faut dire que la réforme des aides publiques à la presse se fait attendre. En 2014, le journal le plus aidé restait Le Figaro, pourtant propriété de Serge Dassault, avec 15,2 millions d’euros, quand Le Monde diplomatique, par exemple, a touché quelque 320 000 euros. Mais le système devrait évoluer, avec une extension des aides pour les titres à faibles ressources publicitaires. Un besoin apparu criant après l’attentat contre Charlie Hebdo, qui a révélé une situation financière très précaire, alors que l’hebdomadaire satirique ne figurait pas même, en 2014, parmi les 200 titres les plus aidés du pays, contrairement par exemple à Closer.
Les titres les plus en difficultés font désormais régulièrement appel aux dons, via l’association Presse et Pluralisme, créée fin 2007 pour recueillir les dons des particuliers (qui bénéficient ainsi d’une déduction de 66 pour cent du montant sur l’impôt sur le revenu). L’Humanité a lancé un grand appel en début d’année : avant l’été, 13 000 personnes avaient versé 1,8 million d’euros.
D’autres titres ont eux décidé de mener des actions communes. Huit éditeurs de presse indépendants ont organisé conjointement, le 20 juillet dernier à Marseille, une première journée de rencontre de lecteurs : Alternatives économiques, Causette, Le 1, Philosophie magazine, Politis, Psychologies magazine, Sciences humaines et Society. D’autres villes suivront. Et dernière initiative en date : il y a trois semaines a été lancé un portail d'abonnements groupés à plusieurs sites d'information sans publicité. Baptisé La Presse Libre, il réunit pour l’instant Arrêt sur images, Hors-Série (des entretiens filmés sur internet) et Next Impact (l’actualité high-tech).