L’alliance de la carpe et du lapin ? Le 31 août était annoncé un partenariat de Sanofi (première capitalisation boursière en France avec 120 milliards d’euros) avec Google, pour « améliorer les résultats cliniques dans le diabète » avec la collaboration du centre de recherche américain Joslin Diabetes Center. Quel rapport Google peut-il bien avoir avec l’industrie pharmaceutique ? Le grand public ignore généralement que le géant américain du web s’intéresse depuis plusieurs années aux questions médicales. Sa division Life Sciences, créée en 2012 et érigée tout récemment en filiale de la nouvelle holding Alphabet, a déjà conclu des accords similaires avec plusieurs autres laboratoires, dont le suisse Novartis. Mais dans quel but ?
Chez Sanofi, la vente de médicaments contre le diabète a rapporté sept milliards d’euros en 2014, et pour continuer à proposer de nouveaux traitements propres à améliorer la vie de millions de patients, le laboratoire a besoin de « collecter, analyser, et comprendre » leurs paramètres biologiques et cliniques. Mais la loi lui impose de passer par un intermédiaire. C’est là qu’intervient Google, qui apportera son expertise pour traiter les « big data », c’est-à-dire la quantité astronomique de données qu’il est déjà possible de se procurer.
Mais la firme de Mountain View n’interviendra pas uniquement en « back-office statistique ». Son rôle se situe dès la collecte des données. Ainsi, en janvier 2014, le X Lab de Google annonçait la mise au point de « lentilles de contact intelligentes » permettant de mesurer en temps réel le taux de glucose à partir des larmes. Une révolution pour des malades aujourd’hui contraints de mesurer leur glycémie en se piquant le doigt plusieurs fois par jour pour prélever une goutte de sang. Des signaux lumineux préviendraient les porteurs de lentilles du dépassement de certains seuils de glucose.
Cela fait plusieurs années que Google développe des systèmes de collecte de données sur certaines maladies comme la sclérose en plaques (accord avec le laboratoire spécialisé Biogen) ou le cancer, avec son fameux « bracelet », qui pourrait être commercialisé avant dix ans. Il est fondé sur l’utilisation de particules nanoscopiques (2 000 fois plus petites qu’une cellule sanguine), qui, ingérées à l’aide d’un comprimé, circuleront dans le sang avec la capacité de se fixer sur des cellules cancéreuses en les « éclairant », ce qui sera détecté par le bracelet. Ce dernier pourra aussi repérer le risque d’une crise cardiaque ou d’un accident vasculaire cérébral.
Mais Larry Page, le président de Google, a d’autres ambitions. Interviewé par Time, il a expliqué que guérir le cancer n’est pas forcément une ambition majeure, car cela revient à ajouter « environ trois ans à l’espérance de vie moyenne », ce qui ne serait pas « une si grande avancée que ça ». Il pense que, grâce à la technologie et notamment à l’ingénierie cellulaire, on pourra bientôt non pas guérir une maladie en particulier, mais les soigner toutes, dans la lignée du « transhumanisme », un mouvement très implanté en Californie, qui entend libérer l’être humain de ses entraves biologiques et reculer les limites de la vie.
C’est à cette aune qu’il faut comprendre la création par Google, en septembre 2013, de Calico, une société qui a pour objectif de s’attaquer « à la santé, au bien-être et plus particulièrement au défi du vieillissement et des maladies associées ». Un accord de recherche a été conclu en 2014 avec la biotech américaine AbbVie impliquant un investissement commun de 1,5 milliard de dollars sur dix ans.
Pour Laurent Alexandre, médecin français à l’origine du site médical Doctissimo, le projet n’a rien d’utopique car « la lutte contre la mort, c’est d’abord une affaire d’informatique. Dans les années qui viennent, la médecine va devenir de plus en plus le monopole des acteurs du big data, c’est à dire des entreprises comme Google capables de faire des corrélations entre des milliards de données. »
Des doutes existent sur l’efficacité réelle des outils de « techno-médecine » : certains spécialistes tiennent le « bracelet anti-cancer » pour un gadget commercial (la détection de signaux à travers la peau est moins précise qu’un prélèvement sanguin) et contestent qu’ils puissent révolutionner les diagnostics, qui utilisent de nombreux paramètres : éléments génétiques, facteurs de risques comportementaux, système immunitaire, etc. Il demeure qu’ils modifient complètement la manière dont la médecine va désormais être exercée.
Grâce à toutes sortes de capteurs, il est désormais possible de suivre en continu l’état de santé d’une personne, et ainsi avoir une « démarche proactive et préventive », selon Andrew Conrad, CEO de Google Life Sciences, alors que la médecine actuelle est « épisodique et réactive » (je vais chez le docteur quand j’ai mal). La fiabilité des données est toujours meilleure quand elles sont collectées automatiquement.
Les autorités sanitaires poussent à la roue, car, outre les bénéfices évidents pour les patients, les alliances entre les grands laboratoires et les firmes de la Silicon Valley pourraient aider à gérer plus efficacement les systèmes de santé. Aux États-Unis, le seul diabète est à l’origine de dix pour cent des dépenses de santé et toute solution permettant de mieux les contrôler est la bienvenue. En France, un rapport récent a rappelé que les trente maladies chroniques qui figurent sous le statut d’ « affections de longue durée » concernent huit millions de personnes et pèsent pour 70 pour cent des dépenses de l’assurance-maladie. Il considère que « le numérique est une opportunité pour rationaliser et diminuer ces dépenses » et que dans ce but il convient « d’aider des start-up à développer des solutions de soins utilisant les données de santé ».
Cela dit, les discours humanistes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des biotechs qui veulent « transformer l’homme et la société » avec la bénédiction des autorités sanitaires peinent à dissimuler que le véritable enjeu est commercial. Ainsi les ventes d’antidiabétiques se sont élevées à quarante milliards de dollars en 2014 et pourraient dépasser soixante milliards en 2020, car le nombre de personnes atteintes ne cesse de croître (390 millions aujourd’hui, peut-être 600 millions en 2035). Quant à la lutte contre le vieillissement, elle pourrait rapporter 20 milliards d’ici 2025.
Reste la question éthique, plus épineuse dans le domaine de la santé que dans d’autres. Jusqu’à quel point peut-on mettre des implants dans son corps ? Est-il possible de se servir à des fins commerciales de données biologiques recueillies en temps réel ? D’autre part, Edward Snowden et d’autres « lanceurs d’alertes » ont révélé que les géants américains de l’informatique avaient livré aux services de renseignements des informations sur leurs utilisateurs. Google, déjà impliqué dans cette affaire, pourrait-il être contraint de transmettre des données médicales ? Un expert livre une conclusion cynique : « Si Google me permet de rallonger ma vie jusqu’à 120 ans, franchement, j’accepte qu’ils donnent mes informations. Et je ne serai pas le seul ».
La généralisation prévisible des objets connectés liés à la santé et au bien-être permettra, ce qui est déjà le cas en assurance automobile (offres « pay-as-you-drive »), de personnaliser les prestations et notamment d’ajuster la tarification en assurance santé.
D’ores et déjà, certains assureurs récompensent par des tarifs préférentiels les « comportements vertueux » en matière d’hygiène de vie comme la pratique d’activités physiques et sportives, avec transmission de données issues de podomètres, de cardio-fréquencemètres ou de « bracelets connectés ». Les capteurs pourraient aussi vérifier la consommation de tabac et les habitudes alimentaires.
Si certains clients ont tout à y gagner, on imagine facilement les conséquences négatives de la disparition progressive de la mutualisation des risques et de l’actuariat, principes fondateurs de l’assurance : augmentation des tarifs pour la majorité de la population, voire refus pur et simple de prise en charge des personnes trop risquées, déjà pénalisées avec le système actuel.
Deux autres craintes sont exprimées, sans même parler de celles liées aux fuites de données ou à leur utilisation par des tiers. Des outils de collecte actuellement fondés sur le volontariat pourraient être rendus obligatoires au nom d’impératifs de santé publique (raisons médicales ou financières, comme la réduction des coûts de l’assurance-maladie). De plus, on pourrait facilement passer de données limitées aux comportements à des informations médicales « stricto sensu », comme celles sur lesquelles doivent travailler Google et Sanofi.