Le 5 octobre dernier a vu le jour en France « l’Observatoire de l’ubérisation », avec pour mission d’évaluer l’impact du développement des plates-formes numériques qui ont conquis les consommateurs, dont une des plus connues est Uber, dans le domaine des taxis. La start-up californienne créée en 2009, présente dans 311 villes de 58 pays et qui vaut déjà 50 milliards de dollars en bourse (autant que General Motors), a donné son nom à un phénomène dont il est encore difficile de mesurer la portée, mais dont on sait déjà qu’il bouleversera un nombre croissant d’activités économiques.
L’« ubérisation » s’appuye sur les technologies d’information et de communication, qui, depuis déjà plusieurs années, ont profondément transformé les rapports humains et les modes de vie. Mais les firmes les plus emblématiques de ce mouvement, Uber dans les taxis ou AirBnB dans l’hôtellerie, comme toutes celles qui se sont engagées dans la même voie, partagent d’autres points communs que le rôle central de la technologie. On peut en voir au moins deux. De nombreuses activités ne fonctionnent plus convenablement aux yeux des consommateurs. L’offre y est rigide, souvent en raison de contraintes réglementaires ou de rentes de situation (à Paris il y a aujourd’hui moins de taxis qu’en 1939). Il en résulte un manque de disponibilité et des prix élevés. La qualité du service est généralement médiocre. L’insatisfaction des clients crée donc une brèche pour de nouveaux acteurs capables de « dynamiter » les business models existants. C’est le cœur même de l’ubérisation.
Les nouveaux modèles économiques sont légers. Les start-up de l’Uber Economy ont peu de personnel permanent et des infrastructures physiques limitées. Comme tous les courtiers, d’ailleurs, puisque le travail consiste principalement, au moyen d’une application dédiée, à mettre en relation une offre et une demande, et à se faire rémunérer sous forme de commissions (chez AirBnB, trois pour cent perçus sur le loueur et six à douze pour cent payées par le voyageur).
Outre les intermédiaires, tout le monde y trouve son compte. Les clients bénéficient d’une offre très facilement accessible, à des prix imbattables (deux à trois fois moins élevés que chez un fournisseur « classique ») et d’une très bonne qualité du service, celle-ci étant garantie par un système d’appréciation et de notes permettant d’évincer les « mauvais » prestataires. Les offreurs ont la possibilité de se procurer un revenu d’appoint en ayant un deuxième travail ou en louant leurs biens, ce qui revient à rentabiliser des ressources matérielles, mais aussi en temps et en compétences, insuffisamment exploitées. On peut y voir aussi une solution au chômage et à l’insertion professionnelle des jeunes.
Ces avantages expliquent le développement très rapide du phénomène dans les activités où il est déjà bien implanté, comme l’hébergement. Depuis 2012, AirBnb a plus que triplé le nombre de ses clients (il dépasse aujourd’hui les dix millions) et son chiffre d’affaires a été multiplié par cinq. La marque est présente dans 190 pays, dont Cuba, et propose 1,5 million de logements (contre au maximum 720 000 pour chacune des plus grandes chaînes hôtelières). Parmi les secteurs actuellement les plus concernés figurent aussi le transport (taxi, covoiturage, location de voitures), les services financiers (prêts directs entre particuliers, applications de paiement) et la restauration (livraison de repas, confection de plats au domicile des convives ou à celui des cuisiniers).
Les services à la personne (ménage, coiffure, soins), la livraison (de colis, de fleurs), la réparation et l’entretien sont aussi gagnés par l’ubérisation, mais celle-ci ne touche pas uniquement des activités à faible valeur ajoutée, ou dont le client final est un particulier. Les services professionnels sont désormais affectés, ubérisation rimant ici avec externalisation. Aux États-Unis, plusieurs grands cabinets de conseil juridique font appel à des juristes free-lance, bien moins payés que des salariés permanents, et peuvent ainsi réduire leurs coûts de 80 pour cent. En France, la Société Générale a dépensé une somme dérisoire pour trouver un nom pour une nouvelle carte de crédit, car l’agence de publicité à laquelle elle s’est adressée, une start-up de 40 salariés, a fait un appel d’offres auprès de créatifs indépendants. L’ubérisation assure une flexibilité totale, à savoir la possibilité de trouver en dehors de l’entreprise, n’importe où dans le monde, les compétences les plus adaptées, au moment voulu et au moindre prix.
L’extension de l’Uber economy se produit, curieusement, alors que les nouveaux modèles, même les mieux établis, n’ont pas encore fait la preuve de leur rentabilité : créée en 2008, AirBnB connaîtra encore quelque 130 millions de dollars de pertes en 2015, soit plus de seize pour cent de son chiffre d’affaires, et Uber plus de 400 millions, environ vingt pour cent de son chiffre d’affaires !
Les effets pervers n’ont cependant pas tardé à apparaître. Les acteurs en place se plaignent de la concurrence déloyale des nouveaux entrants qui échappent souvent à la réglementation et du risque élevé de suppressions massives d’emploi. De nombreux experts leur emboîtent le pas et considèrent que, contrairement au principe de « destruction créatrice » théorisé par Schumpeter dans les années 40, l’ubérisation détruira in fine davantage d’emplois qu’elle n’en créera, surtout si elle incorpore des systèmes automatiques : Uber travaille déjà sur les « véhicules sans chauffeur » comme la Google Car.
Mais il y a un autre problème, qui n’est plus d’ordre quantitatif, mais qui tient à la qualité des emplois. Ubérisation rime totalement avec précarisation. Tandis que le cabinet Deloitte, dans un rapport récent, parle « d’économie à la demande » (economy on demand), le magazine britannique The Economist a forgé en janvier 2015 l’expression de workers on tap, car les travailleurs ubérisés constituent une force de travail comparable à l’eau d’un robinet que l’on ouvre ou ferme selon son besoin. Ils doivent adopter un statut d’indépendant souvent peu avantageux sur le plan social, similaire à celui des intermittents du spectacle. Leur précarité est accentuée par le risque d’être mal notés par les clients et par la modicité des revenus : à Paris le montant moyen des loyers encaissés par les loueurs AirBnB est de 300 euros par mois. Malgré cela elle ne cesse de progresser : aux États-Unis, une personne sur trois aurait déjà au moins une activité free-lance.
Dans ces conditions, on peut considérer que le terme « d’économie collaborative » souvent associé à Uber, AirBnB et consorts, est abusif. Un expert français écrit que « derrière cette belle promesse d’économie du partage, ces plates-formes sont les fers de lance d’un capitalisme qui n’a rien de solidaire ni d’équitable ». Preuve de ce que les Allemands appellent le « Plattform-Kapitalismus », la capitalisation boursière d’AirBnb atteint déjà 23 milliards de dollars, presque autant que le leader mondial Hilton et deux fois plus qu’Accor. Bien que non rentable, la société a bouclé sans difficulté une levée de fonds de 1,3 milliard début 2015, et ses trois fondateurs sont à la tête, sept ans après la création du concept, d’une fortune approchant les deux milliards de dollars par personne. Ce qui leur vaut de figurer, selon le magazine Capital, au nombre des « petits malins qui ébranlent des secteurs d’activité entiers en exploitant le travail et les actifs des autres ».
La résistance s’organise. Les pouvoirs publics s’inquiètent de la dissimulation de revenus par les particuliers qui louent leur bien ou exercent un travail d’appoint. Les professionnels en place pratiquent de leur côté un lobbying intensif pour que « l’Uber économie » soit davantage régulée, par exemple en faisant limiter la durée des locations par des particuliers. Comme on l’a vu en France récemment avec les taxis, certains n’ont pas reculé devant les menaces, intimidations et agressions pour obtenir l’interdiction d’Uberpop (courses assurées par des particuliers).
Mais ils cherchent aussi à s’adapter en améliorant la qualité de leurs services ou en baissant leurs tarifs, voire en tentant de « récupérer » le phénomène, comme la SNCF, qui a pris 75 pour cent du capital du loueur de voitures entre particuliers Ouicar, numéro deux en France.