Pour pénétrer dans Mindforest, une firme spécialisée dans le change management, il faut suivre le binôme qui la dirige : un informaticien et un linguiste. Au premier (Guy Kerger) l’organisation, au second (Nico Hoffeld) le réseautage. Patiemment, ils ont tissé une toile de relations, se sont construits une réputation. Sur la dizaine de clients et de concurrents interrogés, à peu près tous certifient de leur professionnalisme. C’est que Hoffeld et Kerger sont perçus comme « déi vun hei ». Face aux Big Four, suspectés par beaucoup de chefs d’entreprise autochtones d’être des « touche-à-tout », voire des « mercenaires » internationaux peu intéressés par les spécificités locales, Mindforest monnaie son capital d’ancrage.
Guy Kerger nous reçoit dans le lounge de Mindforest, situé à quelques pas de la Place des Martyrs. Assis sur une tabouret, il expose deux heures durant son modus operandi, en s’efforçant d’être aussi concret que possible, comme pour faire preuve son pragmatisme empirique. Lorsqu’on lui demande de donner sa définition de la nébuleuse change management, il répond : « Du bon sens ». Kerger a appris sur le tas et il admet volontiers ne pas s’être plongé dans la – très prolixe, voire ésotérique – littérature managériale. « L’être humain est une valeur ajoutée ; plus il s’identifie au travail, mieux il l’exécutera », dit-il. Ou encore : « L’argent est le plus cher motivateur du monde. »
Mindforest opère au plus près des employés. Sa mission n’est pas de co-signer la stratégie économique de la direction (cela revient à des consultants comme McKinsey, Boston Consulting Group ou Bain & Company) ; mais de la vendre aux salariés et aux cadres moyens. Confronté au gigantesque établissement public et conscient que son statut d’externe – voire de parachuté – mettait en doute sa légitimité, le directeur général de la Post, Claude Strasser, a ainsi élaboré une stratégie avec Bain & Company (« Déi nei Post ») et désigné Mindforest pour faciliter la mise en musique et calmer les oppositions internes. Le simple fait de partir annuellement pour une visite aux postes de travail du personnel, confèrera à Strasser une image de proximité et de sympathie auprès d’employés postaux habitués aux codes hiérarchiques et à une direction distante. En parallèle, Kerger et Hoffeld ont sélectionné des « ambassadeurs change », des simples employés « acceptés par leurs collègues » que le directeur général reçoit régulièrement dans le lounge de Mindforest ou dans son bureau, rue Aldringen, pour entendre les doléances du terrain. Une manière de créer des relais en-dehors des voies hiérarchiques et syndicales traditionnelles.
De cette pratique, le sociologue français Alain Ehrenberg avait donné une description succincte. « Le management post-disciplinaire, écrivait-il en 1991, dans Le culte de la performance, est une tentative pour forger une mentalité de masse qui économise au maximum le recours aux techniques coercitives. » Le management « participatif » a détrôné les anciens modèles de gestion ouvertement disciplinaire que furent le fordisme (l’organisation militaire basée sur le commandement patronal) et le taylorisme (l’organisation scientifique dictée par les calculs des ingénieurs). Bref, c’est l’esprit soixante-huitard récupéré et transmuté en efficience managériale. Car un ouvrier non-satisfait, serait moins productif et plus souvent malade, dit Kerger. « Si on fait correctement le calcul », une trop haute pression sur le lieu de travail, serait « déficitaire ».
Jovial, cultivé et bon-vivant, Nico Hoffeld dispose d’un impressionnant réseau. « Ce n’est pas un secret que j’ai cette force-là », dit-il. Ancien de la Fédération des jeunes dirigeants et fier membre du Rotary Club d’Esch-sur-Alzette, il court des marathons et cultive une image de cadre dynamique. Il est également un des meilleurs amis d’Etienne Schneider dont, à quelques jours des dernières élections, il témoignait dans Le Jeudi de la qualité de « fin stratège qui sait rapidement jauger une situation ». Cette proximité à l’Olympe politique expose Mindforest aux critiques. « Pour nous, la proximité avec Etienne Schneider est plus négative que positive », affirment les deux associés, qui, bien qu’interrogés séparément, utilisent quasiment au mot près la même formulation. « Dans notre temps libre, on n’a jamais parlé – et ne serait-ce que trois minutes – du boulot », ajoute Hoffeld.
Or, les chemins du trio Schneider-Mindforest-Strasser ne cessent de se croiser. En 2007, le haut fonctionnaire Etienne Schneider entame des négociations qui vont aboutir à la création d’Enovos. Pour accompagner la fusion, il recommande Mindforest. En février 2012, Schneider devient ministre de l’Économie ; un mois plus tard, il nomme Claude Strasser, son ancien adjudant à la SEO (et ami d’études), à la tête de la Poste. Qui, lui, choisira Mindforest – avec laquelle il avait déjà collaboré à la SEO – pour le consulter. En décembre 2013, Schneider devient ministre de la Sécurité intérieure. Une année plus tard, Mind-forest décroche le contrat pour rédiger un audit sur la Police grand-ducale. La firme facturera ses services à 215 000 euros (l’audit de McKinsey sur le budget nouvelle génération avait coûté le double). « Nous avons été parmi les moins chers, les autres demandaient deux à quatre fois plus », dit Guy Kerger.
Les conseillers en change management ont une tendance naturelle à délégitimer les traditions et à exalter les modernisations. Ceci les amène à sous-évaluer la permanence du passé et à surévaluer les ruptures. À écouter Kerger parler des « cinq phases du deuil », de « situations inédites » et de « perte des repères », on est gagné par l’impression d’une crise permanente. « On évolue dans une situation stable, dans un environnement connu ; puis, un jour, rien de ce qu’on avait appris ne vaut plus. La référence a sauté, et il faut en construire une nouvelle. » Aux cadres et aux salariés déboussolés et anxieux, la branche des consultants fournit les nouveaux mots d’ordre qui aident à faire passer la pilule du « changement » : la performance individuelle se substitue à l’appartenance collective, l’adhésion personnelle au compromis syndical, l’implication à la discipline, la participation à la coercition. Des déplacements qui alimentent une confusion entre ce qui était jadis l’espace (intime) de l’identité et les signes (extérieurs) de la réussite : Désormais, il faut s’identifier à ce que l’on fait.
Jean Asselborn, Léa Linster et Jean-Claue Juncker l’ont bien compris : au Luxembourg, la légitimité passe par un détour (médiatique) international. La success story de Mindforest débute, elle, à Paris, trois ans après sa fondation. En 2003, Universal Music recherche une boîte (de préférence non-parisienne) pour la conseiller. Guy Kerger en a vent grâce à ses réseaux datant de son temps au CRP Henri Tudor. Il soumet un dossier, fait un pitch et remporte le gros contrat. Arcelor, Luxair, Enovos, Bil, BGL, Raiffeisen, le Domaine thermale de Mondorf et d’autres suivront ; Mindforest gère aujourd’hui 39 projets, dont quatre « grands dossiers ». Les associés de Mindforest avaient préparé le terrain. Ils organisaient ainsi des matinées informelles dans leurs locaux, une ancienne maison familiale dans le quartier de la Gare, auxquelles ils invitaient quelques responsables en ressources humaines. Kerger et Hoffeld n’y tiennent ni d’ennuyeux exposés d’experts ni d’exaltés discours de commerciaux. Ils laissent parler, écoutent et gagnent la confiance de leurs interlocuteurs, tout en glanant des informations sur les grandes entreprises luxembourgeoises.
Lorsque Guy Kerger lance Mindforest en 2001 (à l’époque en collaboration avec RTL-Group), il se présente comme conseiller « en net-économie ». Pour eLuxembourg, il jouera à « Monsieur Internet » élaborant une multitude d’études, qui permettent aux responsables politiques de se faire passer, le temps d’une conférence de presse, pour des avant-gardistes du numérique et de disserter sur la « présence des entreprises luxembourgeoises sur Internet » (2002 et 2004), « les jeunes face à Internet » (2004) ou encore « la présence Internet des communes » (2005). Ce n’est que vers 2004 que Mindforest prend le pari de tout mettre sur le change management. Entretemps, Nico Hoffeld, ancien junior partner de Will Kreutz (Made by Sam’s), avait fini par rejoindre Mindforest. Il y ramène son ami Michel Bourkel, dont la fiduciaire s’occupe de la comptabilité de Mindforest et qui siègera dans le CA avant que son nom n’en disparaisse, substitué par une société domiciliée aux îles Samoa.
Mindforest embauche informaticiens, graphistes et documentalistes, mais également des diplômés en sciences humaines : des sociologues, pédagogues et psychologues qui ont amené leurs méthodologies. Dans un article paru en juillet 2014 dans le mensuel Forum, le psychanalyste Thierry Simonelli avait critiqué l’approche des « managers de l’âme » en la ramenant à son sous-bassement idéologique, c’est-à-dire, écrit-il, au « tournant néolibéral » : « L’homme économique est un entrepreneur, car son comportement est essentiellement un comportement économique. Et grâce à la psychologie scientifique, il pourra devenir l’ingénieur de son comportement. » Si Mindforest offre des tests de personnalité pour les managers qui viennent d’être promus ou sont « confrontés à des situations inédites », ses méthodes prennent souvent un air ludique. Kerger évoque ainsi « la technique des six chapeaux » : chaque participant doit mettre un chapeau coloré représentant un état d’esprit : bleu pour optimiste, rouge pour pessimiste, vert pour factuel, jaune pour émotionnel, etc. Selon Kerger, ce bal masqué permettrait de débloquer les discussions en donnant à chacun la licence de changer aléatoirement sa position. Un chapeau pour ne pas perdre la face.
À écouter Kerger expliquer comment il se fait une idée d’une entreprise, on pense à l’anthropologue qui « fait du terrain », s’imprègne du jargon et des acronymes, des rituels et des rumeurs, pour comprendre, de l’intérieur, les logiques du pouvoir. Lorsque je demande à Guy Kerger s’il a une manière différente d’aborder une administration publique et une entreprise privée, il répond machinalement : « Non, il s’agit toujours d’êtres humains ». Une heure plus tard, en fin d’interview, je lui repose la question. Kerger réfléchit durant une bonne vingtaine de secondes avant de répéter sa première réponse. Ce manque de distinction explique que les audits de Mindforest sont tous plus ou moins servis à la même sauce. Que ce soit l’audit de l’Adem en 2011 ou l’audit de la Police en 2015, la terminologie est invariable : « autre culture de la communication », « mentalité de service provider » ou encore la transformation des administrés en « clients ».
Le 10 décembre 2014, à peine dix jours après l’annonce que Mindforest venait d’être choisi pour faire l’audit de la Police, le Parquet économique fait une perquisition dans les locaux du ministère de l’Économie et dans ceux du ministère de la Sécurité intérieure. C’est Mindforest qui est visé, l’information fuite en temps réel. Nico Hoffeld dit avoir appris la nouvelle par une notification push de RTL lors de sa réunion hebdomadaire du Rotary Club. « C’est malsain pour l’État de droit que nous devons apprendre ces choses par la presse, dit-il. On doit se défendre contre des fantômes, c’est ridicule ! » (Guy Kerger eut vent que quelque chose se tramait lors d’une présentation auprès de la Police lorsqu’un policier l’approcha et lui confia que sa demande d’établissement était en train d’être examinée.) Au Parquet, le dossier reste ouvert. La question qui occupe le juge d’instruction est de savoir si l’autorisation de commerce de la Mindforest SA couvre les activités de celle-ci. Mindforest aurait-elle glissé vers les audits financiers, réservés aux Big Four et aux fiduciaires ? (Kerger est formel : son entreprise ne se serait jamais aventurée dans ces parages, elle se serait bornée aux audits organisationnels.)
Au moment où la concurrence augmente et les marges baissent, chacun défend ses plates-bandes et ses prérogatives : les cabinets d’avocats leurs conseils juridiques (contre les Big Four), les banques leurs relations avec les HNWI (contre les family offices) et les Big Four leurs activités d’advisory (contre les avocats). Sur le marché de la consultance, Mindforest est la seule à occuper un terrain intermédiaire entre le grouillement de microstructures – dont la plupart fonctionnent quasiment en one-man-show – et les mastodontes mondiaux. Ainsi si Mindforest a eu l’audit pour l’Adem, EY aura eu le marché de l’ITM. Kerger jure pourtant ne pas s’intéresser à ce que fait la concurrence. Il évoque Jeff Bezos, le CEO d’Amazon, dont il se rappelle avoir lu (sur un gobelet de café) une citation sur la nécessité de se concentrer sur les clients et non sur les concurrents. (Hoffeld avance une citation similaire, mais en l’attribuant à Steve Jobs.)
Les Big Four jouissent d’un réseau mondial de collaborateurs. Or, pour une entreprise opérant uniquement sur le marché luxembourgeois, une consultance internationale présente moins d’intérêt. C’est là qu’intervient Mindforest. « Notre marché est ici au Luxembourg, nous n’avons que ça, dit Kerger. Tout dépend donc de notre réputation. J’ai dit une fois à un ministre : ,Si nous ratons ce projet, nous ne ferons plus jamais rien dans ce secteur.’ » Cette fragilité sur un marché très étroit, explique le peu d’amusement qu’ont provoqué les critiques formulées par le SNPGL, un des cinq syndicats de la Police, sur l’audit rédigé par Guy Kerger.
En 2014, le gouvernement avait déboursé 2,26 millions pour des audits externes ; mais c’est sans compter la facturation de l’implémentation et du suivi. Les projets pour l’État ne représenteraient qu’une quinzaine de pour cent du chiffre d’affaires de Mindforest, affirment Hoffeld et Kerger. Or, lorsqu’on y intègre les établissements publics, on retrouve quelques grands acteurs comme Post, les CFL ou le Centre hospitalier Emile Mayrisch. Même s’il ne s’agit pas d’un marché énorme, les Big Four cherchent éperdument des Luxembourgeois qu’ils pourront envoyer dans les administrations, sachant qu’un fonctionnaire quinquagénaire appréciera moyennement recevoir les conseils d’un jeune Français ou Allemand tout droit sorti de son business school. Face à la concurrence internationale, Mindforest joue la carte nationale. Ainsi, ce fut Kerger, qui s’aventura sur le terrain miné de la Police pour y mener personnellement une bonne partie des interviews avec les policiers. (Or, souvent, les deux associés vendent un projet que leurs employés devront mettre en pratique.) Les services fournis par les change managers, consultants, experts « in human capital management », et opérateurs d’assessment centers sont-ils efficaces ? C’est peut-être pas ce qui importe ; car, en fournissant une légitimité scientifique aux décisions patronales ou politiques, les nouveaux intellectuels organiques servent avant tout d’amortisseur.