Dans le cadre de la création d’un marché unique du numérique en Europe, la Commission européenne a présenté le 6 mai 2015 un vaste plan d’action qui s’articule autour de trois piliers principaux, à savoir un meilleur accès aux biens et services dématérialisés, un cadre réglementaire destiné au développement des entreprises et la croissance de l’économie numérique.
C’est l’accès aux biens et services dématérialisés qui nous intéresse, et plus particulièrement les barrières géographiques qui existent et qui peuvent être le fait à la fois des acteurs économiques dans le but de protéger leurs intérêts commerciaux, et des réglementations applicables dans les différents pays qui ne sont pas suffisamment harmonisées.
Il est intéressant de constater sur ce point, que déjà en 2001, un considérant de la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information constatait ces disparités :« En l’absence d’harmonisation à l’échelle communautaire, les processus législatifs au niveau national, dans lesquels plusieurs États membres se sont déjà engagés pour répondre aux défis technologiques, pourraient entraîner des disparités sensibles en matière de protection et, partant, des restrictions à la libre circulation des services et des marchandises qui comportent des éléments relevant de la propriété intellectuelle ou se fondent sur de tels éléments, ce qui provoquerait une nouvelle fragmentation du marché intérieur et des incohérences d’ordre législatif ».
Presque quinze ans plus tard, le commerce en ligne s’est développé de manière exponentielle et de nombreuses barrières notamment géographiques, subsistent. Leur suppression suppose toutefois que le commerce en ligne soit « transfrontalier », ce qui passe notamment par davantage de transparence, une réduction des coûts liés au transfert des biens et services, mais aussi une harmonisation des réglementations, ceci notamment afin de renforcer la protection des consommateurs.
Il apparait donc à première vue que les barrières géographiques, qui se caractérisent sur Internet par le géoblocage, vont à l’encontre des intérêts des consommateurs. Deux domaines sont directement concernés : la réglementation des droits d’auteurs qui, en raison du principe de territorialité des droits, engendre des problématiques très concrètes, et certaines pratiques anticoncurrentielles en matière de commerce électronique.
Notion de géoblocage
Le blocage géographique (« géoblocage ») peut être défini comme l’ensemble des pratiques utilisées pour empêcher l’accès à un contenu ou en modifier les modalités (par exemple le prix) en fonction de l’adresse IP de l’utilisateur. L’adresse IP permet à certains commerçants en ligne de rediriger le visiteur de leur site web e-commerce vers une version du site web prévue pour le pays d’où le visiteur se connecte, qui pourra proposer des produits différents voir des prix différents qui peuvent être moins attractifs que les produits ou services proposés dans un autre pays.
De la même manière quand un consommateur utilise un service en ligne – par exemple un service de vidéo à la demande comme Netflix, ou qu’il souhaite visionner des émissions TV en ligne sur les sites web de chaînes de TV étrangères (par exemple des chaînes de TV française sur le territoire luxembourgeois), il n’aura pas accès au même catalogue selon son pays de résidence, voire l’accès au service sera bloqué dans un autre pays que son pays de résidence dans lequel il s’est abonné au service, par exemple sur son lieu de vacances. Ces mesures sont considérées comme du géoblocage.
Lors d’une connexion à internet, l’utilisateur est reconnu à travers une adresse IP qui est liée à un emplacement physique. Si une personne se connecte à partir du Luxembourg par exemple, l’entreprise qui diffuse des services en ligne peut reconnaître quand l’utilisateur est à l’étranger et peut l’empêcher d’accéder au contenu qu’il propose selon la position géographique de son ordinateur.
Pour contourner le problème, il est bien sûr possible de détourner ces mesures, et de modifier son adresse IP pour qu’elle soit géolocalisée dans le pays souhaité, en fonction du catalogue proposé ou du programme visé. La méthode la plus utilisée est le recours à un réseau privé virtuel dit VPN (virtual private network) qui permet de connecter à un réseau distant de manière anonyme et sécurisée et de se connecter avec une adresse IP d’un autre pays que son pays de résidence, c’est-à-dire de choisir dans quel pays on souhaite être connecté pour accéder aux biens ou aux contenus déterminés pour ce pays.
Dans le cadre du visionnage de vidéos en ligne, le recours à un service VPN est susceptible de constituer une atteinte aux droits d’auteur puisque les contenus audiovisuels sont la plupart du temps bloqués dans certains pays pour des questions de droits d’auteur, comme nous allons le voir ci-après.
Les œuvres littéraires et artistiques originales, quels qu’en soient le genre et la forme ou l’expression, sont protégées au Luxembourg par la loi modifiée du 18 avril 2001 sur les droits d’auteur, les droits voisins et les bases de données. Les œuvres musicales et cinématographiques en font partie et la simplicité de leur circulation sur Internet – par définition sans frontières – se heurte à la complexité des différents régimes juridiques qui les protègent selon les pays, et qui engendrent des limitations géographiques quant à leur diffusion.
En 2001 déjà, le législateur européen avait pris conscience de la problématique des barrières géographiques concernant la diffusion des œuvres protégées par les droits d’auteur dans la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.
Le considérant 31 de cette Directive soulignait à l’époque que « les exceptions et limitations actuelles aux droits, telles que prévues par les États membres, doivent être réexaminées à la lumière du nouvel environnement électronique. Les disparités qui existent au niveau des exceptions et des limitations à certains actes soumis à restrictions ont une incidence négative directe sur le fonctionnement du marché intérieur dans le domaine du droit d’auteur et des droits voisins. Ces disparités pourraient s’accentuer avec le développement de l’exploitation des œuvres par-delà les frontières et des activités transfrontalières. Pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur, ces exceptions et limitations doivent être définies de façon plus harmonieuse. »
Mais aucune mesure concrète n’avait été prise afin de répondre à cette question, qui avait à l’époque, il est vrai, pas la même ampleur. Aujourd’hui, les pratiques de blocage géographique en vigueur dans les différents États membres – et dont l’absence de réforme résulte souvent de mesures de lobbying des parties directement intéressées telles les sociétés d’auteurs ou les producteurs – constituent un frein au développement du marché unique européen.
Ces pratiques semblent (enfin) amener à une prise de conscience visant à une remise en question du principe de territorialité appliqué au droit d’auteur, « postulat selon lequel le droit en vigueur dans un territoire, d’une part, est seul applicable dans ce territoire, d’autre part, n’a pas d’effet hors de ce territoire »1. Ce principe a des conséquences spécifiques dans le domaine de la propriété intellectuelle et en particulier concernant les droits d’auteurs et les droits voisins.
La territorialisation des droits fait obstacle au développement de nouveaux acteurs numériques européens en particulier dans le secteur des contenus audiovisuels dont l’entrée sur le marché est gênée par le fonctionnement actuel qui se fait État par État. C’est d’ailleurs pour ces raisons que les nouveaux acteurs s’affranchissent souvent des règles du droit d’auteur lors du lancement de leurs activités, les contraintes étant trop nombreuses. L’exemple de YouTube est sur ce point frappant. Son succès a obligé les ayants droits et leurs représentants à négocier avec le diffuseur de vidéos s’ils voulaient collecter des redevances de droits d’auteur.
Netflix de son côté, a pour ambition à la fois de créer son propre contenu afin de s’affranchir des contraintes des droits d’auteur attachés aux contenus classiques (films, émissions TV, et cetera), et de créer une licence pan-européenne « afin que chacun puisse avoir accès à tout notre contenu, afin de ne plus avoir cette situation où House of Cards est disponible en Angleterre et pas en Allemagne »2.
Les propositions de l’Union européenne concernant la réforme des droits d’auteur et la suppression des pratiques de blocage géographique pourraient remettre en cause l’équilibre économique de certains acteurs du secteur et le financement actuel de certaines œuvres. En effet, dans le domaine de la création audiovisuelle, la réforme du système permettant aux ayants droits de négocier des exclusivités de diffusion pays par pays amènerait à devoir reconsidérer les modes d’attribution des revenus de droits d’auteurs.
La remise en cause du principe de territorialité des droits d’auteurs pourrait également avoir des conséquences sur la promotion de la diversité culturelle, principe qui résulte notamment de l’article 167 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne selon lequel L’Union européenne contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale. Le traité vise en particulier la « création artistique et littéraire, y compris dans le secteur de l’audiovisuel ».
Sur ce point, le Parlement européen a tout récemment considéré que « l’importance des licences par territoire, en particulier en ce qui concerne le financement de la production audiovisuelle et cinématographique, qui reflète la riche diversité culturelle de l’Europe » et ne voit « aucune contradiction entre la territorialité et le principe de la portabilité des contenus » (qui suppose l’abolition des barrières géographiques) « même si la territorialité est inhérente à l’existence des droits d’auteur »3.
D’autre part, certains opérateurs sont tellement puissants qu’ils pourraient, s’ils sont libérés des barrières territoriales, négocier les droits des œuvres à échelle mondiale. Une telle réforme pourrait donc avoir pour effet pervers de favoriser les acteurs dominants du marché au détriment des offres alternatives ou indépendantes, en allant vers davantage encore de concentration dans un marché numérique déjà largement dominé par les grandes sociétés américaines. Se poserait alors la question plus générale de l’uniformisation et de l’homogénéisation de la culture.
À titre d’exemple, la société américaine Netflix, un des plus gros diffuseurs de vidéo à la demande aux États-Unis et qui à l’ambition de le devenir en Europe, propose une offre différente selon la position géographique de l’utilisateur par le biais d’ententes de distribution avec ses différents ayants droit. Netflix a déjà pu négocier les droits de diffusion des œuvres aux États-Unis ainsi que dans plusieurs pays européens et sa domination sur le marché serait encore facilitée par la suspension du principe de territorialité.
Il semblerait que les députés européens aient pris conscience de ce risque en adoptant une position selon laquelle « la réforme de la législation sur le droit d’auteur doit maintenir le principe de territorialité, ‘qui permet à chaque État membre de garantir le principe d’une rémunération équitable’ »4. Ils estiment en outre que si la territorialisation est une composante essentielle au maintien de la diversité culturelle et à la préservation de l’actuel système de rémunération des droits d’auteurs, ce principe n’est pas pour autant incompatible avec le développement de la portabilité des biens et des services dans toute l’Union européenne5. À cet effet, la Commission devrait proposer avant la fin de l’année 2015 des solutions qui permettront aux utilisateurs de bénéficier d’une offre la plus étendue possible, tout en maintenant le financement de la production audiovisuelle et cinématographique et du contenu innovant dans l’Union européenne6.
Pour des entreprises en position de dominance dans le domaine de la distribution de biens et de services en ligne, la pratique du géoblocage a des retombées anticoncurrentielles conséquentes. En effet, en bloquant du contenu suivant la situation géographique, les prix pour le même service peuvent être différents d’un pays à l’autre, et l’offre moins intéressante pour les consommateurs.
En droit Luxembourgeois, l’article 3 de la loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence interdit les pratiques anticoncurrentielles. Ainsi, « sont interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ». Cet article interdit notamment aux entreprises d’appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence.
Ainsi, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a considéré, dans un arrêt remarqué du 4 octobre 20117, qu’un système de licences exclusives, pour la retransmission des rencontres de football, qui accorde aux radiodiffuseurs une exclusivité territoriale par État membre et qui interdit aux téléspectateurs de regarder ces émissions avec une carte de décodeurs dans les autres États membres, était contraire au droit de la concurrence de l’Union européenne.
En effet, la CJUE, a expliqué qu’il s’agit là d’entraves à la libre prestation de services et à la libre concurrence. Ce cloisonnement des marchés, effectué aux seuls fins d’optimiser les profits en créant une discrimination des tarifs applicables au sein des Etats membres, est inconciliable avec le droit de l’Union Européenne. La CJUE a expliqué que cette pratique ne peut être justifiée ni au regard de l’objectif de protection des droits de la propriété intellectuelle (les rencontres sportives ne pouvant d’ailleurs pas être considérées comme des créations intellectuelles propres à un auteur) ni par l’objectif d’encourager la présence du public dans les stades de football.
Cette décision a marqué un changement important concernant l’illégalité de certaines pratiques visant à des restrictions géographiques. En effet, la CJUE a considéré que certes le droit de la concurrence de l’Union européenne ne s’oppose pas, en principe, à ce qu’un titulaire de droits puisse concéder à un licencié unique le droit exclusif de diffuser un programme, pendant une période déterminée, un objet protégé à partir d’un seul Etat membre d’émission ou à partir de plusieurs États membres d’émission.
Mais que toutefois, les contrats de licence ne doivent pas interdire aux radiodiffuseurs toute prestation transfrontalière de services relative aux rencontres sportives concernées, parce qu’un tel contrat permettrait d’accorder à chaque radiodiffuseur une exclusivité territoriale absolue dans la zone couverte par sa licence, éliminerait ainsi toute concurrence entre différents diffuseurs dans le domaine desdits services et cloisonnerait ainsi les marchés nationaux selon les frontières nationales.
Le raisonnement inédit de la CJUE fait de cette décision un arrêt précurseur en ce qui concerne les blocages géographiques et l’harmonisation prévue dans ce domaine. Plus récemment, la Commission européenne a adressé en date du 23 juillet 2015, une communication des griefs à Sky UK et à six grands studios de cinéma américains, à savoir Disney, NBCUniversal, Paramount Pictures, Sony, Twentieth Century Fox et Warner Bros8. Elle reproche aux six grands studios américains d’avoir signé avec Sky, radiodiffuseur britannique, des contrats contenant des « clauses contractuelles de restriction » qui font obstacle à l’accès en ligne et par satellite à des services de télévision au Royaume-Uni et en Irlande.
En effet ces clauses empêchent Sky UK de permettre aux consommateurs de l’UE d’avoir accès, par satellite ou en ligne, à des services de télévision payante disponibles au Royaume-Uni et en Irlande lorsqu’ils ne se trouvent pas dans ces pays. Selon la Commission européenne, sans ces restrictions, Sky UK pourrait décider librement, pour des raisons commerciales, de proposer ou non des services de télévision payante aux consommateurs souhaitant y avoir accès, conformément au cadre réglementaire, et notamment, pour ce qui est des services de télévision payante en ligne, de la législation nationale applicable en matière de droits d’auteur.
Dans un domaine très différent, c’est le parc d’attraction Disneyland Paris qui a été accusé par la Commission européenne en date du 28 juillet 2015 (qui a ouvert une enquête), de faire varier le tarif des séjours en fonction du pays d’origine des clients et plus particulièrement de surfacturer les visiteurs allemands et britanniques, par rapport aux visiteurs français. Ainsi, au moment de la réservation en ligne, les clients seraient envoyés vers des sites nationaux où les accès aux « réductions famille nombreuse, tarifs spéciaux et paiements échelonnés » seraient bloqués. La Commission européenne pourra éventuellement prendre des sanctions à l’encontre de Disneyland Paris, si ces soupçons sont confirmés.
La création d’un marché unique du numérique a pour but de faire tomber les barrières géographiques en édifiant un nouveau système de règles harmonisées visant à rendre les services en ligne disponibles dans toute l’Europe et sans discriminations. La fin des pratiques de blocage géographique fait partie des grandes priorités données par la Commission européenne dans le cadre de son projet de favoriser au maximum la portabilité des droits ainsi que l’accès aux œuvres numériques dans toute l’Union européenne.
À cet effet, des propositions législatives doivent être présentées par la Commission avant la fin de l’année 2015 devant déboucher sur des solutions concrètes. Ces propositions concerneront notamment :
– la portabilité des contenus acquis de manière licite ;
– l’accès transfrontalier aux services achetés en ligne de manière licite dans le respect de la valeur des droits dans le secteur audiovisuel ;
– l’accroissement de la sécurité juridique pour les utilisations transfrontières de contenus à des fins particulières (recherche, enseignement, exploration de textes et de données, par exemple) en prévoyant des exceptions harmonisées ;
– la clarification des règles applicables aux activités des intermédiaires en ligne en ce qui concerne les œuvres protégées par le droit d’auteur et, en 2016 ;
– la modernisation des dispositions d’application des droits de propriété intellectuelle, plus particulièrement en ce qui concerne les infractions commises à une échelle commerciale9.
Les eurodéputés se sont par ailleurs tout récemment mis d’accord sur la nécessité de mettre fin à certaines pratiques de blocage géographique10. Il s’agit là d’avancées intéressantes pour le développement du marché unique numérique ainsi que pour la protection des consommateurs, mais qui restent à se traduire concrètement dans les faits au-delà des déclarations de principe.
En attendant l’harmonisation annoncée et les changements juridiques importants qu’elle devrait impliquer, on constate que les autorités européennes intensifient leurs investigations pour empêcher les pratiques injustifiées voir discriminatoires de certaines entreprises, investigations qui toutefois n’aboutissent en général pas avant plusieurs années.