Elle s’appelle Carole. Mercredi 4 juillet, la Police grand-ducale et le Parquet de Luxembourg ont envoyé un communiqué commun pour annoncer fièrement que leurs services joints furent à l’origine du démantèlement d’un réseau international de pédopornographie sur Internet ayant impliqué 141 pays. Le serveur hébergeant le site du réseau était situé au Luxembourg ; suite à une saisie de ce serveur ordonnée par le juge d’instruction, les enquêteurs spécialisés en nouvelles technologies du Service de police judiciaire ont pu en extraire les adresses IP menant vers les consommateurs de contenu pédopornographique. Carole était le nom de code de cette opération, qui valut immédiatement beaucoup de reconnaissance à la Police judiciaire grand-ducale dans les pays impliqués.
Et pourtant, « nous n’avons rien à montrer pour promouvoir notre travail et attirer les gens, lors d’une Journée de la police par exemple, regrettent Fernand Ruppert et Joël Scheuer, nous ne pouvons quand même pas exposer des cadavres... » Inspecteurs auprès de la Police judiciaire (PJ), ils sont respectivement président et secrétaire de l’Association du personnel de la police judiciaire (APPJ) – et ont décidé de rendre publiques les doléances qu’ils égrènent depuis des années, voire des décennies en coulisses, sans succès. Leur assemblée générale du 25 avril fut pour la première fois ouverte au public et la presse s’en fit l’écho dans des articles qui firent rebondir le député libéral Xavier Bettel, à l’origine d’une invitation de l’APPJ à venir exposer ces problèmes à la Commission des affaires intérieures et de la police, le 7 juin. « Tous mes collègues étaient extrêmement surpris quand j’ai demandé ça, dit de député. Mais il suffit de lire les rapports annuels consécutifs des procureurs pour savoir qu’il y a quelque chose qui cloche dans les services de la PJ. Il est grand temps de prendre ça au sérieux et d’y donner une suite ! »
La situation que décrivent aussi bien les procureurs que les inspecteurs de l’association professionnelle de la PJ est en effet dramatique – et pas nouvelle du tout. « Nous menons la même discussion depuis 25 ans, » regrette Fernand Ruppert. C’est le débat d’une valorisation du travail de la Police judiciaire, qui passerait à la fois par une augmentation des effectifs et par des critères de recrutement plus élevés, voire même des gestes symboliques, comme une plus grande reconnaissance pour leur travail, par exemple en attribuant une autre place à leurs services au sein de l’organigramme de la Police – actuellement, la PJ est un service central, au même titre que l’École de police ou la police de la route et celle de l’aéroport. Tous ces problèmes, l’APPJ les a exposés à son nouveau ministre de tutelle, celui de l’Intérieur, Jean-Marie Halsdorf (CSV) dès le début de cette législature, en 2009, ministre qui a alors mis en place un groupe de travail interministériel, avec ceux de la Justice et de la Réforme administrative, mais aussi des représentants des parquets. Un groupe qui devait analyser les problèmes évoqués dans la Police grand-ducale et proposer des solutions à couler dans un projet de loi pour une grande réforme de la Police, une décennie après la fusion de 1999. Ce texte est attendu pour la rentrée de septembre – et ne satisfait pas du tout les inspecteurs de la PJ. « Nous voulions une valorisation de notre travail et une augmentation de nos effectifs, remarque Fernand Ruppert, mais tout ce qui restera à la fin, ce sera un nouvel organigramme. Ça ne suffit pas ! » Ils ont donc choisi l’offensive publique.
Car pour l’APPJ, le principal problème de leurs services, c’est le recrutement. Les enquêtes sont actuellement effectuées à deux niveaux : les services centraux au siège de la PJ à Hamm, comprenant plusieurs sous-sections, de la criminalité générale en passant par la brigade des stupéfiants ou la police des étrangers, les infractions économiques et financières ou la protection de la jeunesse jusqu’aux nouvelles technologies. Y travaillent quelque 120 personnes. Puis il y a six Services de recherche et d’enquête criminelles (Srec) attachés aux centres d’interventions principaux en région, soit encore une fois 120 personnes. « Nous représentons près de 90 pour cent de ces personnels, souligne Fernand Ruppert, qui sont tous inspecteurs. Car les enquêtes sont faites par les inspecteurs, sur le terrain, pas par les experts et les cadres supérieurs... »
Le malaise que décrivent les dirigeants de l’APPJ est le suivant : la carrière de l’inspecteur est une carrière moyenne. Actuellement, ils sont recrutés avec un niveau de cinq années d’études secondaires seulement, soit un diplôme de troisième ou de onzième – même pas un bac. Jadis, il suffisait même d’une seule année de secondaire, puis d’enchaîner avec une formation militaire. La Police forme les jeunes recrues en interne, en les faisant transiter par ses différents services, y compris les commissariats régionaux, en les envoyant à des formations organisées par leurs confrères à l’étranger (comme le BKA, Bundeskriminalamt allemand) ou en cours du soir. « Or, les dossiers que nous avons à traiter deviennent de plus en plus complexes, regardez l’accident d’avion de 2002, le Bommeléeër ou maintenant Wickrange/Livange..., constate Joël Scheuer. Il faut absolument augmenter le niveau de recrutement. Un bac devrait quand même être le standard minimal ! » Actuellement, les services de la PJ perdraient en attractivité pour les jeunes qui s’engagent dans la police, constatent les inspecteurs de l’APPJ, surtout à cause des contraintes de disponibilité et de flexibilité – impossible de quitter une perquisition ou un interrogatoire en cours pour aller chercher les mômes à la crèche – et le manque de stimuli financiers pour les contrebalancer.
Que plus de personnel et un personnel mieux formé entraînerait de meilleures enquêtes et des enquêtes plus rapides, c’est une évidence. Or, aujourd’hui, beaucoup d’affaires sont frappées de prescription pour avoir traîné trop longtemps. Le Luxembourg se fait d’ailleurs souvent fustiger pour cela devant les juridictions internationales, notamment la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Or voilà, si la Police est un des seuls services publics à pouvoir encore renforcer ses effectifs en temps d’austérité budgétaire – quarante postes supplémentaires sont créés cette année 2012, le 11 juillet aura lieu un examen-concours d’admission pour 65 volontaires dans la carrière de l’inspecteur –, d’autres carrières que la PJ seraient, selon l’APPJ, plus attractives car plus « tranquilles », financièrement plus avantageuses et plus valorisantes.
Créée sur les bases des l’ancienne « Sûreté » en 1992, sur les cendres du désastre de l’enquête ratée autour des attentats à la bombe des années 1980, le Police judiciaire a été intégrée à la Police grand-ducale lors de la fusion de la Gendarmerie et de la Police. Et aurait, à ce moment-là, perdu une partie de son autonomie, regrettent les inspecteurs de l’APPJ. S’ils revendiquent aujourd’hui un recrutement au niveau bac au moins, cela aurait aussi, forcément, des implications financières pour les caisses de l’État : un niveau de formation plus élevé équivaudrait à une augmentation de salaire – les inspecteurs actuels demanderaient alors à être adaptés durant une période de transition. Or, la PJ fait partie des 1 700 fonctionnaires de la Police, qui, elle, rejoint l’Armée, pour former le grand corps de la Force publique. Si on applique alors le principe de l’égalité de traitement, toutes les carrières moyennes devraient être augmentées. « Bien sûr que le gouvernement craint qu’en nous augmentant, il devrait aussi augmenter le salaire de la troisième clarinette de la musique militaire, » sourit Fernand Ruppert. En temps de crise où le mot d’ordre de la grande réforme de la fonction publique est qu’elle ne doit en aucun cas coûter un centime d’euro de plus, c’est mal parti. Au contraire, l’APPJ craint même de perdre en grade, que les inspecteurs ne soient plus que des carrières D après la réforme, crainte qui a le don de faire grincer des dents à Hamm.
« Il ne fait pas de doute que nous devons adapter la qualité de notre police judiciaire, comme de toute la Police, concède le ministre de tutelle Jean-Marie Halsdorf (CSV) vis-à-vis du Land, car depuis 1999, la société a fondamentalement changé. » Mais, avant que le projet de loi ne soit finalisé et prêt à être déposé en automne, il ne veut pas s’avancer davantage. D’ailleurs, la réunion jointe des commissions de l’Intérieur et de la Justice, prévue pour hier jeudi 5 juillet, pour tirer les premières conclusions de l’échange de vues avec l’APPJ, a été reportée en dernière minute à septembre aussi. Le ministre insiste néanmoins sur sa volonté à valoriser la PJ en réintégrant son directeur dans la direction générale de la Police – il est actuellement un cran en-dessous. « Et la PJ restera attachée à la Police, ça, c’est déjà acquis ! » ajoute le ministre. « Il faudrait que nous regardions toute la Police en un seul tenant, » estime pour sa part la députée Claudia Dall’Agnol, membre LSAP de la commission parlementaire.
Des observateurs qui connaissent bien le fonctionnement de la PJ, mais ont désiré garder l’anonymat, décrivent des problèmes structurels, d’organisation et de formation qui dépassent, et de loin, les seules revendications de l’APPJ. Un directeur, Patrice Solagna (la direction de la Police n’a pas désiré s’exprimer dans le cadre de cet article, ndlr.), qui a du mal à s’imposer face à des inspecteurs qui n’hésitent pas à invoquer le secret de l’instruction lorsqu’il leur demande où en est un dossier ; des inspecteurs individualistes qui travaillent chacun dans leur coin, avec en plus un esprit de rivalité très développé... « C’est un coup de dé, observe l’un d’eux, si un dossier est attribué à un bon inspecteur, il avancera vite, sinon, pas de chance, ça peut aussi traîner une éternité ». En outre, tous les dossiers entrants seraient traités à la même enseigne, sans faire de distinction quant à leur complexité ou leur envergure, les équipes jointes étant la grande exception. Au-delà, toutes les sections seraient plus ou moins organisées selon le même modèle et avec des équipes comparables en nombre et en formation – mais que font trois personnes et trois quarts pour surveiller 150 banques, des inspecteurs qui en plus ont souvent appris la comptabilité en cours du soir ? Et comment l’entraide judiciaire peut-elle fonctionner avec trois cadres supérieurs et huit inspecteurs ? « Ils sont alors forcément réduits à un rôle de facteur pour les collègues de l’étranger, » concède un observateur. À cause de ces problèmes structurels, l’échange d’informations est très lent et laborieux : les enquêteurs sont saisis par quarante magistrats ou substituts du procureur et quatorze juges d’instruction – ils travaillent à plus de 90 pour cent de leur temps pour les services de la Justice. Mais ils sont physiquement et hiérarchiquement éloignés de la Justice – d’ailleurs ils veulent rester attachés à la Police – et cette distance implique des longueurs et des sources de bruits dans la communication. Entre une demande et sa réponse, il n’est pas rare que des mois s’écoulent.
La régionalisation dans les Srec, qui dépendent des commissariats, ajoute encore à la confusion ; le fait que les Srec fonctionnent bien et vite a fait que de plus en plus d’enquêtes leur sont confiées, au détriment de la PJ centrale. La réforme entend encore développer cette régionalisation. « C’est inefficace, alors que la criminalité aujourd’hui ne s’arrête pas aux frontières régionales, elle ne s’arrête même pas aux frontières nationales, mais est organisée internationalement, » explique Joël Scheuer de l’APPJ. Tout indique que le débat sur le Police judiciaire ne fait que commencer. « C’est un débat passionnant, comme c’est un métier très intéressant. Un métier qui ne vous lâche plus, » conclut Fernand Ruppert.