La décision du gouvernement français de dissoudre les Soulèvements de la Terre, intervenue le 21 juin, marque une dangereuse dérive répressive. Elle revient à criminaliser ceux qui tentent d’alerter l’opinion sur l’insoutenabilité de nos trajectoires actuelles et qui, joignant le geste à la parole, vont sur le terrain pour manifester leur indignation devant l’entêtement des pouvoirs publics. La même tentation, myope s’il en est, existe en Allemagne.
Sans doute inspiré par la maxime latine « divide et impera », le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait, face à une mobilisation massive contre les méga-bassines, utilisé le terme d’« écoterrorisme », en octobre 2022, pour décrire les modes opératoires de ceux qui protestent, notamment, contre ces dispositifs de rétention d’eau et plus généralement contre l’agriculture industrielle. Une qualification lourde de sens, qui préfigurait ce qui allait suivre. Après une manifestation à Sainte-Soline, le 28 mars dernier, dirigée contre une de ces méga-bassines incompatibles avec l’urgence climatique, qui avait été très durement réprimée, Darmanin avait annoncé la dissolution des Soulèvements de la Terre, organisateurs supposés de la manifestation. Une première « lettre de griefs » avait été envoyée à ceux identifiés par le gouvernement comme meneurs du mouvement.
La dissolution était envisagée au nom d’une disposition introduite par la loi dite « Séparatisme », adoptée en 2021, qui prévoit qu’une association ou un groupement de fait peuvent être dissous s’ils « provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ». Cette loi avait été votée pour faciliter les actions des pouvoirs publics contre les mouvements islamistes. Que le gouvernement français invoque cette loi pour dissoudre un mouvement écologiste, le mettant sur le même plan qu’Al-Qaïda ou Daesh, est révélateur : comme si l’aversion de l’opinion publique contre les terroristes islamistes et la latitude accrue accordée ces dernières années aux forces de l’ordre pour lutter contre eux constituaient le seul moyen à sa disposition pour endiguer le mécontentement grandissant de larges pans de la population française face à l’inaction du gouvernement à l’égard de la crise du réchauffement, des sécheresses à répétition et des aberrations de l’agriculture industrielle.
Les Soulèvements de la Terre sont davantage un collectif d’associations, locales, régionales ou nationales, qu’une organisation à proprement parler. Dissoudre une telle nébuleuse relève assurément du casse-tête juridique. Après l’annonce, la tâche de préparer l’acte de dissolution avait été confiée aux services de la Première ministre, qui, sans doute effrayés par le caractère branlant de l’entreprise, avaient laissé passer deux mois sans que la dissolution ne devienne effective. Après une action menée les 10 et 11 juin par un collectif comprenant les Soulèvements et d’autres associations dans la région de Nantes, notamment contre l’exploitation du sable à des fins industrielles et contre un projet de maraîchage industriel, au cours de laquelle des serres de culture expérimentale de salades avaient été saccagées, le président Emmanuel Macron avait tapé du poing sur la table et exigé que l’on passe à l’acte. Ce qui fut fait une dizaine de jours plus tard, en même temps qu’une série de convocations, de perquisitions et d’arrestations contre des participants à la manifestation de Sainte-Soline, certaines aboutissant à des inculpations.
Il s’agit donc bien de présenter les Soulèvements de la Terre comme un mouvement dangereux et leur répression comme une action de salut public. Darmanin avait annoncé la couleur, fin mars, dénonçant une « ultragauche » souhaitant « infiltrer le mouvement social, en prendre la direction, je dirais le prendre en otage », estimant qu’il y avait eu « préméditation de la violence » lors de la manifestation de Sainte-Soline. La loi prévoit jusqu’à trois ans d’emprisonnement pour ceux qui tenteraient de reconstituer les Soulèvements ; elle accorde aussi des pouvoirs importants aux forces de l’ordre pour s’assurer que la dissolution est respectée.
Au-delà de l’imbroglio juridique qui s’annonce – les Soulèvements peuvent attaquer l’acte de dissolution devant le Conseil d’État, et un autre collectif peut assez facilement reprendre son modus operandi sous une autre appellation –, c’est le fait que pour la première fois, un mouvement écologiste est dissous en France, qui choque.
La France n’est pas seule à criminaliser ses activistes climatiques. En Allemagne, les militants de Letzte Generation ont également été en butte à une répression criminalisante. Le tribunal administratif de Munich a affirmé qu’une menace considérable pour la sécurité publique émane de ce mouvement. Le 16 mai, sept personnes associées à ce mouvement, qualifié d’« organisation criminelle », ont été inculpées, trois d’entre elles précisément pour l’avoir constituée, à savoir, avoir été responsables de son site web pour deux d’entre elles et son porte-parole pour une troisième. Parce qu’ils se sont faits connaître outre-Moselle par des actions consistant à se coller à la chaussée, en protestation contre l’insistance du gouvernement allemand à continuer de promouvoir le transport motorisé individuel et la construction d’autoroutes, les membres de ce collectif sont communément appelés « Klimakleber ». Deux autres personnes sont accusées d’avoir, en tant que membre de cette organisation, gêné en avril 2022 l’exploitation d’un oléoduc reliant Trieste à Ingolstadt en pénétrant dans un bâtiment servant à piloter ce pipeline et d’avoir causé une interruption de cinq heures de son flux. À une autre, il est reproché d’avoir canalisé des dons destinés à l’organisation. Si aucun des dirigeants de l’organisation n’a été accusé d’avoir participé aux blocages de routes, l’activité phare des militants, quatorze d’entre eux sont cependant listés parmi les actions répréhensibles attribuées à Letzte Generation. Interrogé au sujet des opérations des militants de Letzte Generation, le chancelier Olaf Scholz les avait trouvées « beklopft ».
Au lieu de prendre la mesure du désespoir que traduisent ces interventions et d’infléchir leurs politiques climatiques notoirement insuffisantes, ce choix qui a été fait, tant en France qu’en Allemagne, de calomnier et d’incriminer les lanceurs d’alerte que sont les activistes climatiques est un pari dangereux et insensé. Il revient à alimenter une polarisation non seulement à rebours de l’histoire, mais aussi parfaitement contreproductive. Il est notoirement facile de dresser les électeurs conservateurs ou juste bien-pensants contre ceux dont les actions sont présentées comme subversives, attentatoires à la propriété privée voire, dans le contexte français, terroristes, quand en réalité, tout ce que ces militants cherchent à faire est d’empêcher leurs contemporains de continuer de consommer en rond comme des poulets sans tête. À noter que dans le cas des Klimakleber, la ficelle consistant à s’appuyer sur la gêne occasionnelle que leurs blocages peuvent causer aux automobilistes est un peu grosse – après tout, la civilisation automobile allemande n’a pas besoin de Letzte Generation pour être accablée d’embouteillages. De même, en France, les conséquences exécrables des pratiques agricoles industrielles sont patentes, et les Soulèvements se contentent de les pointer du doigt. Reste que ces stratégies clivantes adoptées en France et en Allemagne empêchent la construction des vastes coalitions dont ont besoin nos sociétés pour amorcer leur indispensable sevrage des énergies fossiles et leur reconfiguration autour d’objectifs partagés qui ne soient plus l’hyperconsommation et la croissance sans fin. Le cap choisi est, à l’inverse, celui de tous les dangers : il recèle le risque d’amplifier précisément le risque qu’il prétend combattre, celui d’une radicalisation de part et d’autre des enjeux climatiques, susceptible d’accélérer l’émergence de conflagrations violentes au sein de nos sociétés.