Quatre longues tapisseries accueillent le visiteur sur le mur d’entrée gris du centre d’art Dominique Lang (Soft Borders), Attractives par leur mélange de laine argentée et gris foncé, elles ne sont pourtant pas de simples éléments décoratifs. Malgré leur graphisme abstrait, elles cachent un sens profond : ce sont des représentations de frontières entre pays – celle entre la Serbie et la Hongrie, très actuelle, celle entre l’enclave espagnole de Melilla et le Maroc ou encore celle entre les États-Unis et le Mexique. La verticalité des tapisseries permet de suivre ces lignes de démarcation entre deux pays, qui représentent souvent la porte vers la liberté pour ceux qui veulent les traverser et qui semblent vraiment tracées à la règle, arbitrairement.
Dès ce premier abord, on est en plein dans les nouvelles recherches de Serge Ecker, artiste omniprésent en ce moment. Il a participé à une vingtaine d’expositions ces quatre dernières années, six sur la seule année 2014, et occupe encore le Kiosk de l’Aica à Luxembourg-Ville. « Je préfère dire que je fais des recherches plutôt que de l’art, dit-il, je ne sais même pas si je suis artiste. Peut-être parce que je ne m’identifie pas du tout avec l’image romantique de l’artiste maudit qui a le regard grave lorsqu’il essaie d’exprimer ses émotions les plus profondes avec son pinceau... » Nous avons rendez-vous au Dominique Lang pour un entretien, Serge Ecker est encore en train d’installer sa première exposition monographique qui ouvrira demain, samedi. « Danielle Igniti m’a dit : ‘faudrait faire quelque chose ensemble’, puis elle m’a laissé faire. C’est toujours génial avec elle, elle fait confiance aux artistes et les soutient ».
Les tapisseries sont le motif dominant dans son exposition, des tapisseries politiques, qui sont dans la lignée des tapisseries historiques contant les exploits du pouvoir, il n’y a qu’à regarder celle de Bayeux (XIe siècle) ; on pense aussi aux tapis de guerre afghans réalisés durant l’invasion soviétique de 1979, ornés de kalachnikovs AK47, de chars ou d’avions Mig21. Serge Ecker expose plusieurs corpus de ces objets alliant haute technologie – les tapisseries sont réalisées par une machine à tricoter hackée par Victoria Pawlik (Electronic & Textile Institute, Berlin), capable de reproduire des images aux codes binaires –, imagerie politique et matérialité séductrice. Il joue sur la dialectique dur / mou, haute technologie / artisanat pour les frontières, mais aussi des architectures désuètes, comme feu le Hadir Tower de Differdange, une piscine abandonnée à Esch-Alzette ou l’île déserte de Hashima au Japon. En synthétisant et en déconstruisant le réel, il crée ainsi des images réduites jusqu’au minimalisme de codes couleurs et d’éléments géométriques. « Je crée des objets et des images qu’on peut exposer » est la définition a minima que Serge Ecker fait de son propre travail, se réjouissant que son métier principal, celui de réaliser des maquettes et objets en impression 3D, notamment pour des architectes, mais aussi pour des musées, des artistes (comme récemment pour Sébastien Cuvelier et Filip Markiewicz) et tout autre client, avec sa société Grid Design, lui permet de vivre et lui assure cette liberté créatrice qui fait qu’il ose être impertinent comme peu d’autres au Luxembourg.
Serge Ecker, 33 ans aujourd’hui, a commencé à se faire un nom avec ses collages photos joyeusement subversifs, détournant ou commentant l’actualité politique, comme Lux>PVG en 2010, une photo panoramique sur la ville côté Pétrusse sur laquelle on voit décoller la Gëlle Fra comme une fusée – un commentaire sur les grandes discussions ayant entouré le voyage du monument de Claus Cito à l’exposition universelle à Shanghai. Steph Meyers des Rotondes découvre l’image diffusée par cartes postales et l’invite à réaliser Visit Luxembourg, une série de tels collages qui seront distribués à Hollerich. Suivront des couvertures pour le mensuel Forum, notamment sur le thème du paradis fiscal : Paradise Lost, 2013, un Luxembourg à la végétation tropicale (rappelant les collages de Bert Theis), ou Luxembeach, 2013, la ville transplantée sur une île (Toutes les images de cette série sont consultables sous : www.visitluxembourgcity.lu).
Google et le grand public ont découvert le travail de Serge Ecker en février 2014, lorsqu’il remporta le concours de la Ville de Luxembourg pour la réalisation d’un monument pour Mélusine, la sirène de la légende. Sa figure est Xavier Veilhanesque, figurative avec des surfaces polygonales. La sculpture est terminée mais attend son installation au bord de l’Alzette au Grund par les responsables de la Ville. Elle est une divagation assez incompréhensible dans le cursus sinon très cohérent de Serge Ecker : comment un artiste aussi critique, voire subversif vis-à-vis du pouvoir et de ses actes peut-il réaliser un monument pour ce même pouvoir, un monument à la gloire d’un mythe en plus ? « Quand j’ai lu l’appel à candidatures, je voulais participer comme on ferait une expérience, c’était le premier concours auquel j’ai participé », raconte-t-il. Et il s’est pris au jeu, voulant réaliser sa première impression 3D d’un corps humain en scannant celui de sa copine. Une fois le modèle terminé, il l’a soumis – et remporté le concours, c’est vrai que sa proposition était de loin la plus moderne et la meilleure. « Mais c’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé que j’allais devoir créer un monument. »
En 2014, il participe aussi à l’exposition Angste Povera du collectif PNSL au Carré Rotondes avec une œuvre sur l’avion disparu MH370 de la Malaysia Airlines et In Between, un barrage anti-char bling-bling à monter soi-même. Et il a exposé ses reproductions en 3D de paysages post-tsunami au Japon dans l’exposition Heavens, Earth and People, organisée avec des collègues japonais à la galerie Armand Gaasch à Dudelange ou proposé une maquette pour faire son propre pavé, à jeter lors d’une manifestation anti-pouvoir, dans la série des pages d’artistes du Land (n° 45/14)
Retour à Dudelange. À côté des tapisseries, un autre mur est décoré d’un papier peint créé à partir d’images satellites d’un cimetière d’avions dans le désert. Serge Ecker a retravaillé ces images, incliné, démultiplié les avions jusqu’à ce que cela devienne un motif récurrent, abstrait et ornemental, sur une surface plane. Par leur nombre, ces avions de guerre, B52 ici, des F4 Phantom dans une deuxième salle à l’étage, font penser à des essaims d’insectes ; l’artiste fait aussi référence aux motifs de l’art nouveau. Encore une fois, il travaille sur la dialectique du beau et de la radicalité de son propos. Le titre de l’œuvre, éponyme de l’exposition, Inertia of the Real, fait référence à un passage du Pervert’s guide to ideology de Slavoj Zizek, où il traite du consumérisme et de ses déchets.
Les avions de guerre font des victimes, par exemple ces réfugiés qui migrent par milliers vers l’Europe, au péril de leur vie. Serge Ecker en parle dans son Kiosk Handle with care, reproduction d’une image scannée de l’intérieur d’un camion pour détecter armes, drogues ou passagers clandestins. Il en parle aussi à Dudelange, dans les photos panoramiques qu’il a réalisées à partir de Google Street View sur l’île de Lampedusa, à la recherche des traces de ces milliers de réfugiés qui y transitent après leur traversée de la Méditerranée. On y voit un paysage étrangement dévasté, des fêtes foraines, stations balnéaires et marchés jouxtant des cimetières de péniches de fortune abandonnées là par leurs utilisateurs. Il y reproduit aussi son installation Forget the names, let’s talk about numbers, réalisée pour l’exposition Wo das Gras grüner ist..., en ce moment au Kunstmuseum Liechtenstein (voir d’Land 38/15), réflexion sur l’aide et l’abri d’urgence. Dans son travail, Serge Ecker observe, absorbe et commente l’actualité. « Parfois, regrette-t-il, les extrapolations que je fais à partir d’images que j’ai vues deviennent cruellement actuelles. »