Encore une biennale
Le 23 juin dernier, avec en arrière plan le pire été de l’histoire grecque contemporaine, a été inaugurée la Cinquième Biennale d’art contemporain de Thessalonique. Il s’agit du troisième volet d’un programme initié en 2011 et cofinancé par l’Union européenne et l’État grec, avec pour titre général « Old Intersections – Make it new III » et pour focus la Mare Nostrum et ses enjeux géopolitiques et sociaux.
L’événement, organisé par le Musée national d’art contemporain de la ville, est réalisé en collaboration avec le Mouvement des cinq musées de Thessalonique (le Musée archéologique, le Musée de la culture byzantine, le Musée macédonien d’art contemporain, le Musée national d’art contemporain et la Fondation Teloglion pour les arts), avec le support de la municipalité et d’un grand nombre d’institutions locales (de la Gay Pride aux instituts culturels étrangers). Première particularité grecque : non pas pour des raisons financières, mais pour des raisons administratives, la Biennale a commencé avec un mois de retard et elle a failli ne pas avoir lieu !
Étant donné la prolifération des biennales d’art contemporain où (pour ce qui est de « la cour des grands ») l’on voit à Venise, à Lyon, à São Paulo et à Istanbul les œuvres des mêmes artistes que l’on a souvent découverts à la Documenta de Kassel et dont les collectionneurs peuvent acquérir les œuvres aux grandes foires d’art contemporain, de Bâle à Miami en passant par la Fiac, pour les prêter ensuite aux musées d’art contemporain pour leurs expositions, l’enjeu pour une petite « biennale périphérique » est double : trouver quelque chose à dire au sein du débat artistique mondialisé, mais aussi réussir à attirer l’attention d’abord des professionnels, puis celle des habitants de la ville et de l’ainsi-dit tourisme culturel (87 000 visiteurs en 2013).
La livraison présente de la Biennale de Thessalonique est réussie de ces deux points de vue. Les quatorze expositions d’une durée totale de cent jours, dont l’entrée est gratuite, ainsi que le programme parallèle ont lieu partout dans la ville. Résultat ? En se promenant dans Thessalonique on tombe sur des expositions d’art contemporain qui sont en dialogue ouvert avec la Grèce antique, Byzance, l’occupation turque, l’ambiance portuaire, etc. Les interventions artistiques – pour certaines réalisées in situ – réussissent en effet ce qui est assez rare : communiquer effectivement avec l’espace environnant.
C’est une manière de télescoper le passé et le présent, de relier les conflits actuels avec certains de leurs fondements mais aussi la tradition avec la contemporanéité – par exemple le conservatisme de la société grecque avec Identalterity, une exposition sur le genre, l’homosexualité et les changements de sexe que Yannis Boutaris, le maire de la ville, a osé accueillir au sein de la Mairie. Pari réussi : on n’est donc pas, et ceci malgré l’esthétique générale assez « propre » et typique de l’art contemporain qui y règne, dans un des non-lieux de l’art actuel.
Une biennale c’est aussi une thématique
Étant donné le contexte de crise économique (et politique) du pays, toute expression artistique revêt une valeur symbolique particulièrement puissante. Un peu paradoxalement donc, ces circonstances a priori négatives agissent en faveur de l’événement qui acquiert de facto une singularité : celle de se trouver en un lieu et un moment opportuns. Ce qui différencie cependant cette biennale de Thessalonique des précédentes – et peut-être même des autres expositions internationales qui ont lieu actuellement – c’est surtout le sujet adopté par la commissaire principale invitée : elle a osé parler de ce qui pose problème.
Katérina Gregos, commissaire (grecque) qui vit à Bruxelles – et qui est également la commissaire du pavillon de la Belgique à Venise – a en effet choisi de se confronter aux enjeux réels aussi bien de l’art que de la région où l’exposition a lieu – la Grèce, la Méditerranée, les Balkans et l’Europe. Elle a ainsi donné pour titre à l’exposition principale un aphorisme de Gramsci tiré de ses Carnets de prison (1925-1930) : « Du pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de l’action ». Cet aphorisme, explique-t-elle avec justesse, « résume la psychologie humaine en période de crise, ‘quand l’ancien meurt et le nouveau n’est pas encore né’ ». Il s’agit donc de montrer à la fois la difficile prise de conscience de la réalité et d’exprimer une caractéristique proprement humaine (et humaniste) : l’optimisme fondé sur la volonté et sur l’action. « Et comme l’art imite la vie, la vie imite l’art, ajoute-t-elle. Le titre de l’exposition a en effet été confirmé par l’organisation de cette manifestation ». Il faut noter que plus de cinquante personnes – jeunes étudiants et chômeurs – ont travaillé pendant des mois à plein temps (sans être payés…) afin que cette Biennale puisse avoir lieu.
Pour l’exposition principale, 44 artistes internationaux et un collectif de 25 artistes méditerranéens déclinent la problématique complexe des rapports entre la théorie et la création artistique, entre le cynisme réaliste et le principe espérance, comme dirait Ernst Bloch. Parmi ces œuvres, Love Difference (2003), la table-manifeste d’une actualité poignante de Michelangelo Pistoletto ; Illusions (2014), une série de dessins emplis de l’humour et de la sagesse qui caractérisent Nedko Solakov ; l’installation Voodoo Justice for People of Finance (2013) de James Becket, un rituel de punition dont les protagonistes sont ceux qui interviennent à la télé depuis le début de la crise – ou ceux que nous ne voyons pas mais qui décident pourtant du temps qu’il fera dans le monde de la finance (et donc de la politique). Il y a ensuite le couloir très déconcertant créé par Tom Molloy (Untitled, 2014) qui rassemble mille photographies de personnes en proie à la souffrance provenant de pays autour de la mer Méditerranée et qui regardent le spectateur droit dans les yeux. Esthétisations de la crise ? Peut-être, mais elle sont justes.
Il y a aussi, dans cette exposition centrale, deux œuvres dont la poéticité bouleverse : un retournement assez conceptuel d’abord avec Playing to the Birds d’Annika Kahrs (2013). Il s’agit de la vidéo d’un concert où un pianiste joue la Légende n° 1, Saint François d’Assise, la prédication aux oiseaux – que Franz Liszt avait écrit en hommage au chant des oiseaux – pour un auditoire d’oiseaux qui évidemment accompagnent le piano de leur chant. Et Children of Unquiet de Mikhail Karikis ensuite, où l’artiste redonne vie à un village abandonné dans la Vallée de l’enfer en Toscane (qui a inspiré l’Enfer de Dante) avec des enfants de huit à douze ans. Ce sont les enfants des travailleurs de l’usine locale qui a fermé à la suite de son automatisation complète ; les enfants y reprennent leurs droits, ils chantent et dansent dans ces ruines récentes qu’ils emplissent de couleur : c’est bouleversant.
Et il y a aussi le Luxembourg
On dirait que 8m2 Loneliness, l’œuvre minimaliste du duo artistique David Brognon et Stéphanie Rollin (2012-2013), a été spécialement créée pour cette exposition : il s’agit en effet d’une judicieuse expression, à la fois esthétique et conceptuelle, des rapports du temps et de l’espace et des limites d’un enfermement. 4m x 2m sont en effet les mesures standard d’une cellule de prison, c’est aussi la taille de l’installation au fond de laquelle une horloge tourne à toute allure. Mais dès qu’un être humain pénètre cet espace le temps s’arrête. Une fois emprisonné dans une cellule – ou dans une crise – il n’y a qu’une seule issue : l’imagination de la volonté et la force de l’esprit.