On dit souvent des auteurs qu’ils écrivent un seul et même roman durant toute une vie. Peut-être que cela est vrai aussi pour les commissaires d’expositions, peut-être qu’ils racontent également la même histoire dans toutes leurs expositions ? Pour Enrico Lunghi, le directeur du Mudam, ce serait l’histoire d’un émerveillement volontairement candide pour le monde, et d’une fascination pour ceux qui le décrivent ou le dépeignent. De la série des Bels Étés en passant par les On/Off ou Light Pieces, toutes jadis au Casino Luxembourg, jusqu’à Eppur Si Muove – Art et technique, un espace partagé, actuellement au Mudam, c’est le même enchantement pour les merveilles du monde. On retrouve même des constantes dans les choix de certaines œuvres : installations lumineuses, comme celles de Piotr Kowalski (photo : Lumière – arc-en-ciel, 1992), vidéos et grandes machines, ou artistes auxquels il est fidèle (Jugnet & Clairet, Wim Delvoye,...)
Eppur Si Muove est le grand œuvre du Mudam, L’exposition avec laquelle il rêve d’être définitivement pris au sérieux sur la scène internationale, avec laquelle il prouve que, malgré son jeune âge (à peine dix ans), son peu de moyens financiers et humains et sa collection somme toute encore assez modeste, il peut fournir un travail sérieux et être à la hauteur de ses ambitions. Car au début des discussions avec le Musée des arts et métiers de Paris (fondé en 1794, dans la foulée de la Révolution), ce dernier avait, il faut le dire, un certain scepticisme vis-à-vis de l’entreprise. À l’arrivée, il a fini par prêter 70 objets historiques de ses collections, beaucoup remontant jusqu’au XVIIIe siècle, qui dialoguent avec 130 œuvres d’art contemporain, et a même déjà évoqué l’idée de reprendre une partie de l’exposition chez lui. C’est vrai que le Mudam y a mis les moyens : l’exposition occupe toutes les surfaces du musée, des sous-sol au premier étage, tous les commissaires du musée plus quelques-uns du Musée des arts et métiers et des associés ont travaillé dessus, ils étaient huit en tout, pour une exposition fascinante sur la propension des scientifiques à vouloir mesurer, décrire et reproduire le monde, la nature et les phénomènes physiques qui l’animent, et celle des artistes à vouloir transcender ce savoir, le remettre en question et défendre ce qui dépasse l’entendement, la poésie quoi.
Ces deux approches antonymiques se lisent peut-être avec le plus d’évidence dans la salle consacrée au temps, au rez-de-chaussée : là où les appareils historiques essayent de le mesurer, de le fixer d’une manière ou d’une autre, avec des mécaniques de plus en plus sophistiquées. les artistes tournent ces tentatives en dérision pour en montrer l’absurdité : On Kawara fait lire de manière monocorde les jours qui se suivent durant Un million d’années, Katie Lewis, dans une installation méticuleuse, essaie de matérialiser 760 jours avec de petites épingles au mur, alors que Stanley Brouwn, avec ses œuvres minimalistes, pousse l’obsession de vouloir standardiser la mesure du temps ou de l’espace à son paroxysme abstrait. Ce que John Wood et Paul Harrison commentent de manière humoristique avec leur film One more kilometre, où ils font défiler les feuilles A4 nécessaires pour atteindre un kilomètre avec une ponceuse faisant valser le papier.
Organisée par grands thèmes, un par étage – La mesure du monde au rez-de-chaussée, La matière dévoilée au sous-sol et Les inventions appliquées au premier –, l’exposition relate la fascination de l’homme pour les merveilles du monde qui l’entourent et les efforts qu’il fait pour les comprendre. Comme la rotation de la terre sur son axe, que Léon Foucault a essayé de comprendre et de prouver avec son pendule, inventé en 1851 et dont le Mudam montre une reproduction (sur une table en argile inventée par la Luxembourgeoise Sophie Krier) dans son grand hall. Or, impossible d’arriver à un mouvement régulier du pendule ici, les forces électromagnétiques de l’endroit et de certaines œuvres de l’exposition étant trop puissantes – un véritable casse-tête pour toute l’équipe, confia Enrico Lunghi lors de la présentation.
Dans le même grand hall, de modestes boîtes en plexiglass contiennent de toutes petites billes en métal : l’une, d’un diamètre de 0,3 centimètres, représente la terre, l’autre, de 33 cm, le soleil, est suspendue à l’entrée, alors que d’autres planètes encore, comme Neptune ou Pluton, sont installées ailleurs au Kirchberg. L’œuvre s’appelle Scale Model of the Solar System et est de Chris Burden, artiste américain qui vient de mourir en début d’année et connu surtout pour ses performances extrêmes. Le même sentiment de relativité, de se sentir tout petit dans un univers infini, on l’a en regardant The day before... de Renaud Auguste-Dormeuil : une série de trois photos de cieux étoilés la veille d’événements tragiques qui ont marqué l’histoire de l’homme : Guernica, 1937, Baghdad, 1991 et les attentats du 11 septembre 2011 – à chaque fois, le ciel, si loin, si calme, est complètement indifférent aux drames qui se trament.
Soudain, un boucan d’enfer traverse le musée. Quelqu’un a actionné le bouton rouge qui actionne Fatamorgana… Méta-Harmonie IV, la grande machine de Jean Tinguely de 1985 installée sous la verrière pensée comme jardin de sculptures. Rarement a-t-elle été si justement occupée, avec autant de présence et d’humour. Faite de bric et de broc, de jantes de voitures et de tout autre matériau de récupération et haute en couleurs, la machine impertinente se moque un peu de tous ces autres appareils inventés par l’homme pour dire et comprendre le monde. Et il est vrai que les machines prêtées par le Conservatoire des arts et métiers, avec leurs rouages et leurs poulies, leurs bois et métaux précieux, leurs verres et leurs socles valent à elles seules une visite au musée avec les enfants ou une classe de sciences.
Les salles consacrées aux phénomènes d’optique ou sonores, formellement les plus minimalistes, sont aussi les plus accessibles : ondes sonores rendues visibles dans la Wellenwanne Ifo de Carsten Nicolai ou les hauts-parleurs suspendus Singing de Rolf Julius, collection de diapasons de 1860, installations lumineuses de Piotr Kowalski, miroitant dans la Paravent de Véronique Jourmard – la quantité et la qualité des œuvres que les commissaires sont allés chercher dans des musées, des Frac, des galeries ou des collections privées à travers l’Europe (une quarantaine de prêteurs sont énumérés) est impressionnante. Et le niveau des œuvres de la collection du Mudam est tout à fait comparable, même si on commence à un peu trop voir certaines d’entre elles, sorties à toutes les occasions, comme Untitled (1 tetrahedron + 1 cube +1 octahedron = 1 dodecahedron) d’Attila Csörgö.
Il est flagrant aussi à quel point les inventions, exposées au premier étage, essaient de reproduire la nature au lieu de la faire évoluer. Même la Cloaca de Wim Delvoye, dont le Mudam montre cette fois-ci une version portable, n’est en fait qu’une tentative de reproduire des fonctions naturelles au lieu d’en inventer de nouvelles. La Machine à fumer de 1884 fut déjà au moins aussi subversive en son temps.
Reste un grand regret : dans l’exposition, il n’y a pas vraiment d’analyse politique ou de mise en abyme idéologique de l’évolution des sciences ou des utopies qui ont pu les entourer. Dans sa philosophie, Eppur si muove est en quelque sorte une continuation de Tomorrow now, l’exposition consacrée aux relations entre design et science-fiction, que le Mudam proposa en 2007 : une sorte de rétrofuturisme, avec quelques excursions dans l’aujourd’hui, voire le demain. Au Mudam, ces excursions sont celles de Guido, un robot interactif qui sert aussi de guide aux visiteurs, développé par Paul Granjon et une équipe d’étudiants en art et en informatique. C’est le gadget qui attire la sympathie des enfants surtout. Si les machines et les possibilités des nouvelles technologies fascinent, elles peuvent aussi être de l’art pour l’art et n’avoir rien à dire : Michel Paysant a mis en place toute une installation pour créer des images à l’échelle du nano et les rendre visibles à l’œil humain. Mais la seule image qu’il ait trouvé à reproduire, en faisant une véritable icône, est une image du couple grand-ducal – comme une preuve tangible que la Révolution et ses Lumières, la fascination pour un savoir rationnel que célèbrent les machines du Musée des arts et métiers, n’ont pas encore atteint le Luxembourg.