Dans un coin de la nouvelle Collection Lambert en Avignon, dans l’extraordinaire exposition consacrée à Patrice Chéreau, il y a ce petit tableau assez peu connu du peintre américain Alexander Harrison intitulé La solitude, peint vers 1893. Et c’est exactement une telle image, hyperromantique, d’une jeune fille seule, de nuit, sur sa barque, sur un étang noyé dans l’obscurité la plus totale, que l’on pense en découvrant l’impressionnante installation Acquaalta de Céleste Boursier-Mougenot, au Palais de Tokyo à Paris. L’artiste prolifique, originaire de Nice mais qui vit et travaille à Sète, montre actuellement trois œuvres importantes en France et en Italie, des œuvres qui par leur apparente simplicité, leur ingéniosité technique, leur complexité et leur charge poétique méritent qu’on s’y attarde.
Première station : le Centre Pompidou-Metz, où le visiteur qui voudra voir l’exposition consacrée à Andy Warhol ou celle qui rend hommage à Michel Leiris, est accueilli par le tintement de dizaines de bols en porcelaine blanche posés dans un bassin d’eau peint de bleu. Clinamen v.2 est une version perfectionnée de cette première œuvre Sans titre créée en 1997 à Bordeaux et exposée peu après par le Frac Lorraine (qui a acquis l’œuvre) à la Chapelle des Trinitaires à Metz. À l’époque, ce furent de petite piscines gonflables, Céleste Boursier-Mougenot était trentenaire et au début de sa carrière, mais le principe était déjà le même qu’aujourd’hui : l’apparente simplicité du dispositif provoque une sensation immédiate auprès du spectateur, par cette image issue du monde de l’enfance, par les couleurs, mais surtout par le bruit des bols qui se croisent, créant de manière pouvant sembler arbitraire une musique ressemblant aux mélodies méditatives générées par les bols métalliques des moines tibétains. En réalité, Clinamen v.2 se base désormais sur des calculs complexes (de la qualité des bols, des quantité et courants d’eau,...) pour atteindre cette évidence.
Deuxième station : Venise, les Giardini, où, en fin du chemin qui mène vers le pavillon britannique, en face du pavillon allemand, on peut rencontrer un arbre mobile. Céleste Boursier-Mougenot a été retenu par un jury (pour la première fois, la France avait organisé un concours sur dossier pour décider du tandem artiste-commissaire) pour représenter le pays à la biennale d’art contemporain. Il a réalisé son projet avec Emma Lavigne, qui est également directrice du Centre Pompidou-Metz. L’arbre mobile est un majestueux pin sylvestre, il y en a trois en fait, et s’il se meut, lentement, certes, mais quand même, c’est grâce à sa propre énergie, celle que génère son métabolisme, sa sève, et dépendant du soleil ou de l’ombre. Les arbres sont autosuffisants et bougent avec leur motte, grâce à un procédé qui fut, là encore, long et complexe à mettre en place. À l’intérieur du pavillon, des structures en mousse permettent au visiteur de s’asseoir et d’écouter le bruissement sonore généré lui aussi sur place, à partir du courant différentiel basse tension capté en direct. Là encore, Céleste Boursier-Mougenot croise nature et technologie pour créer des synesthésies qui fascinent le spectateur.
Troisième station : retour au Palais de Tokyo. Aquaalta, comme la période d’inondations à Venise, est une installation pluridisciplinaire, dont on ne voit au premier abord que le côté spectaculaire. Le rez-de-chaussée du Palais a été inondé et entièrement peint en noir. Le visiteur peut monter sur une barque, qu’il fera lui-même avancer à l’aide d’une rame, en position debout – comme un gondoliere vénitien. Cette « implication du corps » du spectateur est essentielle, selon l’artiste, car elle permet de mémoriser plus intensément l’expérience esthétique. Mais bien que la plupart des spectateurs passent leur temps à tenter de prendre des selfies une fois embarqués, au lieu de se laisser porter par ce moment si dépaysant, Aquaalta a aussi une deuxième dimension, celle développée dans les précédentes œuvres Videodrones de Céleste Boursier-Mougenot. Les participants sont filmés durant leur traversée du Styx, les images, transfigurées, pouvant être regardées couché sur un paysage de fragments de mousse, dont la composition n’est pas sans rappeler un autre tableau romantique, La Mer de glace, de Caspar David Friedrich (1823-1824). Toute cette expérience sensible est encore amplifiée par le son, un vrombissement sombre et presque inquiétant, rappelant la musique drone. Où soudain, on se rappelle qu’originairement, Céleste Boursier-Mougenot est compositeur et qu’il a longtemps créée la musique des spectacles de Pascal Rambert.