On détecterait facilement comme des vagues successives, d’emprunts à d’autres continents par des artistes friands sans doute d’exotisme, plus sûrement attirés par telles spiritualités, voire interpellés par des scandales politiques. L’attrait de l’Extrême-Orient est bien lointain, la fascination de l’Afrique de même. Plus près de nous, le phénomène pourtant continue à exister, et les voyages ne forment pas seulement la jeunesse. In die Welt aufbrechen, tel était (et reste) le leitmotiv de Günther Uecker, avec comme programme, nicht abmalen, verwenden für bildnerisches Handeln. Et greffer les expériences nouvelles sur la démarche propre, les deux se rejoignant, s’identifiant.
Il y a une quarantaine d’années déjà que l’artiste allemand était allé visiter (mais le mot ne dit pas l’intensité réelle du séjour, une vie partagée) la réserve des Indiens Navajos. C’était là le vocabulaire de l’époque, aujourd’hui, l’usage veut qu’on parle de Native Americans, ils sont plus de cinq millions, ou Amérindiens, donc autochtones (avec leur descendance) d’avant la colonisation. Et dans l’Arizona, Günther Uecker avait fait face à la montagne sacrée des Navajos, « Black Mesa », l’avait traduite dans une œuvre poignante, verticalité passée en géométrie plane, d’un quadrilatère de profonde noirceur. Car la montagne était menacée, risquait de disparaître, par les promesses de profits que faisaient espérer les gisements de charbon. De la sorte, on détruit un paysage, bien plus, une culture, une civilisation, au nom du progrès.
C’est cette même accusation qui s’élève dans le court film, vidéo de moins d’une dizaine de minutes, dont les lecteurs ont pris connaissance dernièrement, pour l’exposition Brognon-Rollin au Delta de Namur, en même temps que de The Land and the Unfolded Map, avec ses lignes de vie de membres du peuple, de la nation Mvskoke, nous sommes passés dans l’Oklahoma : There is more to it than Beats and Feathers ou comment fabriquer des boucles d’oreilles à motif de cardinal rouge, oiseau symbolique des aîné disparus, dont le plumage rutilant signale une piété, une spiritualité toutes vivantes. Le procédé choisi par les Mvskoke est celui du tutoriel, mode d’emploi ou guide d’apprentissage, prenant d’un coup une tout autre allure, une tout autre signification. Avec beaucoup de calme, une sorte de sérénité, nourrie et alourdie d’un passé quasi immémorial, la voix de Hope Craig-Corlew passe à la dénonciation de l’oppression.
Et les perles coloriées qu’il s’agit d’enfiler pour donner forme au cardinal, rouge, bordé de bleu clair, avec des taches blanches, un œil noir qui vous fixe, c’est autant la suite des générations ayant subi toutes sortes d’agressions, pour aboutir à tel questionnement lancinant : Comment les États-Unis peuvent-ils défendre la souveraineté (ailleurs) s’ils continuent à commettre un génocide contre les peuples autochtones ? Le tutoriel nous adresse ce message, cheval de Troie numérique, ou bouteille à la mer, dans des ondes des temps modernes.
Il faut remonter, au contraire, très loin en arrière, jusqu’à la Vénus, silhouette en calcaire du Paléolithique supérieur, déterrée dans la Wachau, près de Willendorf, en 1908, dans l’installation de Laure Prouvost à la Kunsthalle Wien (jusqu’au 1er octobre). Elle y fait fonction en quelque sorte de point de repère, premier, ultime, dans ce que le visiteur est appelé à déchiffrer, facilement quand même, dans le titre même, Ohmmm age Oma je ohomma mama. Nous voilà embarqués dans la matrilinéarité, et voyons dans le film des femmes, un peu à la façon des sorcières de Shakespeare ou de Goya, pour quel sabbat, rassemblées dans une grotte des calanques de Marseille. Bien sûr que les temps se mêlent, les lieux, quand il n’est plus question que de la sagesse des grands-mères, réelles ou fictives, voire de leur louange et adoration. Dans leur longue liste figure entre autres Rosa Parks, icône de la lutte contre la discrimination raciale en Amérique.
Il est donc ce film, sur deux écrans, et par ailleurs l’exposition elle-même a l’air ou l’apparence d’une ample caverne (plus chamanique que platonicienne), où l’on va d’étape en étape, de halte en halte, celles-ci faites de beaux désordres, d’objets (fabriqués), de matériaux trouvés, ramassés, de mobiles, les uns et les autres éclairés par intermittence. Laure Prouvost compte de la sorte sur le fort impact poétique de ses images, de ses assemblages, là où d’autres sont plus directs dans leur propos ou message.