L’exposition « Je est un autre » (entre guillemets dans le titre, puisqu’il s’agit d’une citation de Rimbaud) répond parfaitement à Rethinking Identity, le thème général du Mois européen de la photographe cette année. La biennale se passe sans tapage et sans contorsions. Ni esthétiques de la part des exposants, ni d’interrogations (« est-ce que je comprends la photographie, l’art ? ») de la part des visiteurs. Au Casino Luxembourg-Forum d’Art Contemporain (Bodies of Identities) et au Ratskeller (Family and Community), les (bonnes) intentions sont brouillées par des propos trop bavards, des expérimentations complexes et difficiles à comprendre.
De manière tout à fait explicite et rassurante pour l’avenir de la photographie, de ceux qui l’aiment et curieux du troisième volet encore secret de la trilogie dans deux ans (après Rethinking Landscape et Rethinking Identity), c’est à un projet qui a (avec et sans jeu de mots) de la tenue, que l’EMoP Award by Arendt a été attribué par le jury au jeune photographe germano-ghanéen Jojo Gronostay pour son travail recycling identity que l’on peut voir au Ratskeller et à Arendt House. Jojo Gronostay illustre ce titre au propre comme au figuré avec des vêtements occidentaux, recyclés au Ghana auxquels l’échange économique donne une valeur culturelle entre deux continents. Les vêtements Dead White Men’s Clothes ne peuvent qu’avoir été portés par des hommes blancs morts… La série est exposée au Ratskeller. Ce n’est pas sans humour que le photographe intitule Untitled (Colours), une des deux photographies à Arendt House. C’est à la fois la suggestion de l’outil de travail à la chaîne des « petites mains » et du façonnage de mains, exercice suprême de difficulté et de maîtrise, par les plus grands sculpteurs occidentaux…
Les talons de chaussures (photographiés au format XXL par Jojo Gronostay) deviennent tours d’architecture évoquant le triomphe de la finance libérale (Brutalism), nous permettent de passer à l’aile Wiltheim du MNHA (dites désormais Nationalmusée um Feschmaart). Le calme et la pénombre qui règnent dans ces salles reculées du musée (parce qu’il faut quand même les trouver) sont propices à la réflexion des visiteurs sur le devenir de notre société à l’ère des identités plurielles (voir aussi l’article de France Clarinval dans d’Land du 12.05.2023).
La mise en espace (par le curateur Paul di Felice) peut sembler simple – une salle par artiste -, mais au passage de l’une à l’autre, le lien visuel, capté en un coup d’œil, rapproche de la thématique travaillée par les autres artistes (identité familiale, sexuelle, sociétale, culturelle, communautaire). « Je est un autre »… Qui est sa grand-mère pour Katinka Goldberg dans la série The portraits of my grandmother Assne (2020), dont le visage en noir et blanc est de pierre, de fleurs, de feuilles, de sous-bois, de forêt en couleurs ? Sa fille, photographiée dans la réalité de ses traits de face et de profil, ne peut que rester muette sur cette identité des origines et Katinka (dont c’est la mère) ne peut que dire, comme le titre de l’œuvre, que Shtumer Alef, un aleph muet qui est la première lettre de l’alphabet hébreux.
Suit Frida Orupabo, artiste norvégienne d’origine nigériane. La photographe a collé son visage dans des situations stéréotypées de la vision occidentale du corps colonisé à disposition dans un bordel. Ce visage est tourné vers nous et nous regarde (Turning, blue, Rainy days, 2021). À propos de l’homme, le seul de l’exposition, Paul di Felice expose le travail récent de Bruno Oliveira, artiste luxemburgo-portugais qui s’interroge sur cet « autre Je » de son identité gay, parcours qu’il n’a pas toujours bien vécu. En sourdine, on entend, Trip to Neverland. Musique légère comme faite pour Peter Pan qui ne voulait pas grandir – ou cela veut-il dire que le petit Bruno savait déjà qu’il aimait les garçons et que désormais, il assume ? La mélodie suit le visiteur dans la salle suivante, car on peut dire aussi que longtemps, les femmes ne se sont pas émancipées de la place que le patriarcat leur assignait. Il y a autant de couvre-chefs, codifiés par la tradition ou la classe sociale, qu’il y a de portraits de femmes de dos. La série Averted Portrait est de Corina Gertz. Elles sont en costume européen portent la coiffe régionale ou de la ville du 19e siècle où on ne sortait pas quelque chose sur la tête. Voici aussi une nonne voilée de pied en cap et une femme au capuchon plissé… Est-ce qu’une question sociétale contemporaine s’inviterait dans Rethinking Identity, celui du voile et de la burka qui fait débat en Occident et dont l’émancipation coûte cher actuellement aux femmes iraniennes et afghanes ?
Le travail, de Corina Gertz par la magnifique mise en lumière des coiffes sur la multiplicité des identités historiques et vers les glissements sémantiques actuels, se termine par deux portraits de femmes africaines portant des plastrons-bijoux. C’est très beau bien sûr… Mais il est important de faire la corrélation avec la salle à droite. On y voit la narration de l’épopée post-coloniale d’une cape indienne Tupinambà du Brésil. Sortie des réserves du Musée du Quai Branly, Livia Melzi la porte dans un auto-portait hommage à la tribu de ses ancêtres dans ce qu’il reste de forêt amazonienne.
Suit le récit d’un voyage de l’habit de plumes dans des lieux de culte et de culture occidentaux : basilique de San Lorenzo (Italie), Musée du Cinquantenaire (Bruxelles), National Museet (Oslo). Ici s’invite un dialogue inter-culturel bienveillant mais aussi la question de la restitution des biens culturels. La série s’intitule Museum der Kulturen, étude pour un monument Tupinambà (2021). Dans la salle à gauche des femmes aux chapeaux de Corina Gertz, quatre visages vus de face construisent et déconstruisent la définition du stéréotype de la beauté de la femme africaine et on ajoutera, de la femme-femme, comme l’indique le titre éponyme Define Beauty.
Zanele Muholi est certes « black is beautiful » mais l’image est trompeuse. L’artiste sud-africaine et activiste lesbienne revendique l’identité non binaire, pronom iel. C’est au contraire par le collage que Lunga Ntila se réinvente par la distorsion des traits de son visage avec de multiples yeux immenses. Si son propos n’est pas le même le temps passant, on fait le lien historique avec l’époque où Picasso décomposait la perception classique de la perception du portrait et les Surréalistes collectionnaient l’art africain, explosant à jamais les codes de la peinture et de la sculpture. Sous leur apparence classique, les photographes exposés au MNHA font de même et l’exposition se termine apparemment, tout en douceur.
La perception est apparemment à peine différenciée du nez et de la bouche du visage dans les autoportraits de Krystina Dul. On les dirait quasi identiques. Mais comme la série s’appelle Mamas & Papas, c’est un.e individu.e à chaque fois différent.e.