Des livres, disposés trois par trois, grâce aux vitrines éclairées, servent à Proust pour aller plus loin que la mort de Bergotte, pour en faire le symbole de la résurrection de l’écrivain. Ne va-t-il pas de même pour l’artiste dont les œuvres aux cimaises d’un musée, éclairées à leur tour, deviennent comme des anges aux ailes déployées. Pour Hermann Nitsch, mort le 18 avril 2022, à Mistelbach, la force des tableaux, de ses Schüttbilder, y suffirait, la fraîcheur de ceux réalisés les dernières années. Il est leur éclat, printanier, solaire, rivalisant avec le dramatisme rouge et noir, avec la matière malaxée. Mais il y a plus, le 6-Tage-Spiel, opus magnum de l’actionniste viennois, de son Orgien-Mysterien-Theater. Créé en 1998, il fut revu, renvoyé toujours pour cause de covid; les deux premières journées furent reprises de façon posthume l’été dernier, la troisième, dédiée à Dionysos, sorte de scherzo, le fut dimanche dernier.
Et conformément à l’ambition même de Gesamtkunstwerk, propre à Nitsch, dans la tradition wagnérienne, avec les acquisitions philosophiques et esthétiques du vingtième, il n’y a pas que notre regard qui reste ébloui. En montant vers le château de Prinzendorf, lieu idéal dans le Weinviertel, il y a le cri du paon qui vous salue, très vite relayé par des détonations orchestrales, d’autres électroniques, adoucies à leur tour par les airs entraînants d’une fanfare tchèque. Les odeurs de la campagne vous montent au nez, il sera temps, une fois le portail passé, d’entrer sous des arbustes de sureau en fleurs, dans une laboratoire aménagé dans les étables, en guise de parcours d’essais de goût en plus. Le toucher, on le laissera aux acteurs, à la fin dans une version peu réglementaire de mêlée de rugby, ils s’en donneront à cœur joie, ils sortiront d’un bain de tomates et de raisins écrasés, tout rougis ; au départ des actions, ils avaient été vêtus de tuniques toutes blanches. Là, comme au bout d’une journée d’extrême concentration, c’était plus que de l’entrain, une agitation, une turbulence.
Il est vrai que c’était le Jour de Dionysos, dieu de l’ivresse. Mais Nitsch a averti : « die Bewusstseinsethik der einseitig nüchternen klarheit des quantitativen bewusstseins wird eingetauscht gegen die offenheit für das qualitative bewusstsein und in richtung von sein ». Tout ce qui se fait et se passe chez Nitsch vise à une célébration de l’être, à commencer par son acquiescement jusque dans sa fin inéluctable. C’est de la sorte qu’il faut comprendre le cérémonial entier du 6-Tage-Spiel, d’un coup des corps d’animaux écorchés sortis des peintures des Rembrandt, Soutine ou Bacon, il n’y manquerait que Marsyas et le Titien. De même, la nudité exposée, dans sa fulgurante beauté, dans sa fragilité et vulnérabilité. Rien n’est dû au hasard, dans un scénario, une partition très ordonnés, les mouvements, les gestes, avec les accents des diverses interventions musicales.
Quiconque a suivi Nitsch depuis de longues années, 25 années passées depuis 1998, a pu se rendre compte de l’approfondissement des déroulements. Est-ce dû à la part de plus en plus grande, sans que rien d’autre n’en pâtisse, prise justement par la musique ? Le nombre des participants est élevé, interventions électroniques, orchestre disposée des deux côtés dos au château, ensemble de percussions, Lärmorchester, Scheichöre, sans oublier les cloches qui résonnent fort. « Meine musik hat sich immer mehr sublimiert. ein orgelklang des orchesters wird mir immer wesentlicher. trotzdem wird immer wieder in abgründe des vorsprachlichen und klanglosen hinuntergelotet. Es wird als selbstverständlich genommen, dass eine aktion mit geräuschen und Lärm verbunden ist. »
En octobre prochain, le 31 exactement, pour ce qui aurait été le 80e anniversaire de Nitsch, un concert sera donné au Musikverein Wien, Grosser Saal, avec à côté de sa propre Symphonie no 9 Die Ägyptische, des pièces, des extraits de compositeurs qui ont toujours compté pour lui, Webern, Wagner, Scriabine ; on regrettera seulement l’absence de deux autres, Messiaen et Cage.
1998, on se rappelle les scandaleuses oppositions au 6-Tage-Spiel. Elles venaient de l’extrême droite, maintenant prise comme partenaire par l’ÖVP en Basse-Autriche. On ne dira pas que ces gens aient changé ; seuls les noms, non leur mentalité ni leur programme politique. La reprise s’est faite toutefois sans problème dimanche dernier. Qu’en sera-t-il demain quand il faudra décider de l’avenir du château de Prinzendorf dont Rita Nitsch est même prête à faire cadeau à la région, à condition que la mémoire de l’artiste soit gardée à la mesure de ce qui y a été vécu depuis son achat en 1971 et sa rénovation continue, avec son environnement scénique unique, indispensable.