La conquête des jeunes générations se poursuit au Centre Pompidou-Metz avec Bonne Chance, vaste déambulation conçue à la façon d’un jeu par Michael Elmgreen et Ingar Dragset, un duo norvégien connu notamment pour ses configurations loufoques en Europe comme aux États-Unis. Bonne Chance est une installation à échelle 1 qui s’étend à tout l’espace : du hall d’entrée au Forum, en passant par les toits des galeries et la nef. Chacun est invité à se frayer un chemin dans ce labyrinthe de la vie, ou à le contempler de haut au moyen de l’ascenseur, véritable colonne vertébrale de ce parcours immersif. La scénographie joue alors pleinement le jeu, comme lorsque se présentent par exemple des parois déchiquetées (par on ne sait quel cataclysme) ou qu’un œil géant, tel big brother, est tourné vers l’espace public depuis la baie vitrée de la galerie 1 (Souriez, vous êtes filmés !). On voit alors les choses en grand : aussitôt passée l’entrée, le public se trouve nez à nez avec un immeuble de dix mètres de haut et une vieille Mercedes des années 80. Une capsule temporelle privée d’humains, qui fascine autant par sa monumentalité que par son traitement hyperréaliste — un courant revenu ces derniers mois sur le devant de la scène depuis le succès de l’exposition qui a tourné un peu partout, de Liège à Bilbao (Hyperréalisme. Ceci n’est pas un corps).
Bonne chance, on le sait bien, peut s’entendre dans un sens positif ou négatif ; cela dépend du ton que l’on emploie, de l’intention, du contexte d’énonciation... Ici, l’appel à la fortune prend manifestement une inflexion ironique, voire sinistre, au fur et à mesure que l’on avance et y découvre un univers froid, d’inspiration plus ou moins dystopique, où règne la grisaille des ordinateurs, d’un laboratoire, d’une morgue, ou d’une salle de vidéosurveillance où l’on se découvre filmé à notre insu sur des écrans. On ne saurait mieux imiter les formes les plus actuelles du néolibéralisme. Quitte, pour renforcer cet effet, à verser dans le phénomène ou à effacer les moyens conventionnels permettant habituellement au public de s’initier à la démarche curatoriale – exit les cartels, les titres d‘œuvres ou le découpage didactique du parcours en chapitres. Seul le livret mis à disposition à l’entrée réunit ces précisions et permet d’en saisir l’entreprise, ses contours, ses finalités.
Ce jeu sans joie dont les formes dés- ou post-humanisées nous sont malheureusement que trop familières, reconduit plus qu’il ne suspend l’idéologie qu’il prétend mettre en crise. Il révèle surtout l’incapacité des deux artistes à réenchanter le monde et à l’extraire des logiques dominantes qui le gouvernent ou le traversent. Une différence notoire par rapport à un artiste comme Maurizio Cattelan par exemple, que Chiara Parisi, actuelle directrice du Centre Pompidou-Metz et commissaire sur Bonne Chance, a largement contribué à faire connaître en France suite à l’exposition qu’elle avait organisé en 2016 à l’Hôtel de la Monnaie de Paris (Not Afraid of Love). Là où les œuvres de Cattelan mêlent habilement humour, fantaisie et critique de la société, on circule, avec Elmgreen et Dragset, dans un environnement monotone, syncrétique, nourri de références en tout genre, à la croisée de la dystopie, des jeux vidéo, de l’actualité pandémique, de la vie quotidienne, et peut-être plus encore du cinéma où nombreuses sont les installations à s’inspirer de scènes de crime. C’est toutefois rare que l’on y rie, que l’on s’y amuse. Ce constat est d’autant plus navrant que l’on sait combien Elmgreen et Dragset en sont capables. On a encore en tête la boutique Prada que ces derniers avaient édifié en 2005 le long d’une route, en plein désert texan, à destination de personne (Prada Marfa). Ou, dans une même veine délicieusement impertinente, la sculpture équestre chevauchée par un enfant qui fut provisoirement installée à Londres, sur l’un des quatre piédestaux de Trafalgar Square, qui renverse la symbolique du pouvoir au profit d’un éloge de l’enfance et de la confiance dans les générations futures, ainsi que nous le rappelle son titre (Powerless Structures, Fig. 101). On aurait aimé un propos aussi généreux et subtil que celui-ci pour l’exposition du Centre Pompidou-Metz, première manifestation en France consacrée au duo scandinave.