L’humanité s’était promis « plus jamais ça » après le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki par les Américains qui y eurent recours, pour la reddition du Japon à la toute fin de la Seconde guerre mondiale. Les pilotes se suicidaient en laissant tomber leurs avions en piqué sur les navires de la flotte américaine dans le Pacifique plutôt que d’accepter la défaite.
La guerre froide allait rapidement scinder le globe en deux camps aux idéologies opposées, le libéralisme américain et le communisme soviétique, les uns craignant autant que les autres une nouvelle domination de « l’adversaire idéologique sur l’Europe ». « Plus jamais ça » était un vœu pieux, au vu des conflits territoriaux et des horreurs des guerres qui suivirent, touchant les populations civiles et les conscrits des armées. Prônant une fraternité universelle, l’exposition The Family of Man, qui rappelons-le fut exposée dans le monde entier, y compris dans le bloc soviétique, était aussi une douce utopie.
La partie luxembourgeoise de l’histoire est connue : suivant le vœu d’Edward Steichen en 1966, les photos originales de la dernière version itinérante intégrale de l’exposition était donnée à son pays natal par le gouvernement américain. Steichen, avait initié l’exposition lorsqu’il était à la tête du département de photographie du MoMA (Museum of Modern Art de New York). « 503 photographies en tout, de 273 auteurs originaires de 68 pays dont Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Dorothea Lange, Robert Doisneau, August Sander, Ansel Adams », précise le Centre national de l’audiovisuel. Le Grand-Duché hérita aussi de la mise en espace, montrée pour la première fois en 1955, puis dans plus de 160 musées, avant d’être installée au château de Clervaux en 1994, selon les vœux de Steichen. Il n’est pas besoin de dire que The Family of Man a souffert des manipulations, des déplacements, des variables hygrométriques lors de ses nombreux voyages de par le monde. Une première restauration des images avait été réalisée avec le Studio Berselli de Milan, puis entre 2011-2013 au CNA même, avant le renouvellement de la mise en espace par NJoy architecture inside.
L’exposition Image Storage containers de Jeff Weber au rez-de-chaussée du CNA montre la photographie de l’essai de la bombe à hydrogène qui a précédé le largage sur Hiroshima. La manière même dont Jeff Weber a choisi de conceptualiser sa mission photographique et la mise en espace au cordeau par la curatrice Michèle Walerich, soulignent l’ambivalente et lancinante interrogation de savoir pourquoi l’être humain semble incapable de ne pas franchir la ligne rouge des horreurs de la guerre.
Les vue de Jeff Weber sont prises en plongée dans le haut espace du studio des prises de vue du CNA. On voit le nuage atomique par-dessus, comme si on était le pilote de l’avion qui a largué la bombe, le 6 août 1945. Une autre image montre la restauratrice Sylvia Rocali qui œuvre à son travail avec concentration professionnelle. On ne sait pas si elle a à l’esprit que 62 000 bâtiments furent détruits sur 90 000, 75 000 personnes tuées sur le coup et 50 000 morts dans le mois qui suivit.
Jeff Weber a conceptualisé ce qui s’est passé en-dessous du champignon atomique en reconstruisant à l’identique un des caissons de conservation des photographies de The Family of Man dans les archives du CNA avant l’installation à Clervaux. Ses prises de vue en noir et blanc, (gelatin silver print, 2012, Erna Hecey Gallery) sont toujours vues de face, toujours à même distance, toujours à la même hauteur. Seul l’éclairage varie sur les six prises exposées en un alignement régulier, où il n’y a que les ombres qui diffèrent.
L’objet de Image Storage containers, ce sont ces ombres du caisson, qui symbolisent celles des victimes désintégrées sur les murs d’Hiroshima, dans la position qui était la leur lors de la déflagration. Interroger « plus jamais ça », qui pourrait être le sous-titre de Image Storage containers, et la vision humaniste de The Family of Man, telle est la question aujourd’hui à l’heure de la guerre que mène la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine.
Tandis qu’au CNA Jeff Weber évoque un rêve humaniste à but pédagogique, la Bibliothèque nationale du Luxembourg présente six grandes photographies de Caecilia Tripp. Le titre de la série Sleeping with Books sied à ce lieu à l’atmosphère de silence studieux dédié à l’apprentissage du savoir et de la connaissance. Sleeping with Books évoque le discours du pasteur Martin Luther à Washington, « I have a dream », lors de la Marche pour l’emploi et la liberté des Afro-Américains, le 28 août 1963.
La connaissance n’est pas un acquis, c’est une lutte. Nadine Esslinger de la BnL et commissaire de l’exposition, a rassemblé dans trois vitrines (l’une à l’entrée, deux en tête de la première rangée des rayonnages à l’étage 2-Arts) les livres politiques de Malcolm X et Angela Davis, poétiques d’Edouard Glissant et James Baldwin. The Usual Suspect de Carrie Mae Weems, qui dénonce le suprématisme blanc et des photographies anciennes anthropomorphes de préjugés physiques ethniques. Ils sont à la base du travail photographique de Caecilia Tripp où la main d’une personne de couleur est posée sur ou sous un de ces livres, sur une couverture, un drap de lit, propice à la lecture.
On espère que les visiteurs feront le lien, car on a du mal à repérer l’emplacement de l’accrochage. C’est tout au bout du rez-de-chaussée, sur un mur de béton brut, un des rares endroits, sinon le seul où exposer dans la salle de lecture principale. Aussi inimaginable que cela paraisse au 21e siècle, les architectes de la BnL Bolles & Wilson ont imaginé une œuvre d’art totale, qui n’admet rien d’autre qu’elle-même.
Il est difficile, dans les reflets des lampes innombrables d’une bibliothèque – qui participent aussi de leur atmosphère magique comme la salle Labrouss, à la Bibliothèque Richelieu à Paris ou l’édifice de Hans Scharoun à Berlin – de visualiser les photographies de Caecilia Tripp des tirages Diasec brillants (Caecilia Tripp et Erna Hecey Office). L’émancipation évoquée par Tripp est difficile à voir, alors que Sleeping with Books est une belle illustration de Rethinking Identity, le thème de l’EMoP 2023.