100 Joer fräi Gewerkschaften 1916-2016, le livre publié par l’OGBL à l’occasion de son centenaire, présente les tares usuelles des ouvrages collectifs luxembourgeois : des redondances combinées à un manque de sources originales. Du coup, le livre fournit peu d’éléments sur la vie intérieure du syndicat et les querelles entre camarades. La plupart des auteurs se sont rabattus sur des sources imprimées (Tageblatt, Proletarier, OGBL-Aktuell), certains résumant ou complétant ce que d’autres – ou eux-mêmes – avaient écrit auparavant. Ils livrent donc une (solide) synthèse des recherches historiques de ces dernières décennies. Mais il ne faut pas trop en vouloir aux auteurs. Les archives de l’OGBL sont dans un piètre état, voire, pour la période avant 1940, inexistantes. Dans l’introduction, Denis Scuto dit vouloir « jeter un regard scientifique critique » et le recueil tient cette promesse. À l’inverse de nombreux ouvrages commémoratifs, quasi tous les contributeurs (parmi lesquels Denis Scuto, Jacques Maas, Régis Moes ou Ben Fayot) sont institutionnellement et financièrement indépendants de leur objet d’analyse, même si, politiquement, ils en sont proches.
Le livre, tout comme Streik !, la docufiction d’Andy Bausch (d’Land du 22 avril 2016), érige Pierre Krier (1885-1947) en père-fondateur des soi-disant « syndicats libres » – un terme qui est peu problématisé, mais qui fut employé pour se distinguer des catholiques, puis, durant la Guerre froide, des communistes. En 1916, deux syndicats naissent : le Berg- und Hüttenarbeiter-Verband à Esch-sur-Alzetterassemble des ouvriers socialistes et chrétiens (le LCGB pourrait donc lui aussi revendiquer 1916 comme date d’anniversaire), le Metallarbeiter-Verband dans la capitale est plus proche des socialistes. Pierre Krier réussira à les fusionner en 1920, après avoir écarté la frange catholique. Sa conception ouvriériste fit imploser le Bloc des gauches et transforma le Parti socialiste en « Parti ouvrier », le dégradant en bras politique du syndicat.
On pourrait également voir en Krier le spiritus rector du soi-disant « modèle social luxembourgeois ». En 1936, après une forte mobilisation, le gouvernement Bech finit par garantir les libertés syndicales et accepter les premiers contrats collectifs. Ce sera la matrice du modèle tripartite, cette « clé de voûte conceptuelle d’une idéologie étatique nationale », comme l’avait caractérisé Claude Wey en 2003. Pour Denis Scuto, l’année 1936 marque le moment où le monde ouvrier est finalement intégré dans la nation luxembourgeoise. (À peine quatre ans plus tard, cette tardive intégration sera mise à rude épreuve.) La nouvelle respectabilité a failli faire louper aux syndicats le rendez-vous avec le moment fort des années trente. Au début du moins, les dirigeants syndicaux refusent de mobiliser contre le « Maulkuerfgesetz ». Le danger d’une dérive autoritaire n’est pas leur priorité, écrit Scuto, ils ne veulent surtout « pas remettre en danger leur stratégie d’alliance avec l’aile chrétienne-sociale de la droite ». (À partir du printemps 1937, ils finiront par se poser résolument du côté du «non», tout en marquant leur distance par rapport aux communistes honnis)
Bien que mort en 1947, Krier incarne la continuité politique au-delà de la césure de l’Occupation. En 1937, il devient ministre du Travail, il est donc un des architectes de l’axe Parti de la droite/Parti ouvrier (CSV/LSAP) qui structurera le jeu politique pour les décennies à venir. En 1944, à son retour d’exil, il sera l’un des principaux garants de la « Restauration » (ou « normalisation ») politique. « Il a sans doute épargné au pays des conflits sociaux sérieux », note ainsi Ben Fayot. (Qu’en 1946, le syndicat communiste devance le syndicat socialiste dans la sidérurgie était probablement lié au souhait – non-exaucé – de renouveau.) Lors de ses années d’exil à Londres, Pierre Krier rêvait pourtant de reconstruire le Luxembourg sur de nouvelles bases. Il ne pouvait être question d’un « simple retour aux conditions d’avant-guerre », écrivait-il. Il fallait « renationaliser » l’industrie et les banques, les placer entre les mains d’une « administration efficace composée de représentants des patrons, des ouvriers et des pouvoirs publics ». En vieux routard de la Realpolitik, Ben Fayot relève sèchement « le caractère très abstrait de ces réflexions, faites avant le retour à la réalité ». En novembre 1944, Krier tombera des nues. Il espérait « trouver un peuple uni, capable de comprendre les temps nouveaux », il rencontre partout des « sentiments de haine » et des « têtes [qui] fermentaient et bouillonnaient ». Krier avait pensé que le rapport des forces changerait, que « la classe ouvrière se trouvera à la fin de cette guerre dans une position moralement plus forte que jamais ». Cette nouvelle autorité lui serait conférée par « une attitude droite et exemplaire » face à l’ennemi.
La réalité avait été plus compliquée. C’est ce que montrent les recherches du toujours très prudent historien et nouveau directeur du Zentrum fir politesch Bildung, Marc Schoentgen. L’invasion, écrit-il, trouva les syndicats « unvorbereitet », « überrumpelt » et « hilflos » : « Auf eine illegale Tätigkeit im Untergrund war man nicht eingestellt ». Entre mai 1940 et mars 1941, les chefs syndicaux tentent de sauver ce qu’ils considèrent être l’essentiel ; à savoir l’infrastructure matérielle, les caisses syndicales, la presse et les coopératives ouvrières. L’analogie avec l’attitude de la Commission Wehrer, qui, elle, voulait sauver l’État avant les principes qui le fondaient, paraît évidente. Schoentgen est pourtant prompt à excuser l’accommodation syndicale durant les premiers mois de l’Occupation. Cette tactique, les fonctionnaires syndicaux l’auraient adoptée (« vermutlich », insère-t-il) « weil sie die sozialen Errungenschaften der 1930er Jahre – wie die Kollektivverträge – nicht ohne weiteres aufgeben wollten ». Au plus tard au printemps 1941, l’erreur d’appréciation devint apparente ; les syndicats sont dissous, les insoumis déportés. Mais, de nombreux ex-cadres syndicalistes se recycleront en « Obmänner » de la Deutsche Arbeitsfront.
Aux fondateurs, qui avaient vécu le cuisant échec de la grève de 1921, puis le triomphe de l’institutionnalisation, succèdera une nouvelle génération dans les années soixante. Elle se structurera autour d’Antoine Weiss, Mathias Hinterscheid, Benny Berg, Johny Lahure et des frères Castegnaro. Comment ont-ils appris à s’imposer dans les négociations face aux élites économiques et politiques ? On apprend finalement très peu sur la formation intellectuelle des ces anciens cheminots et ouvriers d’usine, cooptés très jeunes dans l’appareil syndical (Antoine Weiss à 22 ans, John Castegnaro à 19 ans). La question se pose différemment aujourd’hui, alors que, parmi la centaine de permanents de l’OGBL, les universitaires « parachutés » ont largement remplacé les délégués du personnel qui ont fait le parcours du militant. Dans Streik !, on entend un ancien militant communiste regretter le temps où les dirigeants syndicaux avaient « encore senti leur propre sueur ». Aujourd’hui, on ne trouverait plus que des « Schoulmeeschteren, oder wat weess ech. » Grâce à la magie du montage, Andy Bausch coupe alors sur Jean-Claude Reding, un ancien instituteur justement, expliquant comment il a du trouver sa place en tant qu’« intellectuel » dans le syndicat. (Son successeur, André Roeltgen, a, quant à lui, passé sept ans comme étudiant en psychologie et en politique à l’Université d’Innsbruck.)
Le recueil réhabilite Antoine Weiss, qui, dans la généalogie des présidents, avait quelque peu disparu derrière son successeur John Castegnaro. (Chez Andy Bausch par contre, Weiss est décrit par ses anciens camarades comme une sorte de high-functioning alcoholic qu’il fallait par moments tenir éloigné des caméras de télé étant donné son état d’ébriété avancé.) Moins marqué par l’anticommunisme viscéral et le protectionnisme des Krier, Antoine Weiss fit prendre « un virage à gauche » au syndicat. Ainsi, le programme de novembre 1968 du LAV allait-il au-delà des revendications sociales classiques. De l’abolition du Srel à la nationalisation des logements à usage locatif, en passant par une limite d’âge (65 ans) pour les mandataires politiques et l’introduction d’un impôt de succession en ligne directe, il exprime d’une « gauchisation » des sociétés européennes. Ne serait-ce que pour cette raison, la comparaison entre la coalition libérale de 1974 et celle de 2013 ne tient pas vraiment la route. En 1972, au Congrès mythique de Wormeldange, le LSAP s’ancrait dans une rhétorique marxiste exigeant une « demokratische Mitbestimmung über Produktion und Verwaltung ». Même Jeannot Krecké plaidait alors pour la nationalisation de l’Arbed. Les revendications d’alors ont disparu du débat politique. Depuis, le domaine du possible s’est rétréci. « D’Ierfschafts-steier brauch een guer net unzeschwätzen, soss gëtt een gekräizegt », se désolait ainsi le député socialiste Franz Fayot en septembre dernier sur la Radio 100,7 ; il parlait d’expérience.
C’est l’historien Paul Zahlen qui avait inventé le concept des « Vingt Splendides » (1985-2007) qui, au Luxembourg, auraient succédé aux « Trente Glorieuses » et à la crise sidérurgique. Durant ces années fastes, le taux de croissance était en moyenne de 5,3 pour cent. Et si l’OGBL n’avait fait que redistribuer la rente de l’offshore ? Le livre fait l’impasse sur le sujet. Le lecteur attentif trouvera pourtant quelques éléments éparpillés à travers le demi-millier de pages (la plupart dans les chapitres rédigés par Ben Fayot). En novembre 1941, Pierre Krier écrit ainsi : « Und wenn auch Luxemburg finanzielle Vorteile aus der Gründung und dem Funktionieren der Holdings genoss, so litt doch sein Prestige und sein Ruf dadurch in der ganzen Welt. » Une affirmation insolite puisque le Luxembourg de l’avant-guerre ne domiciliait que quelques centaines de holdings (contre environ 50 000 aujourd’hui). En septembre 1944, le LAV lança un appel « un d’Letzebuerger Arbechterschaft » contenant treize revendications, parmi lesquelles l’abolition du secret bancaire. Or, le secret bancaire comme dispositif central de l’industrie de l’évasion fiscale ne sera cimenté qu’avec la loi de 1981.
Il y a comme une désynchronisation : les syndicats critiquent l’industrie offshore soit à son stade embryonnaire, soit au moment de son déclin. Ce n’est ainsi que très récemment que le président de l’OGBL a commencé à parler du Luxembourg comme d’« un paradis fiscal absolu pour riches ». Mais, au moment où le paradis fiscal était à son apogée et l’enjeu, notamment en termes d’emploi, le plus aigu, les syndicats préféraient se taire. Comment être syndicaliste dans un paradis fiscal ? Vers l’intérieur, on prêche la lutte contre l’« idéologie néolibérale », vers l’extérieur on en exporte les produits. Au lendemain de « Luxleaks », l’ancien directeur d’Editpress Alvin Sold se livrait à un bouillonnant plaidoyer pour l’optimisation fiscale (« ein verbrieftes Recht ») en accentuant que ces recettes avaient servi au financement « einer beispielhaften Sozialpolitik ». (Alors que, dans la même édition du Tageblatt, Jean-Claude Reding posait prudemment la question : « Comment les politiciens pouvaient-ils penser que cela continuerait éternellement ? ») Mais pour l’OGBL, la place financière, ce sont d’abord des membres potentiels à syndicaliser. En 1979, l’OGBL absorbera ainsi une partie de l’Aleba (qui y constituera le Syndicat banques et assurances). En 1989, elle créera le Syndicat services privés de nettoyage. Et, en 2009, elle créera un secteur « navigation intérieure et maritime » ; un secrétaire de l’OGBL négocie ainsi des conventions collectives pour les milliers de marins éparpillés aux quatre coins du monde et dont le navire bat pavillon luxembourgeois.
La dernière partie du livre sur les années 1979-2016 est la plus institutionnelle et fade. Peut-être parce qu’elle décrit les longues années Castegnaro, qui furent celles d’un syndicalisme assis. On y trouve une longue énumération des grèves annulées (1990, 1992, 2000), suivies d’une liste des victoires de l’OGBL obtenues à la table des négociations tripartites. Mais le livre évoque également les « défaites », plus récentes, dont celle de l’assurance-maladie (2010) et des pensions (2012). Dans le supplément publié par le Tageblatt pour le centenaire de son actionnaire principal, Jean-Claude Reding évoque cette réforme, comme un des événements de sa présidence qu’il regrette encore aujourd’hui. (L’ironie étant que la page suivante du supplément était réservée à l’initiateur de la loi, Mars Di Bartolomeo, suivi d’un article de Robert Goebbels intitulé « Marx lag falsch ».) « L’OGBL n’a pas disposé des forces nécessaires pour bloquer des réformes défavorables au salariat », écrivent les historiens Denis Scuto et Frédéric Krier (qui est également conseiller du Bureau exécutif de l’OGBL). Un constat candide, immédiatement relativisé – sans l’OGBL, lit-on, les conséquences auraient été « pires ».
Lucien Lux aura peut-être été le dernier d’une longue lignée de fonctionnaires syndicaux à avoir fait une carrière ministérielle. Pour John Castegnaro en 2004, ce sera déjà trop tard. Cela fait quarante ans que les journalistent et historiens évoquent un relâchement des « liens organiques » entre le LAV/OGBL et le LSAP. Mais le revirement récent pris par André Roeltgen en faveur de l’allié historique social-démocrate démontre que les liens officieux perdurent. Cette volte-face peut étonner. Roeltgen est le premier président du syndicat à ne pas être encarté au LSAP. Mais c’est également un président affaibli (chaque cinquième délégué n’avait pas voté pour lui).
Le Bureau exécutif est hanté par la peur de se découvrir une faiblesse dans les rues. Car si dans certains secteurs la capacité de mobilisation reste forte – comme l’a démontrée la manif du 4 juin du secteur « santé, soins et social » menée par la coming-woman de l’OGBL, Nora Back –, sur le plan politique, c’est une autre histoire. Dans le discours, la référence reste la manifestation du 16 mai 2009, lorsque sept syndicats avaient rassemblé, selon les organisateurs, 30 000 manifestants. (Une photo de ce cortège fut également choisie pour la couverture du livre.) Or, depuis, les responsables politiques ont pris acte de la molle mobilisation lors de la réforme des retraites et de la modulation de l’index. (Quant à la campagne référendaire de 2015, dès l’annonce des résultats, plus personne au sein de l’OGBL ne voulait plus jamais en parler.)
Pour voiler ses déficiences, l’OGBL doit vendre, de temps à autre, des victoires à ses cotisants. Même s’il s’agit, en réalité, d’adaptations minimes (récemment du salaire social minimal ou des allocations familiales). Surtout, il ne doit jamais donner l’impression de ne pas avoir été impliqué. Par surcompensation, l’OGBL tente ainsi de se donner l’image de faiseur de rois. Si la première coalition sociale-libérale de 1974 avait été préparée par la grève générale du 9 octobre 1973 et la rentrée du LSAP au gouvernement en 1984 par la grève du 5 avril 1982, il paraît douteux que la coalition Gambia ait été rendue possible par l’appel de Jean-Claude Reding « à ne pas voter CSV ». (Une sortie politique qu’André Roeltgen justifie par la différence entre « indépendance » et « neutralité ».) Ceci soulève un soupçon : Et si l’OGBL n’était fort qu’à condition de ne pas devoir le prouver ?