Le secteur du nettoyage au Tribunal du travail

Les invisibles

d'Lëtzebuerger Land vom 01.07.2016

À l’ombre La JP 0.15 est une toute petite salle au rez-de-chaussée du bâtiment de la Justice de paix à Luxembourg, place du Saint-Esprit, dernier dans la lignée en suivant la corniche. Sol carrelé à effet damier noir et blanc, mobilier en chêne massif, tout ici doit inspirer sérieux et respect. En face des pupitres des juges, seules six places pour les avocats et leurs mandants, un portemanteau et quelques chaises alignées le long du mur. À l’ombre d’une visite de la Cité judiciaire par le couple grand-ducal héritier et loin des actions médiatiques de soutien à Antoine Deltour et Raphaël Halet, c’est ici que la justice se fait au quotidien, où les petites gens essaient de faire valoir leurs droits face à leurs patrons – et ces derniers les leurs.

Peu après neuf heures mardi matin. Un ballet d’avocats et d’avocates défile dans la salle, les uns entrent, d’autres sortent, on se salue, se transmet des fardes avec des dossiers de clients, essaie d’accorder ses violons sur un argumentaire, à synchroniser une stratégie ou des agendas. Il n’y a pas de public ; ici, la banalité des affaires n’attire pas d’attention médiatique. Arrive la greffière avec un chariot plein de dossiers, classés dans des fardes colorées fermées avec des élastiques, les installe sur la table de la juge, repart. Entre la cour, tout le monde se lève – dans une société sécularisée, la justice a gardé ses codes formels, même si ici, les avocats ne portent pas de robes. Françoise Schanen préside, on se connaît, ce n’est pas la première affaire dans ce dossier. Faut-il exposer encore une fois tous les moyens et tous les arguments invoqués ? Brièvement peut-être.

En face de la juge, à sa droite, maître Faisal Quraishi, en remplacement de maître Guy Thomas, partie demanderesse défendant les femmes de ménage, en tenue décontractée, chemise et cardigan. À sa gauche, maître Daniel Nerl, en costume cravate, en remplacement de maître Christian Jungers, étude Kleyr & Grasso, partie défenderesse représentant la société Dussmann Services (anciennement Pedus). On se connaît, par les dizaines d’affaires similaires déjà plaidées, et on craint les centaines encore pendantes (elles seraient quelque 450 selon les avocats des femmes de ménage), assistées par le syndicat OGBL. D’ailleurs maître Nerl regrettera que son client ait à se défendre ici, alors qu’en face, les femmes seraient encouragées et financièrement soutenues par « un syndicat qui se sert très copieusement de ces affaires dans sa communication : il s’agit d’une publicité gratuite pour le syndicat ».

Automatisme ? Pour comprendre cette interjection, il faut remonter à « l’affaire Winter » –pas le colonel de l’armée luxembourgeoise, mais Estelle, femme de charge qui a entamé un procès contre son employeur Pedus Service en 1999, demandant le salaire social minimum pour ouvriers qualifiés, soit une majoration de vingt pour cent de son salaire, puisqu’elle considère avoir acquis les compétences nécessaires après dix ans de travail. Quatorze ans de bataille judiciaire plus tard, passant par toutes les instances, elle obtient gain de cause – et son jugement sème la zizanie dans le secteur du nettoyage. Qui représente pas moins de 9 000 salariés, dont 90 pour cent de femmes, beaucoup d’entre elles issues de l’immigration ou frontalières, presque toujours sans formation, souvent des mères monoparentales. « Il s’agit d’une multi-discrimination envers ces femmes », constate maître Guy Thomas, qui regrette le manque de solidarité avec les femmes, alors que dans des secteurs plus masculins, comme la construction, la reconnaissance de compétences acquises sur le tas serait quasi automatique.

Depuis deux ans, depuis la jurisprudence Winter – qui, depuis, a rejoint l’OGBL en tant que secrétaire centrale du syndicat Services privés de nettoyage –, le patronat, le gouvernement et les femmes concernées se livrent une bataille rangée pour savoir si ce jugement implique un automatisme de la reconnaissance des compétences acquises sur le tas ou pas. Non, disent les patrons, qui veulent plaider chacune des affaires une à une. Un automatisme faciliterait énormément les choses, estiment les avocats des femmes de charge, qui auraient aimé pouvoir décider de quelques cas-types pour en faire des modèles à suivre. Il n’y a pas la possibilité de faire des « class actions » au Luxembourg, ces procès joints de citoyens contre une entreprise ou une instance publique si courants aux États-Unis, même si le gouvernement Bettel/Schneider/Braz a retenu dans son accord de coalition de décembre 2013, que « la possibilité d’introduire des actions de groupe sera étudiée avec pour objectif une meilleure défense des droits des consommateurs. » Alors la partie adverse reproche aux avocats des femmes de ménage un harcèlement judiciaire, la Justice craint l’encombrement, et les jugements tombent rapidement, souvent en défaveur des femmes, une quarantaine d’affaires sont déjà en appel. C’en est devenu une grande machinerie qui tourne à l’ombre du public.

Désemparés, les patrons avaient même réussi, en janvier 2015, à faire inscrire à l’article 7 de l’accord bipartite entre l’Union des entreprises UEL et le gouvernement : « Comme la question du salaire social minimum qualifié a fait l’objet d’une jurisprudence, le Gouvernement s’engage à faire modifier la législation en la matière, suite à des concertations avec les partenaires sociaux dans les secteurs les plus concernés. Les évolutions jurisprudentielles actuelles comportent un risque majeur pour l’emploi des moins qualifiés autant que pour les systèmes de formation et de qualification ». En gros, le gouvernement promet que ce passage de la loi de 1973 sur le salaire social minimum et son augmentation au niveau de l’ouvrier qualifié soit modifié. Le ministère du Travail confirme que le Comité permanent du travail et de l’emploi a commencé à discuter du sujet, mais comme d’autres thèmes furent plus urgent, aucun texte concret sur une telle modification n’a encore été proposé.

Une affaire de gros sous C’est qu’au-delà du principe, il s’agit d’une affaire de beaucoup d’argent. Certes, si le salaire social minimum n’est actuellement que de onze euros de l’heure et que son augmentation de vingt pour cent aux treize euros de l’heure du SSM pour ouvriers qualifiés semble minime (alors que beaucoup de ménages privés payent leur femme de charge quinze euros de l’heure), sur un mois, cela fait déjà 385 euros, sur un an 4 620 euros – et dans les revendications des femmes devant les tribunaux, qui calculent ce qu’elles estiment être leur dû rétroactivement à partir de leur dixième année d’emploi, des dizaines de milliers d’euros. Pour une entreprise comme Dussmann Services –, qui est, avec plus de 3 000 salariés, un des dix plus gros employeurs du Luxembourg –, devoir payer ces égalisations de salaires serait ruineux. Leur stratégie est donc de démonter les dossiers des femmes un par un.

Mardi matin, Tribunal du travail. Affaire madame N., employée de Dussmann, anciennement Pedus, depuis 1989, aujourd’hui retraitée. Différents chantiers, différentes machines complexes à manier (qui s’appellent autolaveuses ou monobrosses), différents produits pour différents matériaux à traiter. Bureaux de banques, salles de fitness, cuisine, chantiers, piscine à nettoyer, décapage de surfaces... Maître Quraishi essaie de reconstituer son parcours et de prouver qu’elle a acquis des techniques complexes, qu’elle travailla de manière autonome, autant d’arguments pour prouver qu’elle était devenue une ouvrière qualifiée, ce qui justifierait la distinction faite entre une simple femme de ménage, qui nettoie de façon « intuitive », et un « nettoyeur de surface », qui mérite le SSM pour ouvrier qualifié.

Justice à deux vitesses ? La mesure de ces compétences se fait sur base du profil de formation pour un CATP qualifiant en la matière fixé en mars 1998 par arrêté ministériel, CATP qui n’est pas offert mais dont les compétences requises servent de norme. Ainsi, une personne formée comme nettoyeur de bâtiment aurait une dizaine de compétences, ce qui va du passage de l’aspirateur à la sécurité du travail, en passant par le respect des règles d’hygiène, le nettoyage de monuments (!), le nettoyage et le traitement de sols, plafonds, murs, vitrages, le nettoyage de complexes sportifs ou de salles d’exposition, le traitement antimicrobien ou la désinfection. En l’absence de documents prouvant leur affectation – maître Nerl expliquera que rien n’oblige les sociétés à archiver les plans de travail et que donc son mandant est dans l’impossibilité de les produire –, les femmes de ménage doivent donc méticuleusement prouver leur cursus et le faire valider par des attestations testimoniales de collègues de travail, qui essaient de se souvenir sur quels chantiers elles ont réalisé quels travaux ensemble, avec quelles machines et quels produits afin de démontrer qu’elles ont les compétences requises. Or, il s’agit de souvenirs, rédigés souvent par des proches des femmes, dont certaines sont analphabètes ou ne parlent pas français ou allemand. Maître Nerl réfute une à une les attestations testimoniales produites par madame N., pour manque d’objectivité ou de précisions (dates manquantes, etc) et prouver par là qu’elle ne maîtrise qu’une fraction du programme du CATP. Or, sans pièces justificatives et objectives, c’est affirmation contre affirmation, les juges auront à apprécier avec beaucoup de doigté les cas individuels, d’autant plus de doigté que chaque jugement pourra être érigé en exemple d’une justice à deux vitesses où une grande entreprise broie des femmes qui se trouvent tout en bas de l’échelle sociale.

Dans l’enquête Quality of work Index de 2014 de la Chambre des salariés, menée avec l’Infas et l’Université du Luxembourg, le secteur du nettoyage est celui où les conditions de travail se détériorent le plus rapidement, où, aux yeux des salariés, l’intensité et la complexité du travail augmentent vite, où le phénomène du burnout reste le plus élevé, où le sentiment d’insécurité de l’emploi est le plus marqué (59,3 pour cent), le pessimisme quant à l’avenir économique de l’entreprise le plus développé, et, important pour le procès, le nombre de jours de formation sur l’année le moins élevé (77 pour cent des interrogés ont zéro jours de formation). Voilà encore un moyen pour garder des salarié(e)s dociles et moins chers.

josée hansen
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