L’audace, le Théâtre du Centaure n’en a jamais manqué... Mais commencer sa saison avec un monologue de 90 minutes retraçant l’histoire d’un missionnaire belge ayant passé 48 ans au service des paroisses de République Démocratique du Congo semblait relever cette fois plus que les autres d’une sacrée prise de risque. En se basant sur le Mission de l’auteur flamand David Van Reybrouck, Marja-Leena Junker réussit pourtant bien un tour de force avec une pièce forte, drôle et touchante, menée de main de maître par Francesco Mormino, seul en scène...
Le père Grégoire – puisqu’il s’agit ici de lui – est, au début de sa vie, un enfant et un adolescent rieur, « presque mondain » et qui aime sortir, de manière générale mais aussi avec les filles. C’est en tout cas ainsi que le décrit l’auteur qui a passé plusieurs années à parcourir l’ancien Congo Belge afin de glaner auprès de la population autochtone les récits de rencontres qui vont lui permettre de reconstituer l’histoire de celui qui a passé près d’un demi-siècle à les aider, à vivre avec eux leurs joies, leurs peines, et surtout leurs drames innommables... Rien ne semblait donc destiner le jeune fils de prolétaires catholiques belges à embrasser la vocation ecclésiastique, encore moins celle de missionnaire à des milliers de kilomètres de sa famille. C’est pourtant ce qu’il sait soudainement : le Seigneur a des plans pour lui, là où il est encore si peu représenté.
Après les étapes nécessaires à son acceptation au sein de la communauté locale des Frères Blancs, c’est sans se retourner qu’il part, pour toujours. Car s’il s’amuse à raconter les aberrations de notre société occidentale privilégiée qu’il constate lors de ses rares vacances au pays, ce sont les longues années passées en RDC qui constituent la majeure partie de sa vie narrée, de ses actions et de ses relations cousues comme un patchwork, chaque élément constituant un maillon d’une toile plus grande, d’une vision qui va bien au-delà du quotidien. En paysage de fond : la superstition tribale bien sûr, mais aussi et surtout la guerre – ou plutôt les guerres – qu’il a subies aussi durement que ses paroissiens.
Pour raconter le joyeux comme l’horrible, il faut de l’humour, de l’esprit et beaucoup d’humilité. Il en fallait donc tout autant pour celui qui porte sa voix à ce missionnaire d’un autre temps, et il est indéniable que Francesco Mormino combine les trois avec élégance et panache, sans faux drame. Si les trente premières minutes peuvent inquiéter par leur ton très léger et quelques anecdotes pas franchement passionnantes, c’est presque par surprise que l’émotion vient s’installer sur scène, avec le deuil. Puis l’on s’enfonce dans les absurdités qui régissent la vie des Congolais : l’extrême diversité des ethnies, les superstitions ancestrales, l’alcool, le viol, les massacres, les corps qui s’entassent au bord des routes, à quelques pas des postes où vit le Père Grégoire. La révolte de celui-ci contre ces ignominies, ses crises de foi, les représailles qu’il subira pour avoir parlé : « Et nous avons raconté, à Genève, à Rome, à New York. Nous l’avons raconté. Et ils ont su. Que cela venait de nous. Et à notre tour nous avons su. Nous avons su qu’ils viendraient. Et ils sont venus souvent. ».
Au fur et à mesure que l’homme d’église se remémore les atrocités qui ont marqué une demi-siècle d’Histoire du Congo, l’acteur laisse sortir la colère de celui qui l’incarne avec une authenticité surprenante : autant que son alter ego, il s’indigne du sort que réserve le Père du Christ à sa création... « Pleure donc avec nous ! » implore-t-il, tiraillé entre l’envie de tout plaquer et l’assurance qu’il ne le fera jamais car sa place est là, depuis toujours, et il lui reste encore tellement d’amour à partager. La mise en scène de Marja-Leena Junker et le décor, tous les deux simples juste comme il faut et au service de la prestation théâtrale, complètent le tableau, un tableau imaginaire oscillant entre le bleu clair d’un lac ensoleillé au rouge sombre du sang sec, un tableau qui prendrait au tripes, comme ce Mission-là...