Le mardi 17 octobre au soir, la disposition du grand auditoire du centre culturel régional Opderschmelz interpelle. Aucun siège mais quelques tables rondes posées ici et là. Sur scène, deux pupitres, une valise et trois toiles en fond, sur lesquelles sont projetées des photographies de fenêtres insalubres. Peu de monde présent malheureusement pour les Variations autour d’un meurtre de Ian De Toffoli et Tullio Forgiarini. Le pitch pourtant était intrigant, plutôt prometteur, une « lecture mise en espace autour d’un événement terrifiant, sans cesse répété et sans cesse varié ». Il semble donc que le public autochtone reste encore assez réfractaire aux pures créations made in Luxembourg. Pour le moment, les lumières s’éteignent et une musique énigmatique retentit. Brigitte Urhausen et Elisabeth Johannesdottir montent sur scène. C’est la première qui lance les hostilités. On est dubitatifs les premières minutes, cela ressemble à s’y méprendre à une simple lecture. Le concept est néanmoins exposé, on imagine une ruelle sombre, une femme assassinée par un inconnu ou par une connaissance, aujourd’hui ou à une autre époque. Commence alors véritablement le spectacle, une succession de sketchs jouissifs, des variations comiques sur des événements tragiques. D’une future suicidée qui rencontre une stagiaire venue d’un autre monde et qui va l’aider dans sa quête, à un assassinat raté où l’assassin est tué par sa victime, on est enchantés. Les deux comédiennes sont excellentes. Tandis que tout est dans le regard et une certaine folie dans la retenue chez Brigitte Urhausen, Elisabeth Johannesdottir excelle dans l’assurance, elle extériorise sans jamais trop en faire. Tandis qu’à la fin d’une scène, sa partenaire gît au sol, elle se met à parler au public, obtient un briquet, s’allume une cigarette, ouvre le programme de la soirée trouvé sur une table et commente le spectacle. Un tour vieux comme le monde, mais qui fonctionne à tous les coups. C’est drôle et intelligent, mais c’est déjà fini. Un verre de l’amitié est offert aux spectateurs, le festival Touch of noir démarre sur les chapeaux de roues.
Le lendemain le Jakob Bro trio est programmé. Le leader guitariste est en compagnie de Thomas Morgan à la contrebasse, impeccable, et Joey Baron à la batterie. Jakob Bro arrive sur scène en chaussettes pour être plus à l’aise avec son pédalier. Il est impassible, comme insensible au monde extérieur et au public présent dans la salle. Il joue l’intégralité des morceaux de profil, tournant presque le dos aux spectateurs assis à sa droite. En osmose totale avec son contrebassiste, les deux musiciens se complètent tandis qu’à contrario, Joey Baron est en roue libre, dans son propre rythme. Les paupières des spectateurs s’alourdissent, puis le public sursaute lors des coups aléatoires du batteur. S’acharnant sur ses cymbales, ses expérimentations tranchent avec la fluidité et la douceur que veut proposer son auteur. On sort cependant assez apaisé de ce set dont, finalement, on retient peu de choses. Un doux moment périssable.
Jeudi 19, troisième soir du festival, le grand auditoire est quasi plein et c’est au tour de James Taylor, « gourou de l’orgue Hammond », ou du moins véritable figure de la scène acid jazz européenne, et de sa formation. Mark Cox est à la guitare électrique, Andrew McKinney à la guitare basse, Adams Betts à la batterie, Nick Smart à la trompette et enfin Rob Townsend au saxophone. Tandis que le trio de la veille était calme, trop sérieux peut-être, Taylor et sa troupe débordent de vitalité, ils transpirent une sorte de jouissance totalement décomplexée. Leur set se compose de nombreux titres aux consonances funk, dont une reprise d’un tube de Marvin Gaye ou encore une ré-interprétation de l’opening de la deuxième saison de Starsky et Hutch, Gotcha composé par Tom Scott. Taylor chantonne, il danse sur scène et invite le public à faire de même. D’abord assez timidement, quelques spectateurs aux premiers rangs se lèvent et tapent des mains. Ne démordant pas, Taylor insiste et c’est finalement toute la salle qui se lève, en relevant par la même le voile de timidité qui recouvre bien souvent le public jazz. Quelques longueurs s’installent et la frénésie retombe puis se banalise, mais qu’importe, les musiciens gardent le cap. Nick Smart notamment détonne, le trompettiste excelle durant ses solos sur fond de musique funk. L’orgue Hammond résonne dans les rues de Dudelange.
Pour clore la première semaine musicale, c’est un projet assez atypique qui est programmé, Chiaroscuro de Rembrandt Frerichs. Le pianiste néerlandais est en compagnie de David Kweksilber aux saxophones, Benjamin Glorieux au violoncelle, Tony Overwater à la contrebasse et Vinsent Planjer à la batterie. Les cinq musiciens arrivent sur scène avec un peu de retard, les esprits s’impatientaient. Le concert débute par une longue improvisation expérimentaliste. Suivent des ré-interprétations d’œuvres de Ligeti, de Debussy ou de Chostakovitch, toujours avec une pointe jazzesque qui renforce en effet cet aspect de dualité. Arrive un long medley de plusieurs œuvres de Bach, puisque comme le rappelle le pianiste, « there is no day without Bach ». Durant ce medley, David Kweksilber et Benjamin Glorieux, plus habitués à jouer du classique, livrent des solos admirables. Belle place est faite à chacun des musiciens. Lorsqu’il ne joue pas, Rembrandt Frerichs, assis en tailleur sur sa chaise, observe avec une grande bienveillance ses musiciens et son regard pétille d’admiration. D’autres compositions originales sont jouées, comme l’entraînante Carrousel, qui introduisait l’album Continental paru en 2012. Le concert s’achève par The art of happiness, composition de Tony Overwater, sans qu’aucun rappel ne soit fait.
Bilan assez positif pour cette édition d’un festival qui fête ses dix ans cette année, tout comme le centre Opderschmelz dans son entièreté. Dommage néanmoins que les Variations autour d’un meurtre de Ian De Toffoli et Tullio Forgiarini n’aient pas su attirer un plus large public. Déception aussi pour le set du Jakob Bro trio, assez fade en soi. Pour le reste, le public a eu droit à une succession de représentations de qualité.