Sur le territoire de la Ville de Luxembourg, des centaines de maisons et d’appartements ont été éventrés, découpés et remodelés pour y faire entrer un maximum de locataires. Des machines à habiter ont ainsi été transformées en machines à rendement, alimentées par une armée, sans cesse renouvelée, de jeunes diplômés en stage ou en période d’essai. Ces colocations sont aux expats célibataires ce que les chambres de café sont aux ouvriers primo-arrivants : une phase transitoire avant de dénicher un studio, voire un appartement. Et la demande ne fléchit pas : sur la dernière décennie, la durée de résidence moyenne dans la capitale a ainsi chuté de 16,5 à 6,3 ans.
Avec un portefeuille de plus de 800 chambres meublées, Altea Group occupe une position dominante sur le marché de la colocation. Rien que sur les trois dernières années, l’agence immobilière a presque doublé son portefeuille immobilier. Furnished.lu, le site dédié aux colocations d’Altea, donne un aperçu des prix : 700 euros pour une chambre de neuf mètres carrés au Limpertsberg ; mille euros pour quatorze mètres carrés dans le quartier de la Gare. Un loyer mensuel qui inclut les commodités du quotidien : chauffage, nettoyage, ustensiles de cuisine et, surtout, wifi.
Carole Caspari, la fondatrice et actionnaire d’Altea, avait été une des premières à identifier la niche et à l’exploiter comme produit. Cette ancienne « tax manager », spécialisée dans la domiciliation (d’abord à la Kredietbank, puis chez Arthur Andersen et SGG), achète en 2010 une maison à Bonnevoie et la transforme en ruche pour stagiaires et juniors. D’autres biens suivront, situés à Belair, Weimerskirch, Gasperich et Cessange. Mais Altea travaille également avec une quarantaine de propriétaires auxquels l’agence promet huit pour cent de rendement annuel. La loi plafonne le loyer maximal à cinq pour cent du capital investi dans le logement. Or, comme le rappelait en 2016 l’ancien ministre du Logement, Marc Hansen (DP), dans le cas d’une location meublée, le loyer peut légalement atteindre jusqu’à dix pour cent de l’investissement. Puisque des sociétés comme Altea proposent des services de « conciergerie », il s’agirait « en quelque sorte d’un contrat mixte incluant location et services », estimait le ministre libéral.
Les propriétaires, eux, signent un mandat de gestion locative et n’auront plus à s’occuper des tracas de la gestion quotidienne. De la rotation des locataires à la sortie hebdomadaire des poubelles, Altea promet de prendre tout en charge. Avec des habitants pour la plupart âgés de vingt à 25 ans et une durée de résidence moyenne de quatre mois, ces colocs ressemblent à un semestre Erasmus transplanté dans le monde professionnel. « On tente de mettre une personne de plus de trente ans dans chaque résidence ; cela permet de réguler certains comportements débordants », dit le directeur d’Altea Group, Jean-Charles Weiss. Certaines sociétés, dit-il, signent une convention de service avec l’agence en exigeant que leurs employés soient concentrés dans une même résidence. (Cela aurait notamment été le cas d’Amazon.) Les jeunes recrues se retrouvent ainsi enfermées dans un solipsisme corporate, où vie professionnelle et vie privée, aménagements « open space » et « co-living » semblent se confondre.
En train d’être revus au ministère du Logement, les « critères minimaux de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’habitabilité » devraient réordonner un marché qui est très bigarré et prend des formes de plus en plus aberrantes. En avril 2019, à la commission parlementaire du Logement, le député-maire de Hesperange, Marc Lies (CSV), évoquait ainsi « des garages aménagés où les gens couchent derrière les pneus ». Déposé en avril 2018, le projet de règlement grand-ducal est une refonte de celui de 1979, dont il reprend la plupart des dispositions. Une chambre à coucher doit ainsi disposer d’une fenêtre donnant sur l’extérieur et mesurer au moins neuf mètres carrés. (Ce qui est d’ailleurs la taille de nombreuses chambres louées par Altea.) Les locaux collectifs doivent également être munis d’un local pour sécher le linge et d’un WC par six personnes.
Le projet de règlement grand-ducal resserrera certains critères. Si, actuellement, il faut prévoir une pièce de séjour de douze mètres carrés à partir de cinq occupants, le nouveau règlement étend cette obligation à tous les logements « de plusieurs chambres ». Idem pour la possibilité « de cuisiner librement en dehors de sa chambre ». Jusqu’ici, cette obligation était réservée aux seuls logements comptant plus de cinq locataires.
La nouvelle règlementation conférera également des pouvoirs de police administrative aux bourgmestres qui pourront contrôler et ordonner la fermeture d’une chambre meublée. Quant aux propriétaires, le projet de loi veut les « responsabiliser ». Si un de leurs logements est fermé pour manquements aux règles de salubrité et de sécurité, ce sera à eux de trouver un nouveau logement aux anciens locataires. Un relogement d’urgence dont les frais de loyer et de déménagement seront entièrement à la charge du marchand de sommeil, et ceci durant trois mois.
Or, sur certains détails techniques, le nouveau règlement est en retrait par rapport à son ancêtre de 1979. Si, jusqu’ici, le propriétaire devait prévoir une douche par six habitants, ce ratio est désormais d’une douche par huit habitants. C’est un des points critiqués par Jean-Charles Weiss, qui évoque « une dégradation » qu’il aurait « du mal à comprendre ». Il assure que les critères d’Altea seraient « plus élevés que le règlement grand-ducal ». Il a demandé un rendez-vous auprès du ministère du Logement pour « tirer la loi le plus proche de nos standards à nous ». La stratégie du leader de la colocation semble assez limpide : imposer ses propres critères à l’ensemble du marché, pour ainsi mettre la concurrence sous pression.
Du coup, la nervosité règne parmi les petites immobilières spécialisées dans la colocation. Dans son avis, la Chambre de commerce s’en fait l’écho, s’inquiétant « d’une potentielle surrèglementation » qui engendrerait « un important resserrement, volontaire ou non, de l’offre de logement à louer sous forme de colocation ». Une partie du marché serait plongée dans l’illégalité, car « de très nombreux logements en colocation […] ne répondent pas à ces critères d’habitabilité. » Plutôt que d’adapter la réalité à la future règlementation, la Chambre de commerce propose d’adapter la règlementation à la réalité actuelle. Et de diluer les critères du projet de loi : réduire le nombre de mètres carrés par habitant ou supprimer l’obligation d’un living commun. Il s’agirait, écrivent les fonctionnaires patronaux, de sauvegarder « l’attractivité du pays » pour une population « jeune, étrangère, qualifiée » et, surtout, « indispensable à l’économie luxembourgeoise ».
Les colocs spontanées, court-circuitant les agences, constituent le continent immergé du marché immobilier. On en retrouve les traces sur Facebook, dans des groupes fermés comme « WG Lëtzebuerg » (7 000 membres) ou « Colocation Luxembourg » (16 000). Difficile de prévoir l’impact qu’auront les nouvelles règles et possibilités de contrôle sur cet écosystème de la débrouille, mis en place par des jeunes salariés sans capital d’ancrage. Une fois la loi entrée en vigueur, les propriétaires auront deux ans pour se mettre en conformité. À la recherche d’une forme de sécurité juridique, ils pourront être tentés à recourir aux agences spécialisées et à leur offre de machines d’habitat standardisées et stériles.
Un certain resserrement est également perceptible au niveau communal. Le Service de l’urbanisme de la Ville de Luxembourg n’accorde ainsi plus de permis pour des chambres meublées qui sont situées dans des maisons classées « zone d’habitation 1 ». Alors que ce statut interdit la transformation d’une maison unifamiliale en plusieurs unités, des propriétaires espéraient que le modèle, aux contours juridiquement flous, de la colocation leur permettrait de court-circuiter le PAG. Or, dans la pratique administrative, les services communaux déclarent les colocs comme indésirables sur une large partie du territoire. Un certain nombre de colocations gérées par Altea se trouvent dans des maisons classées « hab 1 ». Jean-Charles Weiss explique ne pas « disposer d’un chiffre exact pour le moment », mais assure que le groupe Altea aurait procédé à une « estimation du risque ».
Or, ces cas isolés de surpeuplement voilent le problème, endémique et structurel, du sous-peuplement. Selon les derniers chiffres du Liser, 33,7 des seniors (plus de 65 ans) occupent un logement en « sous-occupation accentuée » et 43,2 pour cent en « sous-occupation modérée ». Trois quarts des retraités vivent donc dans un logement qui, une fois les enfants partis, se retrouve à moitié vide. Alors qu’Altea propose des solutions concrètes à des investisseurs cherchant à maximiser leur retour sur investissement, la Ville de Luxembourg reste, quant à elle, très discrète lorsqu’il s’agit d’inciter les habitants à partager leur domicile avec des étudiants ou des jeunes salariés.
En octobre 2015, le conseiller communal Guy Foetz (Déi Lénk) avait déposé une motion dans laquelle il appelait à « sensibiliser les propriétaires intéressés à départager leur logement devenu trop grand pour eux après le départ des enfants ». La réponse de la bourgmestre, Lydie Polfer (DP), fut expéditive : « Ces pistes de réflexions me semblent baser pour partie sur un autre schéma de société qui entend tout faire. Les gens sont responsables et libres d’organiser leur façon de se loger et de créer des chambres meublées ou d’offrir des chambres pour étudiants sans que l’administration ne doive intervenir pour les inciter. Nous aidons les personnes qui se trouvent en détresse. »
En 2017, Altea avait essayé de sauter sur le train Airbnb. « We want to propose a new model for the Luxembourg real estate market and create a disruptive event capable of making people’s minds move », annonçait alors Carole Caspari. En lançant le service de conciergerie Mybnb, Altea Group proposait de gérer de bout en bout les locations sur Airbnb : création de l’annonce, gestion des réservations, réception des visiteurs, nettoyage des chambres. Aux propriétaires, Caspari faisait miroiter « un taux d’occupation de 97 pour cent et un loyer mensuel de vingt à trente pour cent plus élevé que la moyenne sur le marché traditionnel ».
L’expérience se soldera par un échec. À partir de juillet 2018, l’agence immobilière sortait progressivement du segment Airbnb, dénonçant un à un les mandats de gestion qui la liaient à une demi-douzaine de propriétaires. (Mybnb gérait, à un moment, un stock de trente à quarante unités.) « On s’est rendu compte qu’au final, les marges n’étaient pas assez importantes », dit Jean-Charles Weiss. Étant donnée la fréquence des entrées et sorties des visiteurs, les frais auraient été trop importants : Allers-retours des femmes de ménage, oublis de clés, déplacements des ouvriers pour assurer de petites réparations. S’y ajoutait un commercial payé à temps plein pour répondre aux questions provenant du site d’Airbnb. Alors que le débat sur les dérives commerciales du modèle Airbnb commençait à enfler, Altea préférait se retirer discrètement. Car, comme l’explique Jean-Charles Weiss, « pourquoi continuer à défendre quelque chose qui, tout simplement, ne rapporte pas assez ? »
Le phénomène Airbnb semble encore relativement limité au Luxembourg. Le ministère de l’Économie évoque 70 000 nuitées pour 2017 ; c’est-à-dire peu, comparé aux trois millions de nuitées annuelles qu’enregistre l’ensemble du secteur hôtelier. Reste que certains « superhosts » louent des dizaines de chambres via la plateforme. On constate une concentration d’annonces pour les quartiers de la Gare et de Bonnevoie, qu’un annonceur vante comme « the hipster district of Luxembourg ».
Mais ce sera dans une paisible cité résidentielle à Mamer qu’Airbnb finira par buter sur les premières résistances. Les riverains du nouveau quartier « Op Edemer » commençaient à se plaindre d’un « véritable tohu bohu » dans une des maisons voisines. Selon leurs calculs, celle-ci hébergerait une vingtaine de lits au total, loués via Airbnb. Après le lancement d’une pétition, le député-maire de Mamer, Gilles Roth (CSV), se fend d’une lettre au propriétaire, le mettant « formellement en demeure de cesser l’activité de location pour des séjours de courte durée via le portail Airbnb dans un délai de quinzaine ».
Comme arguments, Gilles Roth mobilise la loi sur l’hôtellerie (obligation d’enregistrer les chambres auprès de la commune), ainsi que la loi réglant le contrôle des voyageurs (obligation de remplir une fiche par personne hébergée). Il cite également le Plan d’aménagement particulier, selon lequel une maison unifamiliale comprend « en principe une seule unité de logement ». Pour enfoncer le clou, le conseil communal vient d’introduire il y a quelques semaines une « taxe de séjour ». Elle frappe toute personne louant une chambre à Mamer sans y être inscrite comme résident. Son montant se chiffrera à trois pour cent du loyer. Après Barcelone, Amsterdam et Paris, voici Mamer qui oppose un début de régulation communale à la multinationale américaine.