Introduit par Eric Lux, adopté par Flavio Becca et perfectionné par Marc Giorgetti, l’instrument des fonds d’investissement spécialisé (FIS) joue désormais un rôle systémique sur le marché immobilier luxembourgeois. Pris ensemble, les FIS des trois principaux promoteurs pèsent 1,334 milliard d’euros. Officiellement du moins. Car le dernier bilan déposé par Olos Fund date de 2014. Depuis, le développement fulgurant du Ban de Gasperich aura multiplié la valeur d’une partie des parcelles du FIS (estimé au total à 668 millions d’euros il y a cinq ans) par un facteur x et transformé Flavio Becca en un des hommes les plus riches du Grand-Duché. Au point que le collectionneur de montres peut désormais s’offrir d’entières manufactures horlogères suisses ; en 2017, il a ainsi racheté Vulcain et Anonimo.
En août 2015, les frères Giorgetti créent leur FIS et le nomment Cluster SCA. Ils en feront un produit destiné à séduire les grands propriétaires. En échange d’actions, ceux-ci pourront apporter leur patrimoine foncier et immobilier dans un des compartiments dédiés du FIS. Le succès de ce véhicule de structuration se reflète dans le Registre de commerce et des sociétés. Entre 2016 et 2017, la valorisation des terrains et immeubles de Cluster SCA, tous situés au sein et aux alentours de la capitale, aura doublé, passant de 253 à 514 millions d’euros.
Ces derniers mois, trois latifundiaires ont créé leur sous-compartiment au sein de Cluster SCA. Le 19 juin 2018, les Funck-Faber (héritiers des Messageries Paul Kraus) apportent 110 ares situés sur le boulevard Raiffeisen du Ban de Gasperich. La valeur de ces terrains est estimée à 72 millions d’euros. Le 13 décembre, la famille Stoll (qui loue des camions et vend des matelas) apporte 75 ares de terrains qui longent la route d’Arlon et dont la valeur est évaluée à 18,2 millions d’euros. Le 20 décembre, la Compagnie financière La Luxembourgeoise apporte deux immeubles estimés à 30,3 millions d’euros, situés aux 49 et 51, avenue de la Gare.
Chacun y trouvera son compte. Le groupe Giorgetti réduit ses risques : il n’aura pas à directement payer pour les terrains et immeubles, mais pourra les développer et encaisser sa marge une fois les chantiers terminés. Les propriétaires fonciers peuvent, eux, mettre leur portefeuille immobilier à l’abri du fisc. Tant qu’elles resteront dans le fonds, les plus-values bénéficieront d’une mainmorte fiscale, uniquement troublée par une taxe d’abonnement de… 0,01 pour cent. En 2017, Cluster SCA n’aura ainsi payé que 35 871 euros en taxe d’abonnement, une fraction des 280 151 euros facturés par le cabinet Arendt & Medernach en « legal fees ».
Pour sortir l’argent de leur compartiment, les propriétaires pourront invoquer une circulaire publiée en 2007 par l’Administration des contributions directes (ACD) qui stipule que la plus-value sera exonérée « si la participation représente dix pour cent ou moins de dix pour cent du capital total de l’organisme à caractère collectif ». Par cette circulaire, le fisc avait brisé un tabou séculaire et ouvert une voie royale vers la défiscalisation des plus-values immobilières réalisées au Grand-Duché. Voulant créer un instrument fiscalement neutre pour les investisseurs étrangers (censés être imposés dans leur pays de résidence), l’ACD venait de lancer un instrument fiscalement zéro pour les autochtones. La nationalisation de cet instrument de l’offshore a donc fini par créer une « internalité négative ».
Joint à Cannes, en marge du Marché international des professionnels immobiliers (Mipim), Marc Giorgetti explique que le but principal de son FIS serait de « structurer notre patrimoine familial », notamment pour régler « en bonne et due forme » les questions de succession. L’industrie des fonds ferait vivre le pays, et ses produits ne seraient pas réservés exclusivement aux investisseurs étrangers. « En fin de compte, les plus-values seront un jour imposées », assure-t-il, Cluster SCA permettrait uniquement de « les parquer un moment ».
Dans un mail, Pit Hentgen, l’administrateur-délégué de la Compagnie financière La Luxembourgeoise, écrit qu’« il ne s’agit pas ici d’optimisation fiscal ; nous payons beaucoup d’impôts et nous n’avons jamais cherché à les éviter par des constructions spéciales. » Entre l’assureur et l’immobilier, il semble y avoir une affinité élective. En 2017, Lalux-Immo rachète une partie du Domaine Media Bay (le projet sur l’ancien terrain de RTL) à Giorgetti. En 2018, la Compagnie financière prend une participation dans l’agence immobilière Inowai. Quant à Pit Hentgen, il est par ailleurs président de Lafayette et de Maria Rheinsheim, les deux sociétés qui gèrent le portefeuille immobilier terrestre de l’Archevêché.
Dans l’accord de coalition, le gouvernement Bettel/Schneider/Braz bis promet de « veiller à contrecarrer les abus issus de l’utilisation du régime fiscal applicable aux Sicav-FIS dans le secteur immobilier au Luxembourg. » L’ancien directeur de l’Administration des contributions directes (ACD), Guy Heintz, s’est posé à titre personnel la question sur comment s’y prendre. Il pense avoir trouvé un moyen qui « n’affecterait pas la place financière en termes d’attractivité du point de vue international ». Il suffirait, écrit-il dans un mail, « dans le chef des détenteurs de parts résidents, de considérer les fonds comme des entités transparentes, et d’imposer annuellement les plus-values réalisées entre le 1er janvier et le 31 décembre ». En clair, cela reviendrait à imposer directement les actionnaires au niveau de l’impôt sur le revenu. Or, met en garde Heintz, « une coopération devra se faire entre les détenteurs des informations (banques, etc.) et l’ACD ». Et de conclure qu’il faudrait abolir le secret bancaire des résidents vis-à-vis du fisc luxembourgeois.