d’Land : Le Fonds Kirchberg fonctionne depuis 58 ans (1961) dans sa forme actuelle, à savoir un établissement public avec un comité exécutif constitué de membres du CA, et un « président-directeur-général » qui assure de fait la gestion journalière. Le ministre de la Mobilité et des Travaux publics François Bausch (Déi Gréng) vient de déposer, début mars, un projet de loi réformant le Fonds et instaurant une fonction de directeur. Pourquoi cette réforme est-elle devenue nécessaire ?
Patrick Gillen : Il s’agit d’une évolution tout à fait normale de la gouvernance. La plupart des établissements publics ont cette structure : un conseil d’administration, avec un directeur et du personnel exécutif. Lorsque j’ai repris la présidence du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau de Kirchberg (Fuak) en 2004, il y avait cinq employés, plus une auteure free-lance pour les relations publiques. Aujourd’hui, nous sommes 18, avec le recrutement d’un ingénieur supplémentaire qui est en cours, nous serons donc une vingtaine de personnes. Cela vous donne une idée de l’augmentation de la charge de travail à laquelle nous sommes confrontés. Il me semble donc évident qu’il faut aller vers une telle professionnalisation.
Ceci dit, en tant que directeur du Contrôle financier au ministère des Finances, j’ai toujours pu m’organiser de sorte à dégager assez de temps disponible pour pouvoir m’occuper de manière intense de la gestion du Fonds. Mais il se peut tout à fait que le prochain président n’ait pas autant de temps à consacrer à une telle présidence. En règle générale, il s’agit de hauts fonctionnaires qui sont déjà très pris par leurs charges au sein du ministère pour lequel ils travaillent.
Combien de temps resterez-vous encore en fonction ?
Je suis à la retraite depuis septembre 2016. Mon mandat à la présidence du Fonds a été renouvelé une troisième fois en septembre 2014. Il expire en juin de cette année, et cela suffit amplement. Il n’est pas usuel qu’on soit nommé à de telles charges en étant retraité. Et puis, je crois que ce ne serait que naturel que le ministre choisisse quelqu’un au sein de son département, qui serait plus à portée de main, alors qu’il est lui-même très impliqué dans le devenir du Kirchberg.
Que quelqu’un des Finances préside le Fonds était à l’époque un concours de circonstances : en tant que représentant du ministère des Finances, j’étais déjà le vice-président de l’ancien président Fernand Pesch, auquel j’ai succédé. La logique qu’un représentant du ministère des Finances soit vice-président du Fonds remonte à sa création, lorsqu’une de ses missions premières était d’acheter les terrains pour pouvoir aménager ce nouveau quartier.
Alors que le Fuak avait servi d’exemple à la création du Fonds Belval il y a presque vingt ans, c’est le Fonds Belval qui est désormais cité en exemple pour la restructuration du Fuak… Quelles sont les ressemblances et les différences entre ces deux fonds publics ?
Nous n’avons pas du tout la même mission. Le Fonds Belval construit des immeubles pour le compte de l’État, d’ailleurs ses directeurs – Alex Fixmer, Luc Dhamen – venaient de l’Administration des Bâtiments publics – et il finance ses activités via des dotations provenant du budget de l’État. Alors que notre mission à nous est l’urbanisation et l’aménagement du plateau du Kirchberg [comme le fait la société mixte Agora à Belval, ndlr.] : nous élaborons les plans d’aménagement et nous construisons le réseau routier, les espaces publics et les parcs, plus rarement des bâtiments comme notre propre siège ou plus récemment le pôle d’échanges du rond-point Serra. Tout cela, nous le finançons par nos propres moyens provenant de la cession des terrains acquis dans les années 1960 et 1970. L’État nous avait juste accordé un capital de départ et autorisé une ligne de crédit en 1961, afin d’acheter les terrains et financer la construction du pont Grande-Duchesse Charlotte.
Actuellement, le Fonds peut d’ailleurs se prévaloir d’une créance sur l’État de plus de quarante millions d’euros, parce que nous lui avons cédé les terrains viabilisés qu’il met à disposition des institutions européennes. C’est de coutume pour ces institutions, comme le Parlement européen, la Commission ou la Cour de justice : dans le cadre de la politique du siège, l’État luxembourgeois leur met à disposition le terrain en pleine propriété pour un euro symbolique. Après leurs chantiers d’agrandissement en cours, toutes seront bien loties en termes d’espaces de bureau pour poursuivre à moyen terme leur activité à Luxembourg. Par ailleurs, pour chaque institution nous avons ménagé des terrains adjacents permettant à plus long terme des extensions supplémentaires.
Vous aviez 365 hectares de terrain à aménager en commençant en 1961… Combien en reste-t-il de libre ? Quelle proportion est achevée ?
En additionnant les terrains qui restent encore en notre possession et ceux cédés à l’État, nous disposons encore de 78 pour cent des 365 hectares de terrain que compte le Kirchberg. Les 22 pour cent restants sont entre les mains de propriétaires privés : commerces, banques, institutions comme la Chambre de commerce ou le Fonds de compensation de la Sécurité sociale et habitants particuliers…
Depuis quelques années, notre politique de vente a changé et nous ne procédons plus à des ventes en pleine propriété. Nous mettons désormais nos terrains à disposition via des baux emphytéotiques. Même pour le logement, que ce soit la tour Infinity Porte de l’Europe ou les quartiers résidentiels, nous recourons à l’emphytéose. Alors que pour les logements, les terrains font l’objet de baux sur 99 ans, pour les bureaux, les commerces et autres hôtels, les durées sont plus réduites : 75, cinquante ou même trente ans. À l’échéance, ces baux sont soit renouvelés, si les propriétaires le désirent, soit nous nous engageons à indemniser les propriétaires de la valeur résiduelle de l’immeuble – parce que nous voulons les motiver à les entretenir…
Est-ce que cela pourrait constituer un modèle pour réagir à la crise du logement ? Le Fonds aurait-il trouvé une réponse à la rareté du terrain et à l’augmentation exponentielle des prix en développant des stratégies alternatives ? Bref, la main publique peut-elle être un bon entrepreneur ?
Je crois pouvoir dire que ce que nous faisons dans le domaine de la création de logements est tout à fait exemplaire. En 2004, pour l’urbanisation du quartier Grünewald, nous avions commencé à réfléchir à de nouveaux modèles de limitation des prix en demandant que les binômes architectes/promoteurs indiquent aussi un prix moyen auquel les logements allaient être vendus, et ce prix faisait partie des critères de sélection. C’était le dernier lot où nous avons vendu en pleine propriété.
Depuis, nous avons mis en place un nouveau système, avec un cahier des charges très strict : les logements ne sont cédés que par emphytéose, chaque acquéreur, qui doit obligatoirement travailler en ville de Luxembourg, ne peut acheter qu’un seul logement et s’engager à y habiter, sans possibilité de le donner en location. Le Fonds bénéficiant d’un droit de préemption préférentiel sur toute la durée du bail au prix initial indexé, nous excluons ainsi la réalisation de toute plus-value à la revente. En revanche, le prix maximum auquel le promoteur peut vendre ces logements, que nous appelons « prix abordable », a été fixé trente pour cent en-dessous du prix du marché à l’époque, soit 4 200 euros le mètre carré, toutes taxes comprises. Bien qu’il soit indexé, nous constatons aujourd’hui, au rythme où évoluent les prix de marché, que nous sommes même devenus moitié moins cher. Mais attention : il s’agit là de la partie qui n’est pas du domaine du logement social ; nous n’exigeons aucune condition de revenu. Ce volet est assuré par la SNHBM (Société Nationale des Habitations à Bon Marché) à laquelle nous cédons des terrains au prix de leur seule viabilisation et qui, elle, vend ses logements aux bénéficiaires des aides au logement pour des prix qui avoisinent les 3 000 euros du mètre carré. En règle générale, nous avons pour le volet « prix abordable » 300 demandeurs pour cent logements. Il est vrai que, dans ce système très contraignant – nous gardons le terrain, nous désignons les équipes d’architectes/promoteurs, nous fixons les prix et nous désignons les acquéreurs par tirage au sort – le promoteur n’a pas beaucoup de libertés et ne peut pas générer les mêmes marges bénéficiaires que sur le marché libre. Mais en même temps, il n’a aucun risque commercial.
Ce modèle mis en place pour les quartiers Kiem et Réimerwee (1 300 logements) a même encore évolué pour le nouveau projet JFK Sud, le long du boulevard Kennedy (930 logements) : ici, nous sommes en train de développer les projets d’habitation en « cocréation », selon les principes de l’économie circulaire (C2C), avec une « banque de matériaux » réutilisables, recours à des matériaux écologiques, etcetera. Cet appel à candidatures sera lancé bientôt.
Enfin, il ne faut pas oublier le volet location et à cet effet nous rachetons au minimum dix pour cent des logements construits pour les mettre en location à des loyers abordables : entre dix et vingt euros par mètre carré et par mois, en fonction des revenus des locataires. La gestion de ces locations sera confiée à la SNHBM.
Justement, en presque soixante ans, le Fonds a connu différentes modes en aménagement urbain : au début, tout était pensé pour la voiture et dans de très grands volumes, alignant les monolithes d’abord des institutions européennes, puis des banques et autres service financiers le long des grands axes routiers. Puis, au seuil du millénaire, la philosophie a changé, pour plus de mixité et une valorisation des transports en commun et de la mobilité douce… Quelle sera la prochaine « mode » ?
Oui, au début, tout le développement du quartier se basait sur les principes de la Charte d’Athènes (sous l’égide de Le Corbusier), qui préconisait une séparation des diverses fonctions et faisait la part belle à la voiture. L’idée de faire du Kirchberg un véritable quartier de ville n’est venue que beaucoup plus tard, avec le plan Jourdan et la volonté de densifier en construisant en front de rue (Blockrandbebauung). Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que nous avons ainsi intensifié le rythme de construction et densifié le tissu urbain.
En quinze ans, 700 000 mètres carrés de surface construite brute (SCB) ont été construits au Kirchberg et plus de 600 000 mètres carrés de SCB sont en cours. Sur ces 1,3 million de mètres carrés, 220 000 mètres carrés seulement sont réservés au résidentiel. La prochaine « mode », sera donc d’intensifier la mise en place de l’habitat, et c’est ce qui apportera davantage de vie au Kirchberg. Aujourd’hui, nous comptons 1 500 logements sur le plateau et 5 500 sont en phase de construction ou de planification sur nos terrains. Avec les projets privés, comme celui du quartier Laangfur, nous estimons arriver à terme à 10 000 logements pour plus de 22 000 habitants.
Qu’en est-il de la mixité sociale au Kirchberg ? Jusqu’à présent, le quartier était marqué par des « projets de prestige » avec des appartements luxueux frisant le million d’euros, ou les projets type social, comme le projet de la SNHBM au Réimerwee par exemple. Est-ce que vous avez désormais une idée du profil socio-professionnel des habitants du Kirchberg ?
Nous avons commencé à collecter ces données il y a peu. Je peux par exemple vous donner, à titre indicatif, les données sur les acquéreurs des 90 logements d’un des lots qui vient d’être livré dans le quartier du Kiem : il y a trente nationalités différentes, dont la plus importante communauté sont les Français (28 pour cent), suivis des Luxembourgeois, des Belges et des Portugais. Ils se situent dans la moyenne d’âge des 30-49 ans et travaillent pour moitié (53 pour cent) dans le secteur privé, dont beaucoup de banques et de sociétés d’audit, à 43 pour cent dans les institutions européennes et à quatre pour cent pour l’État luxembourgeois. Il y aura de nouveaux modes de vie à développer, en portant une attention particulière aux infrastructures communes dans les immeubles et dans l’espace public. D’ailleurs, nous avons décidé d’attendre que ces habitants aient emménagé pour planifier des aménagements publics (espaces verts et aires de jeux), selon leurs besoins.
Qu’est-ce que le tram, inauguré en décembre 2017, a apporté au quartier ? À terme, vous vouliez complètement bannir les bus et les voitures?
Le tram a déjà beaucoup d’incidence, qui sera encore plus grande lorsqu’il continuera jusqu’au Findel, d’ici 2022 : nous pourrons alors vraiment réduire l’impact des voitures sur le quartier en permettant aux milliers d’automobilistes venant du nord et de l’est du pays d’opter pour le tram. Il s’avère aussi que le choix de construire un axe central assez large pour traverser le quartier d’est en ouest fut finalement judicieux, puisque que nous avons pu profiter de cette envergure pour y faire passer le tram sans problème, et, en supprimant les places de stationnement le long de l’avenue Kennedy, d’y instaurer des voies sécurisées pour la mobilité douce. On va voir de moins en moins de voitures et de plus en plus de piétons et de cyclistes au Kirchberg.