Quel est le degré de concentration dans la propriété des terrains disponibles pour l’habitat ? Les terrains disponibles sont-ils concentrés sur un petit nombre de grands propriétaires privés, ou au contraire répartis entre un grand nombre de petits propriétaires ? Ces deux questions sont l’objet de la « note n°23 » publiée le 28 février 2019 par l’Observatoire de l’habitat, un service du ministère du Logement dont les travaux sont réalisés en collaboration avec le Liser depuis 2003. Cette note, qui présente une première estimation de la concentration de la détention du potentiel foncier destiné à l’habitat en 2016, permet d’apporter des réponses à la question parlementaire n° 3758 posée par les députés socialistes Yves Cruchten et Franz Fayot.
L’étude a été réalisée en collaboration étroite avec l’Administration du cadastre et de la topographie (ACT) : l’Observatoire de l’habitat a envoyé à l’ACT une liste des numéros parcellaires de tous les terrains disponibles pour l’habitat pour l’année 2016. Cette liste comprend tous les terrains qui ont été alloués soit à une zone d’habitation soit à une zone mixte dans les Plans d’aménagement généraux (PAG) en 2016. L’ACT a ensuite créé des codes anonymes pour tous les propriétaires de ces terrains en 2018 et les a attachés à la liste de l’Observatoire de l’habitat. Les préfixes de ces codes indiquent le type de propriétaire. La valeur monétaire des terrains a également été étudiée en utilisant les statistiques réalisées par l’Observatoire de l’habitat à l’échelle communale.
Le but de cet article n’est pas de revenir longuement sur les résultats principaux de cette étude. Pour fixer les idées, il faut tout de même rappeler qu’en 2016, la valeur totale de ce potentiel foncier est estimée à 20,7 milliards d’euros, soit environ quinze pour cent de la valeur totale estimée de toutes les résidences principales au Luxembourg (sur la base des données de l’Observatoire de l’habitat et de l’enquête Housing Finance and Consumption – HFCS – de la Banque centrale du Luxembourg). 15 907 individus détenaient 65,2 pour cent de la valeur totale de ces terrains et 746 sociétés privées en détenaient 18,6 pour cent. L’État, les communes et les promoteurs publics ne détenaient donc que 14,6 pour cent de la valeur totale du potentiel foncier en 2016.
La « note n°23 » de l’Observatoire de l’habitat s’intéresse à la distribution de ce potentiel foncier au sein des acteurs privés. Au sein des 15 907 personnes physiques, le coefficient de Gini de la détention de terrains disponibles s’élève à 0,71 (contre 0,42 pour le revenu et 0,66 pour le patrimoine net). Ceci indique un degré de concentration assez élevé : un coefficient de Gini proche de zéro implique une distribution parfaitement équitable et un coefficient de Gini proche de 1 une distribution totalement concentrée. Les 1 591 personnes physiques formant le top dix pour cent aux possessions foncières à la plus haute valeur détenaient ainsi plus de soixante pour cent de la valeur des terrains disponibles aux mains des 15 907 personnes physiques. Il y a donc des individus qui détiennent des possessions foncières à très haute valeur : 23 personnes physiques détenaient ainsi des terrains d’une valeur estimée d’au moins 25 millions d’euros, 117 détenaient plus de dix millions d’euros de terrains et 390 plus de cinq millions d’euros.
De leur côté, 746 sociétés privées possédaient 442 hectares de terrains disponibles, et ceux-ci sont plus inégalement répartis encore que pour les personnes physiques. En 2016, 18 sociétés privées détenaient ainsi des terrains valant plus de cinquante millions d’euros, 27 plus de 25 millions et 58 plus de dix millions d’euros. Les terrains détenus par les 581 sociétés privées aux possessions foncières à la plus basse valeur totalisaient seulement dix pour cent de la valeur monétaire totale des terrains détenus par des entreprises (environ 660 000 euros par entreprise en moyenne). Il est important de noter ici que les résultats concernant les sociétés privées sont très certainement sous-évalués. En effet, il est d’usage courant pour certains types de sociétés (comme les promoteurs) de séparer leurs activités entre différentes structures. Il se peut donc très bien qu’un certain nombre de sociétés privées appartiennent à un même groupe d’entreprises.
Cet article porte sur le côté spatial de cette concentration, un aspect qui n’est pas abordé dans la « note n°23 » de l’Observatoire de l’habitat. Les analyses ci-dessous utilisent les données regroupées pour les personnes physiques, c’est-à-dire en comptant comme une entité propriétaire tous les individus d’une copropriété donnée (plutôt qu’en les séparant en individus détenant chacun une part de la copropriété comme c’est le cas dans la « note n°23 »). Cette méthode de regroupement est bien entendu une estimation car elle peut associer des individus qui détiennent du foncier en commun mais qui ne sont pas de la même famille. De l’autre côté, elle ne prend pas en compte les individus d’une même famille qui détiennent du foncier individuellement (suite à un héritage par exemple). Cette méthode permet néanmoins de mieux appréhender la concentration du foncier constructible aux mains des personnes physiques : de nombreuses recherches montrent que le foncier est une affaire « familiale ». Cette méthode génère 10 107 « groupes » de particuliers à partir des 15 907 individus propriétaires de terrains disponibles en 2016.
L’analyse spatiale du degré de concentration du potentiel foncier apporte deux éclairages supplémentaires aux données présentées dans « note n°23 » de l’Observatoire de l’habitat. Le premier est qu’il y a des différences locales en ce qui concerne le degré de concentration des possessions foncières aux mains des acteurs privés, mais que celles-ci prennent des formes différentes pour les particuliers et pour les sociétés privées.
Pour les particuliers, ce qui est frappant ce sont les différences dans la part du foncier constructible détenu par les plus gros propriétaires dans quatre grandes zones du pays. Alors que pour l’ensemble du pays les dix pour cent des groupes aux possessions foncières à la plus haute valeur détenaient près de 61 pour cent de la valeur de tous les terrains disponibles aux mains des personnes physiques, ce chiffre s’élève à 73,4 pour cent à Luxembourg-Ville et à 65,3 pour cent dans les communes du Sud-Ouest dans leur ensemble (Dudelange, Kayl, Mondercange, Sanem, Bettembourg, Schifflange, Differdange, Esch/Alzette, Rumelange). À l’inverse, le « top dix » détient 56,9 pour cent en moyenne du potentiel foncier aux mains des particuliers dans les communes formant la première couronne autour de la capitale (Strassen, Niederanven, Walferdange, Leudelange, Hesperange, Steinsel, Bertrange, Roeser, Sandweiler et Kopstal) et 51,5 pour cent de ce potentiel foncier en moyenne dans le reste des communes du pays.
Les différences spatiales en ce qui concerne les sociétés privées sont d’un autre ordre. Ici ce n’est pas la part détenue par les plus grosses sociétés qui fluctue d’un endroit à l’autre qui est importante mais l’intensité des investissements de ces sociétés dans des endroits très particuliers du pays. En effet, les sociétés privées aux possessions foncières constructibles à la plus haute valeur concentraient leurs avoirs à Luxembourg-Ville et dans les communes limitrophes. Les cinq sociétés privées aux possessions foncières à la plus haute valeur (totalisant plus d’un tiers de toute la valeur des terrains aux mains de sociétés privées) avaient pour près de soixante pour cent de leurs terrains à Luxembourg-Ville. Pour les 746 sociétés privées dans leur entièreté, ce chiffre n’était que de 42 pour cent.
Ces différences spatiales interrogent car elles apparaissent nettement sur un territoire à la taille relativement limitée. Elles indiquent que la structure de la détention du foncier est autant liée aux trajectoires locales des communes qu’au contexte institutionnel et économique du pays dans son ensemble. Le fait que la concentration la plus marquée pour les particuliers et l’intensité la plus élevée d’investissements des sociétés privées se trouvent dans la capitale montre que ce territoire opère selon une logique différente du reste du pays. Le potentiel foncier dans cette zone appartient à une petite poignée d’acteurs : onze groupes de particuliers et onze sociétés privées détenaient ensemble 63 pour cent des 3,8 milliards d’euros de terrains disponibles à Luxembourg-Ville en 2016. La localisation stratégique de leurs terrains – acquis ou hérités – leur permet de capter la rente créée par le dynamisme économique de la ville, lui-même lié à son ancrage dans les réseaux financièrs.
Ceci n’est pas pour dire que le degré de concentration du potentiel foncier en dehors de la capitale et des communes du Sud-Ouest du pays est dissocié de la capture de rentes. En prenant les communes de la première couronne dans leur ensemble, on voit que le top dix pour cent des propriétaires aux terrains à la plus haute valeur (107 groupes de particuliers) détenaient chacun environ treize millions d’euros de terrains en 2016. Dans les communes qui ne se trouvent ni aux alentours de la capitale ni au Sud, le « top un pour cent » des propriétaires (80 groupes de particuliers) avaient des possessions foncières d’environ quinze millions d’euros chacun. L’intérêt de l’approche spatiale est d’identifier les variations qui existent au sein d’un même contexte politique et institutionnel pour mieux cerner les mécanismes généraux à l’œuvre.
Le deuxième éclairage que permet une approche spatiale de la concentration foncière est qu’il est possible de distinguer, au niveau communal et pour les groupes de particuliers, deux configurations de la détention du potentiel foncier constructible. D’un côté, il y a les communes où l’essentiel des terrains destinés à l’habitat sont aux mains de familles dont la valeur des possessions foncières les place parmi les premiers mille propriétaires (ce qui correspond au top dix pour cent). De l’autre, il y a les communes où le potentiel foncier est majoritairement aux mains de familles en dehors du top dix pour cent des propriétaires.
Puisqu’il y a de grandes différences sur le territoire en ce qui concerne le prix du foncier constructible, le fait d’être une famille dans le « top dix » dépend non seulement de la taille de ses terrains, mais aussi de leur localisation. Il y a donc une certaine relation entre les communes où le foncier est le plus cher et celles ou le « top dix » des familles concentre le potentiel foncier. C’est avéré dans le cas de Luxembourg-Ville, ou 91 pour cent de la valeur du potentiel foncier aux mains de personnes physiques sont détenus par des familles appartenant au top dix pour cent au niveau national. Il l’est aussi pour des communes avoisinantes – Strassen (88 pour cent), Leudelange (84), Sandweiler (81) et Bertrange (78) – et d’autres où le prix du foncier est relativement élevé : Dudelange (82) et Kayl (80).
Mais cette relation n’est pas parfaite et il existe des communes où le prix du foncier est élevé mais où ce foncier est majoritairement aux mains de familles en dehors du « top dix », comme Schuttrange (45 pour cent de la valeur du foncier aux mains de personnes physiques appartient au top dix pour cent des familles), Kehlen (42), Kopstal (38) et Grevenmacher (21).
Ces deux configurations peuvent influer sur le type de logement construit. En effet, on peut émettre l’hypothèse qu’il est plus difficile d’acquérir des terrains dans les communes ou le « top dix » a une mainmise plus importante sur le foncier. Il y a moins d’acteurs en jeu et ces acteurs détiennent en moyenne huit millions d’euros de terrains, des montants qui peuvent encourager une gestion patrimoniale de leurs biens, axée sur l’accumulation sur le long cours.
Cette logique peut favoriser un écoulement progressif des terrains plutôt que la vente de larges parcelles. En limitant les ventes, ces acteurs rendent l’acquisition du foncier plus onéreuse, une cherté qui se répercute ensuite sur le prix de vente des logements construits sur ces terrains. Les prix demandés pour les logements filtrent les nouveaux arrivants – une « gentrification » construite – ce qui vient renchérir par un mouvement de retour les terrains encore non vendus qui avoisinent les constructions.
Ce cercle vicieux créé de l’exclusion sociale à partir de la concentration foncière. Dans le cas de la deuxième configuration – là où les terrains sont détenus en majorité par des propriétaires en dehors du « top dix » – le plus grand nombre de stratégies familiales distinctes (et leurs aléas, telle que la vente pour sortir d’une situation d’indivision lors d’un héritage) présentes sur un même territoire freine sans doute la mise en place d’un tel cercle vicieux. Il est donc important de pousser l’analyse, au niveau local, de la relation entre la structure de la détention du foncier – dans quel type de configuration se trouve-t-on ? – et les processus socio-spatiaux d’exclusion.