Décédé le dimanche 14 octobre, à l’âge de 84 ans, le promoteur immobilier Willy Hein vient d’être inhumé en toute discrétion à Hamm. « E Macher », « frech wéi Sau », « un visionnaire », « querelleur », « généreux », « un ennemi redoutable », « jovial », « capable du meilleur comme du pire » : nous avons parlé à quatorze de ses contemporains (politiciens, concurrents, collaborateurs) pour tenter de retracer l’histoire peu connue d’un des principaux Tycoons de l’immobilier luxembourgeois.
Willy Hein est né en 1934 à Born (commune Rosport-Mompach), fils cadet d’une famille paysanne. Son frère aîné étant prédestiné à reprendre la ferme, Willy doit trouver sa propre voie d’ascension. Elle passera par l’armée et l’immobilier. Entré dans la Police, il anime une émission pour enfants sur RTL-Radio sur la sécurité routière qui lui confère une certaine notoriété. Mais celui qui se considérera toute sa vie durant comme un outsider, entre en conflit avec sa hiérarchie. Hein quitte la force publique en 1963 pour se lancer dans l’immobilier. Il fait ses débuts auprès de l’agence immobilière Weckbecker, dans un secteur immobilier encore peu encombré et relativement paisible : Une demi-douzaine d’agences se partagent alors la capitale. (Le Statec en recense plus de mille à l’heure actuelle.)
Rapidement, Willy Hein se met à son propre compte. Son idée était de réunir promotion, vente et gestion immobilières dans une entité. Il eut la persévérance nécessaire au métier. Il racontera plus tard les soirées interminables passées à boire du mauvais cognac jusqu’à pas d’heure chez des grands-mères, dans l’espoir de décrocher une parcelle. Une de ses premières grandes transactions, il la réalise en 1969-1971 : Hein acquiert 3,5 hectares de terrains sur le Kirchberg pour le compte de l’École Sainte Sophie, dont il vend les anciennes bâtisses, rue de la Congrégation, à l’État.
Dans de nombreuses opérations immobilières, l’ancien policier jouait le rôle d’intermédiaire, de mandataire dissimulé de l’État et des communes. Quand les autorités ne voulaient s’afficher officiellement, elles envoyaient Willy Hein sur le terrain. Il ne s’était pourtant jamais attaché à un parti. Bien que le CSV ait acheté un de ses appartements rue de l’Eau et que son frère ait été candidat sur la liste de la circonscription Est, les affinités et rancunes politiques de Hein changeaient au gré de ses succès et échecs commerciaux.
En 1980, lorsque la Ville de Luxembourg décide de faire ériger un parking rue du Fort Neipperg, c’est Willy Hein, plutôt qu’un fonctionnaire communal, qui est envoyé marchander avec les propriétaires des cabarets et strip-clubs. Le mandataire officieux réussira sa mission et rassemblera un terrain de 33 ares auprès de 31 propriétaires. Ces deals entre le promoteur et les responsables politiques étaient scellés par une poignée de main et financés par des lignes de crédit débloqués auprès de la BCEE. Mais Willy Hein se trouvait engagé en son nom personnel : endetté jusqu’au cou, il dépendait de la seule parole politique.
« La commune et l’État lui faisaient confiance, et vice-versa », dit Colette Flesch (DP), qui était maire de la Ville entre 1969 et 1980. « Si les propriétaires savent que la commune a besoin du terrain, il auront tendance à augmenter les prix », c’est dans ces termes qu’elle explique le besoin du recours aux services de Hein. Pour éviter que la nouvelle ne s’ébruite, l’accord avec le promoteur devait rester confidentiel ; le Conseil communal n’était pas mis au courant, ni même la totalité du conseil échevinal. La commune finira par débourser 154 millions de francs luxembourgeois pour 26 ares (sur lesquels sera érigé le parking) que Willy Hein avait acquis pour la somme de 114 millions. Quant aux 11,5 ares formant le coin de la rue Neipperg et de la rue de Bonnevoie (où le Fonds du Logement construira un bloc d’appartements), la commune déboursera 126 millions pour des terrains achetés à 80 millions. Au total, Willy Hein aura donc facturé 86 millions de francs en frais et commissions.
Suite à ces transactions, le nom de Willy Hein commence à apparaître dans les colonnes du Land, affublé de titres comme : « Stadt- und landbekannter Promoteur » ou « vielseitiger Baulöwe ». En 1981, lors d’un meeting électoral au Casino de la rue Notre-Dame, Robert Krieps, tête de liste du LSAP aux communales, aperçoit Hein dans l’audience et le sermonne : « Si je deviens bourgmestre, vous et vos semblables passerez un mauvais moment dans cette ville. » Mais ce seront les frais de notaire qui transformeront l’opération de la rue Neipperg en affaire politique. Le notaire Camille Hellinckx, qui avait établi 29 des 31 actes de vente, était également échevin DP de la Ville de Luxembourg. Or, il n’avait pas eu l’intelligence de quitter les réunions échevinales aux moments où le deal s’était décidé ; un conflit d’intérêts qui déclenchera une longue procédure judiciaire.
À partir de 1973, Willy Hein commencera à acheter des parcelles sur l’ancien Kirchberg, côté Weimerskirch (donc en dehors du périmètre du Fonds Kirchberg). Pour relier les deux plateaux et valoriser sa nouvelle cité, Hein construira le pont Joseph Bech, « clé en main » et financé par la commune. Au Kirchberg, Hein dressera des tours d’habitation à l’aspect brutaliste. Une annonce pleine-page parue dans le Land promet aux acquéreurs potentiels une « véritable ville de loisirs à deux pas de la City », « ultra-moderne », « raffinée » et « esthétique », « où l’on ne vit que pour son plaisir, où ne travaillent que ceux qui sont là pour vous servir ». Cet élitisme affiché lui valut des critiques. En 1980, dans le mensuel Forum, Serge Kollwelter évoquait « des appartements de luxe destinés en grande partie aux fonctionnaires européens ». (Le Prince Félix sera un des habitants du nouveau quartier.)
En privé, Willy Hein n’était pourtant ni ostentatoire ni mondain. Il ne prenait jamais de vacances, et les rares excursions en famille étaient le plus souvent un prétexte pour visiter de nouvelles cités, de Munich à Düsseldorf. Hein ne conduisait ni Mercedes ni BMW, mais une Citroën, n’habitait pas une clinquante villa au vert, mais un appartement assez quelconque et « bieder » au Belair. Comparé au promoteur-architecte Paul Retter, connu pour ses fêtes somptueuses où courait toute la haute société, l’ex-policier Hein vivait discrètement. Ceci lui valut une réputation de promoteur sans chichis.
À l’inverse d’un immeuble Retter, identifiable au premier coup d’œil (que ce soit sur le boulevard Royal, l’avenue Monterey ou le boulevard d’Avranches), il n’y a pas de « style Hein ». En un demi-siècle d’activités immobilières, Hein aura épousé toutes les modes, passant du brutalisme au postmodernisme. Du coup, son héritage urbanistique a moins prêté à la critique que celui de Retter, qui, dès 1981, donc une année après sa mort, sera vilipendé par l’urbaniste Léon Krier comme « dynamique ennemi de l’architecture qui traita avec une brutalité incroyable cette ville, dont la beauté avait attendri le cœur même des féroces occupants nazis ».
Dans les années 1980, après une soumission lancée par le ministre de la Culture, Pierre Werner (CSV), Willy Hein sera chargé de la « revitalisation » de l’îlot Clairefontaine, un quartier délabré dont il démolit la plupart des maisons anciennes. Il les reconstruit en mode « Disney World », ce qui confère jusqu’à aujourd’hui un aspect factice au pâté de maisons. Sur la place, il arrachera les pavés et creusera un gigantesque trou où sera aménagé un parking de 120 emplacements, réservés aux ministres, députés et hauts fonctionnaires. Étant donné l’importance du parking comme symbole de prestige personnel, ce projet aura fait beaucoup d’heureux. D’autant plus que Hein réussit à convaincre le cuisinier Tony Tintinger à quitter Esch-sur-Alzette pour ouvrir un restaurant Place Clairefontaine – Tintinger se rappelle que le gouvernement avait expressément demandé que s’y installe un établissement haut de gamme géré par un Luxembourgeois – qui deviendra à partir de 1984 la cantine ministérielle. (Les locaux du restaurant appartiennent à la CGFP, tout un symbole.)
À un moment pourtant, la relation entre le promoteur et le pouvoir politique a tourné au vinaigre. Par ses services rendus, Hein aura gagné beaucoup d’argent, mais peu d’estime. Dans les milieux politiques, il sera considéré comme un ex-flic de moins en moins utile et de plus en plus raseur. À la fin des années 1980, Hein a dépassé son zénith. Ses visiteurs se rappellent son bureau, rue Goethe, comme une capsule temporelle. Willy Hein refusait qu’on y touche. Avec ses boiseries foncées, son gigantesque agrandissement d’une photo aérienne de la capitale, son tapis-plain vert et ses meubles design, l’endroit exultait une atmosphère datée, celle du chic nouveau-riche des années 1970. Cheveux gominés en arrière et costumes mal ajustés, Willy Hein était devenu un anachronisme.
Mais il était encore capable de concevoir des projets grandioses. Au début des années 1990, il propose ainsi à la commune d’ériger un nouveau stade à la Kockelscheuer et de construire des logements sur les terrains libérés route d’Arlon. Mais Hein avait tendance à rajouter sans cesse une couche, jusqu’à atteindre le point où aucun responsable politique ne pouvait le suivre. Maire de la capitale entre 1999 et 2011, Paul Helminger (DP) évoque un « interlocuteur difficile » : « Il avait toujours une carte qu’il tirait à un moment donné et qui remettait tout en question ».
La plupart des politiciens préféraient désormais garder leurs distances. Hein commençait à avoir une réputation de manipulateur rancunier, et ses récits avaient tendance à virer aux théories du complot. En 1982, alors que le pouvoir de nuisance de Hein était encore intact, le Land interprétait le « leak » de la correspondance entre promoteurs et échevins de la capitale comme signe, « dass sich der Krieg zwischen zwei Baulöwen zugespitzt hat ». (Un constat qui préfigure de trente ans la rivalité entre Guy Rollinger et Flavio Becca et ses dommages collatéraux politiques.)
En 1971, Hein avait fondé la Chambre immobilière du Grand-Duché de Luxembourg. Elle se posera en gardien de la « qualité » et de la « déontologie ». Le nom de ce lobby exprime un désir de respectabilité poussé jusqu’à l’usurpation institutionnelle. La « Chambre » deviendra pour Hein une manière de lutter contre sa marginalisation politique. Alors que son influence dans le secteur faiblit, il cherche à se donner une visibilité via les médias. Entre 2000 et 2005, Hein apparaît à huit reprises sur RTL-Télé, invité du « Top Thema » ou donnant des interviews devant des terrains vagues et des chantiers.
À partir de 1989, Hein commençait à avaler très gros : la Place de l’Étoile. Il s’en suivra une indigestion qui durera 27 ans. Empêtré dans ce projet, Hein passera largement à côté du boom de la place financière et de ses juteuses opérations immobilières. Le dossier Stäreplaz sera un désastre : annonces sans lendemain, procès à répétition, escarmouches entre propriétaires, concurrence entre État et commune. Et, surtout, un gouvernement qui refusait de « jouer les promoteurs privés » , bien qu’au milieu des années 1990, l’État y détenait 48 pour cent des terrains.
Pendant tout ce temps, Willy Hein aura vécu avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : En 1992, il avait contracté un crédit énorme auprès de la BCEE, qui lui permit d’acheter par petits bouts la Place de l’Étoile. Tous les grands projets de Willy Hein furent réalisés grâce aux crédits accordés par la banque d’État. Ceci alimentait la rumeurs que, dans le dossier Stäreplaz, Hein agissait en réalité pour le compte du gouvernement. « On se demandait toujours d’où lui venait sa longue haleine, comment il tenait sans construire. La réponse se trouve probablement Place de Metz… », dit Paul Helminger. À qui voulait l’entendre, le promoteur racontait avoir agi comme mandataire officieux du Premier ministre Jacques Santer (CSV). Ce serait presque contre son gré qu’il aurait été entraîné dans le bourbier de la Place de l’Étoile. L’ancien Premier ministre dément avoir donné un quelconque mandat à Hein ; mais, ajoute-t-il, il serait possible qu’il y ait eu des liens avec d’autres ministres, notamment celui des Travaux publics.
En 2007, il semblait que Hein avait finalement réussi à s’extirper de la Stäreplaz en vendant ses terrains à John Jones, un homme d’affaires britannique financé par des pétrodollars qataris. Hein s’en tira sans gloire, mais, étant donné l’évolution des prix fonciers, avec profit. À ses proches il parlait de sa première journée en liberté, délesté du poids de la dette. Mais ce n’était que le début d’un long épilogue, qui prouve que Hein n’était pas un simple spéculateur, mais un véritable obsédé de la Place de l’Étoile, « son » projet qu’il ne pouvait lâcher. Car Hein n’avait pas tout vendu aux Qataris. Il avait gardé quelques encoches : rien qu’une soixantaine de mètres carrés, mais stratégiquement placées. Il dépensera toute son énergie et beaucoup de son argent en frais d’avocats pour en faire une minorité de blocage. Ce fut un étrange jeu de miroirs : Après avoir, des années durant, combattu les petits propriétaires de la Place de l’Étoile, ce fut Hein qui se retrouva dans le rôle du faible guérillero luttant contre le remembrement.
En 2016, le fonds souverain d’Abu Dhabi rachète les terrains aux Qataris (pour un prix estimé à 135 millions d’euros). Hein, désormais octogénaire, finit par lâcher. Il vend ses derniers lopins de terre ; après trois décennies, le remembrement est réussi. (Mais les nouveaux investisseurs ayant annoncé vouloir redessiner le projet, on est reparti pour des années de procédures.) À Hein, il ne reste plus que deux mètres carrés sur lesquels il a fait ériger une statuette d’un éléphant. Cet objet kitsch est un vestige de l’« Elephant Parade », une campagne en faveur des éléphants d’Asie menacés d’extinction. Mais, aux yeux de Hein, l’animal symbolisait tous ceux qui, par leur lourdeur, avaient bloqué son grand projet. Ce petit monument – illisible pour le passant – sera l’ultime trace que Willy Hein aura laissé sur la Place de l’Étoile.