Entre 2000 et 2018, alors que la croissance annuelle du revenu restait inférieure à 0,5 pour cent, les prix de l’immobilier augmentaient de 4,7 pour cent par an. Alors comment les ménages ont-ils encaissé le coup ? « Le faible niveau des taux d’intérêt et la déduction fiscale des intérêts sur les crédits immobiliers peuvent expliquer la capacité actuelle des ménages à supporter une dette hypothécaire importante », spécule la Banque centrale du Luxembourg (BCL) dans son dernier bulletin. La nation des propriétaires est un projet politique, et il est largement subventionné par l’État. Ainsi, en 2018, les exonérations et abattages accordés aux propriétaires se chiffrent à 627 millions d’euros en dépenses fiscales. Contre moins de quatre millions d’euros en subventions de loyer destinées aux locataires, qui sont à 72 pour cent les non-Luxembourgeois.
La BCL dénonce ces mesures en faveur de la demande comme contre-productives. Elles seraient en fait une des causes de la flambée des prix : « Étant donné la pénurie endémique de logements, une telle politique risque dans les faits de renforcer la progression des prix immobiliers. Une réorientation de la politique – afin d’alléger les contraintes qui pèsent sur l’offre et de moins soutenir la demande – pourrait contribuer à une progression moins forte, voire à une stabilisation des prix immobiliers. » Par opportunisme électoraliste ou par conviction idéologique, les gouvernements successifs ont préféré soutenir la demande et assurer ainsi le patrimoine de la classe moyenne luxembourgeoise.
Aucun ministre des Finances n’a jusqu’ici osé fixer des « hard limits » aux conditions d’octroi des prêts immobiliers. Un tel resserrement serait une mauvaise nouvelle pour les dizaines de milliers de jeunes électeurs qui ont patiemment épargné dans l’espoir de pouvoir un jour s’offrir un chez-eux et qui seraient mis face à un froid et dégrisant calcul. Mais suite au « warning on medium-term residential real estate vulnerabilities » lancé en novembre 2016 par le Comité européen du risque systémique, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), a dû se résigner à créer un dispositif légal pour encadrer les prêts hypothécaires. Dans le projet de loi « relative à des mesures macroprudentielles portant sur les crédits immobiliers résidentiels » déposé en décembre 2017, le ministre prépare le terrain.
Or, à quelques mois des législatives, il avance avec prudence. Son projet de loi s’abstient de fixer des limites contraignantes. Le texte ne fait que prévoir la possibilité pour la CSSF d’en introduire. La politique a refourgué la responsabilité d’une telle décision au régulateur. Celui-ci pourra contraindre les banques à exiger de leurs clients une capacité de remboursement maximale et un minimum en fonds propres. En se voyant attribuée la prérogative de fixer différents ratios (non chiffrés dans le projet de loi), comme le montant du prêt par rapport à la valeur de l’immeuble ou l’endettement par rapport au revenu annuel, la CSSF se retrouve sur la corde raide. Elle doit protéger les ménages du surendettement (et les banques du risque systémique), tout en se défendant de l’accusation de réserver l’accès à la propriété aux seuls héritiers, fonctionnaires et cadres à revenus élevés.
En réalité, la mécanique de l’exclusion est déjà enclenchée. Alors que les prêts sont de plus en plus élevés, de moins en moins de personnes s’en voient accorder. La part de ménages ayant contracté une dette hypothécaire est ainsi passée de 38,8 pour cent en 2010 à 35,2 pour cent en 2014. Dans un cahier d’études publié en mai 2017, la BCL note : « This decrease in the share of indebted households, despite the currently very favourable interest rate environment […] may suggest that the level of raising the required external funds to acquire the household main residence or other real estate property has become so high that some households failed to raise the required funds to enter the real estate market. » Car la CSSF conseille d’ores et déjà aux banques d’exiger au moins vingt pour cent de fonds propres de leurs clients. Si une banque décide de prêter plus de 80 pour cent de la valeur d’un objet immobilier, elle devra mettre plus de fonds propres de côté.
L’ABBL appelle le gouvernement à « ne pas exagérer les risques « et à « éviter toute sur-régulation ». Le gouvernement devrait garder un sens de la « proportionnalité » et de la « mesure ». Les banques luxembourgeoises, rappelle le lobby bancaire, comptent parmi les plus capitalisées en Europe. Et, de toute manière, il n’y aurait pas de « bulle immobilière » ; le « dynamisme » du marché immobilier ne ferait que refléter des déterminants structurels, à savoir une forte immigration nette combinée à une carence de l’offre en logements. (Une analyse que partage grosso modo la BCL et l’Observatoire de l’habitat.)
La CSSF ne pourra fixer des seuils minimaux qu’en cas d’une « menace pour la stabilité financière du système financier national émanant d’évolutions dans le secteur immobilier au Luxembourg », c’est-à-dire pour éviter un meltdown financier suite à un krach immobilier. Elle ne peut agir que sur « recommandation » de la BCL et du Comité du risque systémique, donc également du ministère des Finances et du Commissariat aux assurances. Les conséquences d’un tel scénario de restriction des conditions d’octroi sont difficiles à prévoir. L’ABBL regrette ainsi qu’aucune étude d’impact (notamment pour le secteur de la construction) n’ait été menée en amont. Sur son blog, Daniel Mack, le chef du service « credit process management » de la BCEE, évoque le danger d’« effets de bord indésirables sur l’économie nationale et plus spécifiquement sur l’accès au crédit de jeunes familles et de primo-acquéreurs en général ». Mais, rassure-t-il ses clients, le régulateur en « semble conscient » et une application de ces mesures ne s’imposerait pas à l’heure actuelle.
Étant donné cet impact potentiel sur les ménages, il est étonnant que l’avis de l’Union luxembourgeoise des consommateurs tienne en deux lignes : « Pas de commentaires particuliers à formuler ». La Chambre de commerce – ou plutôt l’ABBL qui est le « ghostwriter » pour tous les avis touchant de près ou de loin aux intérêts de la place bancaire – « s’étonne » ne pas avoir reçu un avant-projet de loi « pour consultation préalable ». Le ministère contreviendrait ainsi à « une bonne pratique unanimement reconnue ». Au Grand-Duché où, faute de fonctionnaires, les projets de loi sont coécrits par les spécialistes de la place financière (Big Four en tête), cette déviance du pragmatisme a de quoi surprendre.
L’ABBL craint que l’effet offshore se retournera contre le Luxembourg. Si les critères d’obtention de crédits se durcissaient au Luxembourg, rien n’empêcherait les ménages de contracter leur prêt ailleurs. Les établissements financiers dans d’autres États membres gagneraient ainsi « un avantage concurrentiel biaisé ». Le projet de loi prévoit que la CSSF pourra « demander aux autorités nationales dans d’autres États membres de reconnaître d’éventuelles conditions fixées pour l’octroi de crédits relatifs à des biens immobiliers au Luxembourg. » Mais comme le souligne sèchement le Conseil d’État dans son avis, « rien n’oblige les autres États membres à appliquer les mesures prises par la CSSF ».
En décembre 2016, la Chambre des députés a voté la première loi consacrée au marché des prêts immobiliers, transposant – avec neuf mois de retard – une directive européenne. Ce fut le droit au remboursement anticipé – en cas de rachat d’une dette suite à un divorce, un héritage ou un déménagement – qui fit couler le plus d’encre. La loi en plafonne les indemnités à un maximum de six mois d’intérêts sur le capital à rembourser. Dans son avis, la Chambre de commerce se plaignait que « l’approche libérale caractérisant jusqu’alors le modèle bancaire luxembourgeois » laisserait peu à peu place à « une approche interventionniste ». Elle fustigeait même un « tournant » vers un « dirigisme » qui lui rappelait « des pays comme la France ». (Dans le discours patronal, la France est une inépuisable source d’identification négative.)
Les indemnités en cas de remboursement anticipé frappaient les emprunts à taux fixe et elles étaient salées : l’ULC en estima le montant à « entre quinze et vingt pour cent » du capital. Ces « pénalités » étaient le principal argument des banques pour pousser leurs clients à contracter des prêts à taux variable. Durant des décennies, le taux fixe restait ainsi un produit bancaire hyper-marginal sur le marché luxembourgeois. Les banques et leurs chefs de filiale étaient peu enclins à développer un créneau qu’ils connaissent peu. Or, en période de taux historiquement bas (le taux variable est actuellement de 1,54 pour cent – en 2007, il tournait autour de cinq pour cent), le taux fixe finissait par leur apparaître comme la variante la plus sûre. C’est ce qui explique que le volume des prêts à taux fixe dépasse depuis deux ans celui des prêts à taux variable.
Or, le stock en taux variable reste énorme, à savoir 75,8 pour cent des prêts immobiliers contractés entre 2003 et 2017. Et il y aurait très peu de mouvements de la part de ménages pour renégocier leur prêt et passer au fixe avant que les taux n’augmentent, entend-on sur la place bancaire. Il y a deux ans, le Comité européen du risque systémique notait qu’« even small changes in interest rate levels can have an impact on househod disposable income ». Le jour où les taux augmenteront, les charges mensuelles suivront. Cette inéluctable normalisation à la hausse, combinée à un « scénario de récession économique sévère mais plausible », provoquerait des défauts de paiement, suivis d’une vague de saisies immobilières. En cas d’une telle inondation du marché, il serait improbable que les banques réussissent à récupérer leurs hypothèques. Mais jusqu’ici tout va bien.