Il y a dix ans, la Chambre des notaires quittait ses modestes bureaux cachés dans un building brutaliste de la route d’Esch pour emménager dans une magnifique maison de maître boulevard Joseph II, que la corporation venait d’acheter aux enchères. (Le coût total – acquisition et rénovations – sera de quatre millions d’euros.) Saturée de boiseries, de mosaïques et de vitraux, le faste de la villa symbolise la permanence et la fortune des notables. Déposé en mai à la Chambre des députés, le projet de loi portant réforme du notariat est venu rappeler leur étonnante influence politique.
Les notaires ont tenu la plume. « Nous avons élaboré le texte, qui a ensuite été contrôlé au ministère, qui y a encore changé quelques aspects. C’était, à peu de choses près, une joint-venture », dit Martine
Schaeffer, la présidente fraîchement élue de la Chambre des notaires. (Un modus opérandi décrit dans des termes similaires par Frank Molitor, son prédécesseur.) Interrogé sur la genèse du texte de loi, le ministère évoque de manière générique des « concertations » auxquelles auraient été associée la Chambre des notaires « comme il est d’usage au ministère de la Justice de le faire pour tous les domaines dans son attribution ».
Décrit comme « réforme fondamentale » dans l’exposé des motifs, le projet de loi préserve en réalité l’essentiel, c’est-à-dire l’ancien oligopole. Le texte ne touche ni au numerus clausus ni au barème des honoraires : la rente des notaires reste donc intacte. L’approche protectionniste du circonspect (et assez conservateur) ministre de la Justice, Felix Braz (Déi Gréng), se situe en continuité avec celle de son prédécesseur, Luc Frieden (CSV), qui avait déposé un projet de loi similaire dès 2009. Mais elle se situe à contre-courant de l’évolution dans la plupart des pays de droit latin. En 2015, alors qu’il était encore ministre de l’Économie, Emmanuel Macron avait bravé les notaires français, en créant 1 650 études de notaires supplémentaires, dont les candidats furent tirés au sort.
Depuis 1951, la population a doublé, l’économie s’est financiarisée et le marché immobilier est entré en surchauffe. Or, le nombre d’études de notaire a, lui, stagné, passant de 33 à 36. Une quantité artificiellement limitée de notaires accumule donc de plus en plus d’actes (dont le nombre est passé de 45 00 à 65 000, rien qu’entre 2001 et 2017), c’est-à-dire d’honoraires. Présenté comme une grande innovation, le projet de loi permet à chaque notaire– s’il le souhaite, car rien ne l’y contraint – de s’associer à un notaire « non-titulaire ». Dans le scénario maximal, il pourrait donc y avoir à l’avenir 72 notaires. Or, le nombre d’offices de notaires reste fixé à 36. En inventant le « notaire non-titulaire », les établis auront trouvé un moyen de cimenter un numerus clausus manifestement désuet.
La demande de pouvoir s’associer à des « non-titulaires » provenait des notaires, confrontés à une avalanche de dossiers. (Bien qu’une minorité de notaires restât opposée à l’idée.) La Chambre des notaires dit vouloir ainsi garantir une « meilleure spécialisation » au sein des études. Frank Molitor, qui, en tant qu’ancien président de la Chambre des notaires, avait rédigé les premiers brouillons du projet de loi, explique que les notaires avaient initialement demandé de porter à trois le nombre d’associés : un pour chacun des piliers de l’activité notariale que sont le droit familial, le droit immobilier et le droit des sociétés.
Malgré l’ascendant qu’exerce ce très petit groupe d’intérêt sur la politique luxembourgeoise, le notariat n’aura pas eu gain de cause sur toutes ses demandes. Les notaires espéraient ainsi voir réduite la durée de leur responsabilité civile, cette épée de Damoclès qui pend au-dessus de leurs têtes. En cas de faute professionnelle, ils s’exposent personnellement au risque d’un procès en dommages-intérêts. Les avocats venant d’obtenir que leur période de prescription passe de dix à cinq ans, les notaires tentaient de raccourcir la leur de trente à dix ans. Mais le ministre s’y est opposé. Il sera intéressant de voir si cette revendication notariale refera surface au cours des travaux parlementaires, et qui la portera.
Comme la CNPD ou l’Alia, le Conseil de la concurrence est une de ces autorités instaurées sur ordre de Bruxelles, mais dont le manque de ressources et de pugnacité préserve largement le pragmatisme business-friendly. Pourtant, sur la question du notariat – qui, à côté des pharmacies, constitue le secteur économique le plus manifestement monopolistique –, le Conseil se devait de passer à l’attaque. Ce qu’il vient de faire dans son avis publié jeudi. Le numerus clausus y est désigné de « somme toute arbitraire » et le modèle des associations de notaires comme « très artificiel ». Le Conseil de la concurrence avance des solutions – qu’il décrit à tour de rôle comme « plus efficaces » ou « plus simples » – pour rétablir l’équilibre entre offre et demande sur le marché notarial : une augmentation du nombre d’études de notaires ou « une libéralisation » des services de notariat.
Le Conseil de la concurrence pose également la question s’il ne vaudrait pas mieux imposer la liberté des prix pour les services notariaux. Or, prévient-elle, il faudrait dès lors abroger le système du numerus clausus, puisqu’« un rationnement de l’offre en combinaison avec la liberté de prix ne peut que mener à des augmentations de prix. » En 2005, devant le Conseil de la concurrence, les notaires faisaient, eux aussi, ce lien, justifiant le numerus clausus par des honoraires fixés « en-dessous du niveau du prix réel du marché ». Ce ne serait que par la masse de dossiers traités (que leur assure le numerus clausus) qu’un « revenu suffisant » leur serait garanti.
Or, pressentant qu’une discussion sur les honoraires risquerait de rapidement se retourner contre le notariat, Frank Molitor avait toujours pris soin d’éviter la question. « J’ai vu ce que nous gagnons et je me suis dit que nous pouvons bien vivre avec », dit-il sobrement. En 2009, l’accord de coalition entre le CSV et le LSAP évoquait « une révision de la grille des honoraires des notaires afin de faciliter l’accession à la propriété » ; mais la promesse n’eut pas de suites. Invités en janvier 2011 par la commission parlementaire du Logement, les représentants du notariat expliquaient que leurs rémunérations resteraient « limitées », du moins « par rapport aux promoteurs et aux agents immobiliers. »
Les barèmes sont restés inchangés depuis 1984. Les honoraires, plafonnés à partir d’un certain montant, suivent un taux dégressif. Pour les sociétés, la rémunération du notaire va d’un minimum de 124 euros pour l’immatriculation d’une petite SARL à un maximum 5 000 euros pour une structuration plus imbriquée. Les actes de ventes immobilières sont plafonnés à 3 000 euros (à partir d’un prix de vente de 2,5 millions d’euros). Pour l’acquisition d’une maison de 750 000 euros, les frais de notaire s’élèveront à environ 1 900 euros. Or, au barème des honoraires officiel fixé par l’État viennent s’ajouter les « frais de bureau » qui peuvent être conséquents. Ceux-ci seraient limités par la Chambre des notaires, assure Martine Schaeffer : « On règle cela en interne ici ».
À écouter la présidente de la Chambre des notaires, on gagne l’impression d’un secteur (qui emploie 320 personnes) vulnérable : « Nous ne sommes qu’à 36… Pas comme les avocats qui sont à plus de 2 000 », dit-elle. Or, l’influence politique des notaires dépasse de loin leur nombre. Ils sont ancrés dans le paysage politique : Christine Doerner était députée CSV et vient d’être nommée échevine à Bettembourg, Frank Molitor se présentait sur les listes du DP aux législatives de 1979 et 1984 et Martine Schaeffer était candidate chrétienne-sociale aux dernières communales. Des liens existent également par alliance : Karine Reuter est mariée au député Roy Reding (ADR) et Blanche Moutrier au ponte libéral Henri Grethen, dont la soeur, Léonie, également notaire, avait candidaté aux européennes de 2009 sur les listes DP.
Or, la figure folklorique du notaire comme notable de province, confortablement implanté dans la campagne mais gardant un pied dans les milieux politiques, semble quelque peu dépassée. Un notaire d’une commune rurale peut très bien passer une partie de sa journée au Kirchberg à courir les banques, Big Four et cabinets d’affaires pour y signer les actes de holdings et de fonds d’investissement. Le projet de loi ratifie ce dépaysement en biffant l’article qui stipule que le lieu de résidence personnel du notaire doit se trouver dans la même région où il exerce ses fonctions. (Mais, dans la pratique, de nombreuses dispenses sont accordées par la Chambre des notaires qui permettent d’ores et déjà de déroger à cette règle.)
Les notaires exercent une fonction publique. À l’inverse des avocats, ils ne représentent donc pas une partie contre une autre, mais sont des intermédiaires neutres et impartiaux, garantissant la légalité d’une opération juridique et assurant que toutes les parties en saisissent la teneur. En 2005, face au Conseil de la concurrence, les notaires se présentaient comme des fonctionnaires d’État, « sauf à être payés à l’acte au lieu de recevoir un traitement mensuel fixe ». Alors que dans d’autres pays de l’UE, des tâches notariales peuvent être assurées par des avocats, fonctionnaires, juges ou agents immobiliers, Martine Schaeffer estime qu’au Luxembourg, le monopole des notaires garantirait « une certaine paix juridique ».
La tension entre service public et visées commerciales a toujours été latente. Elle fut exacerbée par le développement de la place financière dont les notaires sont les rentiers discrets. Ils collectent ainsi les miettes du gâteau de l’optimisation fiscale. Des actes notariés sont requis tout au long de la vie, largement fictive, des quelque 45 000 sociétés boîtes-aux-lettres domiciliées au Grand-Duché ; de leur constitution à leur dissolution en passant par des changements de statuts ou des augmentations de capital. Une petite dizaine d’études se sont spécialisées dans le droit des sociétés. Un travail à la chaîne à acter des milliers de documents préfabriqués par les Big Four et les cabinets d’affaires.
Alors que les notaires sont légalement obligés d’expliciter et de vérifier les actes, les conseillers juridiques de la place financière, parfaitement renseignés, sont peu disposés à perdre leur temps. Ils ne veulent pas quelqu’un qui scrute et discute, ils veulent quelqu’un qui signe. Quelle est la valeur ajoutée du notaire dans la chaîne de valeur de la place financière ? Au détour d’une phrase, l’avis du Conseil de la concurrence s’attaque au cœur du modèle d’affaires d’une partie du notariat d’affaires : « Les actes constitutifs des sociétés […] ont valeur légale dès leur dépôt auprès du Registre de commerce et des sociétés, et ne nécessiteraient pas d’intervention obligatoire d’un notaire. »
Est-il humainement possible d’analyser – ou du moins de relire – la vague de paperasse dont l’industrie financière inonde les notaires ? Ou ceux-ci ne font-ils qu’acter aveuglément les documents préfabriqués, se fiant au contrôle de leurs clercs et à la parole des avocats d’affaires ? Martine Schaeffer revendique une « totale indépendance » : « Nous restons nos propres maîtres. Chaque acte est lu et chaque acte est contrôlé. Je dis toujours aux jeunes confrères : ‘C’est votre signature, vous êtes responsables. Contrôlez donc bien’ ». Et de confier avoir refusé de signer « un tas d’actes ». Frank Molitor rappelle que si le notaire commet une faute, ce sera lui qui se retrouvera avec « e Lach am Kapp » : « Que le projet vienne de Pricewaterhouse ou d’Arendt importera finalement peu... »
Les draconiennes règles anti-blanchiment dictées par l’UE ont transformé les notaires en démineurs. Pourtant, d’après les statistiques publiées par la Cellule de renseignement financier – la branche du Parquet chargée de la lutte anti-blanchiment –, les notaires ne feraient pas exactement de l’excès de zèle. En 2016, année durant laquelle ils ont signé 65 000 actes, les notaires n’auront rempli que cinq déclarations de soupçon. (Contre plus de 4 000 pour les banques et une centaine pour les experts comptables). En 2015, les 36 notaires avaient même réussi à envoyer zéro déclaration de soupçon au Parquet. (Ce qui ne semble pas avoir provoqué de réaction particulière de la part du ministre ou des magistrats.) Martine Schaeffer se défend du reproche de laxisme. Elle refile la patate chaude : le notaire ne serait pas le premier interlocuteur ; avant d’entrer dans l’étude du notaire, le client serait déjà passé par la banque, l’avocat ou la fiduciaire. « Nous sommes dans la quatrième ou cinquième rangée. »
Au Luxembourg, les ordres professionnels (Barreau, Chambre des notaires, Ordre des experts-comptables) disposent du pouvoir disciplinaire sur leurs membres, et sont tenus de contrôler que ceux-ci appliquent bien la législation anti-blanchiment. À 36 confrères/concurrents le contrôle par les pairs est particulièrement pénible chez les notaires. Tous les ans, douze études sont scrutées par deux notaires.
« Je ne suis pas un grand amateur de l’autorégulation. C’est toujours un peu compliqué d’aller contrôler les collègues. Ce n’est pas agréable du tout. » Frank Molitor aura attendu la fin de son mandat de président de la Chambre des notaires pour avouer son malaise. Il préférerait que la surveillance soit assurée par un externe. Or, ajoute-t-il, « je n’aime pas non plus être contrôlé par l’État. Car si les gens nous confient certaines choses, c’est précisément parce que nous ne sommes pas l’État. » La Chambre des notaires ne publie pas d’informations sur ses tournées d’inspection tout comme elle ne publie pas de rapport annuel. (Mais elle envoie des rapports au ministère.) Selon Schaeffer, deux notaires auraient été réprimandés jusqu’ici. « Nous avons tout intérêt à effectuer ce travail de contrôle de manière aussi correcte que possible, dit-elle. Well wann do eppes soll schif goen, dann ass déi ganz Professioun fort ».