Kaliningrad Cowboys En 2017, trois paysans luxembourgeois se sont associés pour acheter un domaine agricole digne d’un junker prussien : 720 hectares dans l’oblast de Kaliningrad, cette enclave russe coincée entre la Pologne et la Lituanie. Les agriculteurs y voient le dernier moyen pour s’échapper de ce qu’ils perçoivent comme « une île des restrictions » européenne. De toute manière, au Luxembourg, les terrains seraient devenus inaccessibles, les promoteurs et l’État rachetant les derniers lopins de terre en zone verte à prix d’or. Le nouveau Far West des capitalistes agricoles se situe à l’Est. En Russie, de vastes étendues tombent en friche. Leur production de grains, les trois paysans grand-ducaux ne pourront l’exporter vers l’UE ; ils devront l’écouler sur le marché russe. Or, suite aux sanctions européennes, la demande y reste forte. Au quotidien, le travail dans la Baltique sera assuré par des locaux, supervisés par des ouvriers agricoles délégués du Luxembourg sur place.
En Russie, les paysans luxembourgeois toucheront zéro subvention européenne. Mais, nous explique un des investisseurs, ils pourront y produire avec « moins de restrictions » : « Aucun problème pour couper des haies ! Notre bénéfice sera ce que nous produirons ». Il évoque le paysan-entrepreneur allemand Stefan Dürr, qui s’était installé en Russie à la fin des années 90 et que les médias allemands qualifient aujourd’hui de « Bauer für Putin ». Avec un chiffre d’affaires de 130 millions d’euros et des terres agricoles de 300 000 hectares, Dürr est devenu le premier producteur agricole en Russie. Toujours est-il que la proximité relative de l’enclave russe (à une quinzaine d’heures en voiture du Luxembourg), aura apaisé les agriculteurs. « Nous avions un peu peur de nous aventurer dans la Russie profonde », avoue ainsi un des Kaliningrad cowboys.
Beaucoup s’en veulent toujours d’avoir raté, au début des années 1990, la privatisation des Landwirtschaftliche Produktionsgenossenschaft en RDA. (Ce furent les Néerlandais qui allaient s’accaparer les meilleures terres pour y installer de monstrueux élevages porcins.) Au début des années 2000, alors que la Roumanie et l’UE venaient d’entamer les négociations d’adhésion, un paysan luxembourgeois y achète un demi-millier d’hectares de terres agricoles. « J’ai été quelque peu poussé par l’attrait des hectares. Ici, au Luxembourg, il n’est pas possible d’atteindre cette taille », dit-il. (Au Grand-Duché, une ferme utilise en moyenne 91,5 hectares de surface agricole.) L’achat se serait fait par un heureux hasard des circonstances ; des intermédiaires sur place l’ayant aidé à trouver son chemin à travers la règlementation roumaine. Quelques fois par an, le paysan de l’Ösling se déplace en Roumanie, surtout pour semer et moissonner : « Je contrôle ce qui entre et ce qui ressort… Do geet et em d’Geld », dit-il. Sur place, il a engagé un comptable, un secrétaire et un ouvrier agricole.
Soupape de sécurité C’est un de ces paradoxes statistiques luxembourgeois : selon le Service d’économie rurale (SER), la surface agricole utilisée n’a cessé d’augmenter. Malgré une pression foncière énorme, elle serait passée de 126 000 à 130 000 hectares entre 1990 et 2017. Mais cette hausse globale cache une réalité plus embrouillée. La disparition de surfaces agricoles au Luxembourg a été surcompensée par un accaparement des terres en région frontalière. Les paysans luxembourgeois y exploitent entretemps 7 800 hectares. (Les milliers d’hectares détenus en Europe de l’Est ne sont par contre pas comptabilisés par le SER.) Alors que la Centrale paysanne dénonce régulièrement une « perte massive » des terres agricoles « finies et non-délocalisables », les grand-ducaux ont réussi à délocaliser une partie de leur production en Wallonie, Lorraine et Rhénanie-Palatinat, au grand dam des paysans locaux. La Grande Région joue le rôle de soupape de sécurité pour la politique agricole luxembourgeoise. Les évincés y deviennent les évinceurs. (Or, sortant du paradis fiscal, les paysans devront s’accommoder des droits de succession et de l’impôt foncier frappant leurs terres belges, allemandes ou françaises.)
À partir de 2013, en anticipation de la fin des quotas, les exploitants agricoles luxembourgeois lâcheront le frein, faisant passer la production laitière de 296 000 à 376 000 tonnes en l’espace de trois ans. Or, directive nitrates oblige, ils doivent prévoir un demi-hectare pour chacune de leurs 55 000 vaches laitières. Car, contrairement aux bêtes, qu’on ne sort plus que rarement de l’étable, le lisier doit être écoulé sur les champs. S’il veut intensifier sa production, le paysan doit donc constituer une réserve foncière.
Green Rush Si les paysans vont encore aux enchères rurales, c’est plus par curiosité (et pour nourrir leur indignation) que pour acquérir des parcelles. D’après le SER, les agriculteurs dépensent en moyenne 260 euros l’are ; au-delà, l’investissement devient vite impossible à rentabiliser, du moins via la seule activité agricole. Les ventes aux enchères dans les cafés de village ont été colonisées par des fonctionnaires et des promoteurs. Le comité d’acquisition du ministère des Finances a fixé sa limite supérieure à 500 euros l’are en zone verte. Au propriétaire, une vente à l’État ouvre un réel avantage fiscal ; la transaction étant « tax free ». Sans oublier les promoteurs qui déboursent facilement plus de mille euros l’are, même situé en pleine zone verte. Pour rassembler ses terrains à Bissen, Google aura même payé 15 000 euros l’are. Si le « projet Pascal » constitue un cas extrême, la publicité qui l’a entourée aura éveillé de nouvelles attentes fantastiques.
Le rush sur les terrains en zone verte coïncide avec l’introduction des mesures compensatoires. Depuis vingt ans, la destruction de biotopes ou d’habitats d’espèces doit être compensée ailleurs. Des Ponts et Chaussées aux promoteurs, les maîtres d’ouvrages publics et privés paniquaient à l’idée que, par manque de surfaces de compensation, leurs projets se retrouveraient bloqués. La Chambre d’agriculture dénonce ainsi « une course aux terrains » : « De nombreux promoteurs ou entrepreneurs, ainsi que certaines communes ont acheté n’importe où des terrains agricoles à des prix qui ne correspondent à aucune réalité économique agricole ».
Latifundiaire bio-étatique Actuellement sur la ligne d’arrivée parlementaire, le projet de loi sur la protection de la nature et des ressources naturelles pourrait calmer cette surenchère. Le projet de loi n°7048 veut créer des « pools compensatoires » gérés de manière centralisée par l’État et les communes. Au lieu de courir les adjudications, les promoteurs pourront à l’avenir recourir à « un service ‘clé en main’ », lit-on dans l’exposé des motifs. Ils auront simplement à verser de l’argent à un de ces pools. (Le nombre « éco-points » à acheter sera calculé en fonction de l’impact écologique qu’auront leurs projets immobiliers.) Il sera intéressant d’observer ce que feront les promoteurs de leurs propriétés en zone verte qu’ils ont accumulées sur les dernières années. « Soit ils gardent leurs terrains, soit ils les revendent. Si un promoteur approche notre ministère pour une vente, nous allons contrôler le terrain et faire une offre, au prix ‘normal’ que l’État paie pour un terrain en zone verte », explique-t-on au département de l’Environnement du MDDI.
« Le ministre […] veille à éviter la réalisation de mesures compensatoires sur des terrains à haute valeur agricole», promet le projet de loi. La Chambre d’agriculture demande à voir. Ce passage, écrit-elle dans son avis, « ne va malheureusement pas plus loin qu’une simple déclaration d’intention » et ne permettrait pas de « réserver des terres en faveur de la production agricole ». Dans un des 27 amendements présentés ce mardi à la presse, le CSV propose de clarifier le passage en le reformulant : « Les mesures compensatoires ne sont pas réalisées sur des terrains à haute valeur agricole ». Aux yeux du rapporteur du projet de loi, le Vert Henri Kox, le problème serait qu’il n’existe pour l’instant aucune définition claire de ce qui constitue « un terrain à haute valeur agricole » ; et en créer une risquerait de retarder la procédure.
Avec le « pool de compensation » naîtra un nouvel acteur étatique sur le marché foncier. L’État se transformera-il un latifundiaire éclairé ? Pour la première fois, il vient ainsi d’acquérir une exploitation agricole pour la louer à un exploitant privé. La ferme passera dans le « pool de compensation » et l’agriculteur aura à suivre un cahier des charges confectionné par l’administration de la nature et des forêts. Ce jeudi, le contrat de bail a été signé avec le paysan-locataire. Sa famille loue ces terres en troisième génération, mais il n’a pas pu racheter lui-même la ferme après le décès de la dernière propriétaire. Pour le locataire, ce ne sera pas qu’un changement de propriétaire. De producteur intensif, il se convertira en générateur d’« éco-points », travaillant de manière extensive. Ses quarante vaches laitières ont été vendues et seront remplacées par quelques bœufs angus.
La nouvelle de cette ferme-modèle a vite circulé dans le microcosme paysan. On y voit le paysan locataire comme mis sous tutelle « verte » et le projet comme énième preuve du « Heidi-Komplex », d’une volonté politique de transformer le Luxembourg en « parc naturel ». (Contacté par le Land, le paysan concerné n’a pas souhaité s’exprimer.) Plus diplomatique, l’influent président de la Baueren-Allianz libérale, Camille Schroeder, estime que « ce n’est pas à l’État de jouer à l’entrepreneur ; son rôle devrait être de créer les conditions-cadres ». L’État veut-il utiliser les centaines d’hectares de son « pool compensatoire » comme levier pour promouvoir un modèle agricole ? Au département de l’Environnement, on indique que « si une nouvelle opportunité se présente, le ministère la saisira ; mais nous aurons une approche plutôt passive. »
Le capital initial du « pool compensatoire » se situera à 25 millions d’euros. Dans un premier temps, ceci devrait lui permettre d’acquérir une réserve foncière de 150 à 190 hectares, en tablant – de manière plutôt optimiste – sur un prix de 375 euros l’are. D’ores et déjà, les fonctionnaires ont renforcé leur présence aux ventes aux enchères. D’ici quinze ans, le fonds foncier devrait réunir 750 hectares, lit-on dans la fiche financière du projet de loi. Ce qui reste étonnamment peu. C’est incidemment moins que les surfaces acquises par les trois paysans luxembourgeois dans les environs de Kaliningrad.
Gagnants & perdants La paysannerie luxembourgeoise est scindée en deux : d’un côté, une minorité enrichie par un reclassement de ses terrains périurbains et, de l’autre, une majorité qui n’a pas eu cette chance et se retrouve marginalisée dans la lutte pour l’accès aux terrains. Sur un marché foncier où une décision communale crée, quasiment ex nihilo, des millionnaires, ce sont les locataires qui sont les plus vulnérables. Parmi eux, beaucoup portent des noms néerlandais ; ce sont les enfants et les petits-enfants de paysans hollandais qui s’étaient installés dans les années 1950 au Grand-Duché pour y élever du bétail.
Les syndicats paysans se retrouvent dans une situation schizophrène. Ils dénoncent l’aliénation de terrains agricoles, dont profite objectivement une partie (non-négligeable) de leurs membres. « Je représente le paysan actif qui fait de l’agriculture. Je ne représente par le paysan qui fait le promoteur immobilier », dit Camille Schroeder. De son côté, la Chambre d’agriculture note que « le renchérissement des terrains, s’il peut sembler à première vue avantageux pour des agriculteurs qui ont voulu quitter la profession, est cependant au détriment des agriculteurs actifs, qui ont besoin de terrains agricoles comme moyen de production. »
Or la situation n’est pas aussi simple. D’abord parce que sur les 130 000 hectares utilisés actuellement par l’agriculture, seuls 53 000 sont encore en possession des exploitants, alors que 77 000 sont loués, souvent aux descendants – plus ou moins lointains – de paysans. (Selon le Statec, l’année 1991 marque le point de basculement à partir duquel les superficies en location dépasseront celles en propriété.) Ensuite, parce que la plupart des exploitants qui vendent une partie de leurs terrains ne cessent pas pour autant leurs activités agricoles. Au contraire, la majorité des paysans réinvestissent la manne dans l’exploitation. C’est le bling-bling paysan : tracteurs onéreux, hangars démesurés et acquisition de grandes réserves foncières de l’autre côté de la frontière.
Le facteur immobilier reste la grande inconnue de la politique agricole. Il vient brouiller toute analyse de l’efficience et de la rentabilité économiques de ces exploitations surcapitalisées. Contrairement à Allemagne, le capital propre n’a ainsi aucune incidence sur l’éligibilité aux aides à l’investissement. Profitant des généreux subsides pour les machines – une spécificité luxembourgeoise plafonnée en 2014 – certains agriculteurs ont constitué des armadas de tracteurs, ensileuses et moissonneuses. On les retrouve sur les champs à travers la Grande Région.