Dichotomies Huit heures du matin passé de quelques minutes ce mardi. Il ne fait pas encore tout à fait jour à Belval et les trois degrés auxquels a soudainement chuté la température cette nuit se font encore ressentir plus fortement par les vents incessants qui balayent la Place de l’Académie, entre les deux centres commerciaux et la tour rouge feu de la banque. Au pied du haut-fourneau restauré en monument, un long immeuble blanchâtre se love dans la carcasse de l’ancienne Möllerei – où fut jadis préparée la charge pour le haut-fourneau, un mélange de coke et de minerai de fer –, remontant à 1912, et dont la partie sud a été sauvegardée en état de ruine. Sa façade est faite d’éléments triangulaires rappellant le célèbre sac à main Bao Bao d’Issey Miyake ou les robes métalliques de Paco Rabanne. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de métal, mais d’un vitrage en fibre de verre sérigraphié de motifs organiques blancs, qui permettent de réguler l’intensité lumineuse et sont censés rappeler la poussière qui enveloppa jadis les bâtiments lors de la production d’acier sur place. Des terrasses et jardins en hauteur structurent le long bâtiment 106 mètres), des bacs à eau rectangulaires nichés entre les fenêtres et décorés de plantes vertes lui donnent un esprit zen, esprit que l’on retrouve dans l’espace entrée en forme elliptique à fenêtres triangulaires, dans lequel a été installé un palmier dans une espèce de jardin sur gravier. Cela rappelle immédiatement le jardin de faux cactus dans l’espace ascenseurs de ce grand supermarché à Bertrange.
C’est en passant la deuxième porte, pour entrer dans la bibliothèque à proprement parler, qu’on a cet effet wow ! dont témoignèrent sur les réseaux sociaux tous les politiciens ayant assisté à l’ouverture de la Maison du livre de l’Université du Luxembourg, ou Luxembourg Learning Centre, fin septembre. Un écran géant avec les couleurs du LLC, un néon Welcome après un portail électronique, puis la vue sur cette impressionnante structure à plateaux flottants, accessibles par les énormes escaliers en acier, où le blanc lumineux des rayonnages de livres contraste avec le noir de l’architecture moderne et celle, historique – la charpente métallique portante et un silo à minerais ont été restaurés pour rappeler l’histoire du site –, ainsi qu’avec le clinquant du mobilier design.
À cette heure-ci, les étudiants affluent déjà, l’accueil se fait par des employés souriants d’une société de sécurité privée – les bibliothécaires ne sont sur place que de 10 à 17 heures, alors que la bibliothèque est ouverte de 8 à 22 heures tous les jours de semaine (elle est bizarrement fermée le week-end). L’accès est gratuit et généreux pour tous, y compris les visiteurs externes à l’université, qui peuvent très facilement s’inscrire en tant que lecteurs. Tout est automatisé, le prêt (pour lequel on doit avoir une carte de lecture) et même le retour de livres se font par des bornes électroniques. Mais rien à faire : malgré tout le design (ou à cause de cela) et la moquette grise à tâches imprimées installée à tous les étages, on a une étrange impression de se trouver dans l’espace VIP d’un aéroport nouvelle génération (dont le LLC partage le gigantisme), virant vers l’ambiance wellness des nouvelles piscines dans les espaces de repos (ces poufs géants…) Pas de doute : ici, tout est fait pour que les étudiants, qui jusqu’ici se sentaient exclus des grands immeubles prévus à Belval pour l’enseignement, soient à l’aise pour travailler, rechercher, passer leurs journées. L’heure avançant, de plus en plus de jeunes arrivent, sacs à dos et ordinateur à la main, s’installent le long des énormes tables de consultation, dans les cubicles colorés disposant de connexions électriques et wifi, prises et tables nécessaires pour leur équipement. Ce matin-là, il y en a qui y prennent leur petit déjeuner en travaillant, une jeune femme dort sur une des banquettes, d’autres discutent ou travaillent. Pas de doute, ils ont déjà pris leurs aises.
Le miracle de Belval Mine de rien, cette Maison du livre est un petit miracle de volontarisme de la part du gouvernement, du Fonds Belval et du rectorat de l’Uni.lu. Parce que le Luxembourg a une tradition dans le report des infrastructures pour le savoir – les Archives nationales, qui devaient s’installer juste en face du LLC et pour lesquelles un projet de construction était fin prêt, puis fut avorté au début des années zéro, ne voient toujours pas l’ombre d’un nouveau bâtiment et en parallèle, la construction d’une nouvelle Bibliothèque nationale s’était longtemps enlisée dans un éternel débat sur son implantation, d’abord place de l’Europe, puis maintenant plus haut sur le plateau du Kirchberg, elle devrait être achevée en début d’année 2019 –, il était d’autant plus étonnant que le Fonds Belval ait réussi ce tour de force de faire construire une bibliothèque sans aucune polémique en l’espace de sept ans (entre le vote de la loi, en 2011, et sa mise en service) et dans le respect du budget de construction (59,5 millions d’euros pour 15 000 mètres carrés de surface brute).
Le projet a été attribué à François Valentiny, l’architecte-star du pays s’il en est, et il a réalisé un bâtiment à haute technologie, un peu bling-bling certes, mais tout à fait dans l’esprit des nouvelles bibliothèques qui se construisent dans le monde, comme celle, impressionnante, de Tianjin en Chine, ou la nouvelle bibliothèque municipale de Stuttgart : du gigantisme s’il-vous-plaît, beaucoup de lumière, de grands escaliers, une sacralisation de l’accès au savoir, du mobilier coloré. La Maison du livre est une bibliothèque de lecture publique, donc où les livres sont en accès libre – ceux qui ont fait leurs études à Paris se rappelleront avec nostalgie des infrastructures beaucoup moins luxueuses de celle installée dans le Centre Pompidou. Là-bas, 1,4 million de visiteurs sont venus consulter les 360 000 livres en accès libres, la presse ou les ressources électroniques ou audiovisuelles en 2017. À Belval, le recteur Stéphane Pallage dit espérer 400 000 utilisateurs par an, mais la bibliothèque n’a encore aucune statistique sur le nombre moyen d’utilisateurs.
Ce chiffre semble optimiste, car les rayonnages, longs de 10,7 kilomètres sur les cinq plateaux organisés par thèmes, semblent bien vides encore. Il n’est que normal que, entre l’exiguïté de l’ancienne bibliothèque du Centre universitaire au Limpertsberg ou de celle de Walferdange et ici, il y a un saut quantique au niveau espace, qu’aucun bibliothécaire ne saurait combler en quelques mois. Actuellement, affirme le LLC, il y a 170 000 livres en papier, « ce n’est pas beaucoup, mais la majorité de nos livres sont électroniques ». La capacité de stockage est de 220 000 documents en rayonnage et de 230 000 en magasin. En comparaison, la BNL dispose de quelque 1,5 millions de livres. Mais c’est rassurant qu’il reste de la marge pour que le catalogue puisse s’enrichir. Mais peut-être que la principale qualité de cette Maison du livre est son équipement en nouvelles technologies : il y a 280 antennes wifi à travers le bâtiment, qui permettent un accès rapide, 152 postes de travail équipés de PC et on peut aisément emprunter des laptops pour 24 heures, que l’on peut même sortir du bâtiment. De longues tables longeant les plateaux permettent de travailler à plusieurs, des espaces de travail privatifs de s’isoler, des salles de différentes tailles de travailler ensemble. Les différentes cellules, individuelles ou communes, peuvent être réservées par voie électronique et un pad accroché au meuble affiche leur état (disponible ou pas).
La Maison du livre a ainsi le potentiel de devenir le véritable cœur du campus Belval, l’endroit qui symbolise à merveille cette ambition du gouvernement de passer de l’industrie lourde à la société du savoir. Sa forme extravagante et dispendieuse rappelle l’esprit nouveau-riche – « mir hunn et jo ». Néanmoins, c’est un endroit agréable. Mais on reviendra quand il y aura plus de livres.