Pierre Werner (CSV) avait fait son droit à Paris, comme, plus tard, François Biltgen et Luc Frieden (CSV), Pierre Gramegna (DP), Alex Bodry et Franz Fayot (LSAP), Sam Tanson ou encore Felix Braz (Déi Gréng), les uns à Paris I-Sorbonne, les autres à Paris II-Assas1. La capitale française est traditionnellement un choix judicieux pour ceux des étudiants luxembourgeois qui se destinent à une carrière de juriste – que ce soit au barreau, dans une administration ou en politique –, le droit luxembourgeois étant calqué sur le système français, remontant au Code Napoléon du début du XIXe siècle pour ce qui est du civil. Or, ce vivier de l’élite semble se dessécher : sans que cela ne fasse grand bruit jusqu’ici, de moins en moins de Luxembourgeois sont acceptés en première année de bachelor en droit à Paris.
Philippe Frieden, qui vient de terminer son master 1 en droit des affaires à la Sorbonne et préside l’Association des étudiants luxembourgeois à Paris (AELP) a les chiffres : jusqu’en 2013/14 inclus, Assas et la Sorbonne, les deux principales universités offrant des études en droit à Paris, accueillaient ensemble une dizaine de Luxembourgeois en première année de droit. L’année suivante, en 2014/15, ils n’étaient plus que la moitié, cinq, puis deux en 2015/16, aucun en 2016/17 et en 2017/18 un seul. « C’est une évolution qui nous cause beaucoup de soucis », souligne Alexeji Nickels, le nouveau président (depuis trois semaines) de l’Association nationale des étudiants luxembourgeois en droit (Aneld), qui fait ses études à Montpellier où il a jadis été accepté sans grandes difficultés. Toutefois, l’évolution est devenue si inquiétante que l’Aneld veut en faire la priorité de son action à partir de la rentrée. Même si, pour la prochaine année académique 2018/19, qui commence en octobre, personne n’a encore de chiffres. Le ministère de l’Enseignement supérieur luxembourgeois comme l’Université du Luxembourg ne veulent pas encore trop s’avancer sur la très grande incertitude actuelle.
Cette incertitude est causée par l’introduction du nouveau système de sélection des étudiants dans les universités françaises, appelé Parcoursup, créé par la loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) entrée en vigueur en début d’année et violemment contestée dans beaucoup d’universités durant le printemps (grève, occupations des facultés...) Elle implique une inscription en-ligne des étudiants à plusieurs universités, par ordre de préférence, les facultés les choisissant sur base d’un projet personnel motivé. Le gouvernement d’Emmanuel Macron (En Marche) comptait ainsi réagir aux critiques d’arbitraire formulées à l’encontre du précédent système, Admission post-bac ou APB (2009-2017), qui laissait énormément de choix aux étudiants, si bien qu’à la fin, ils furent départagés par tirage au sort. Parcoursup devait être plus juste et plus équitable, mais ses critiques le soupçonnent d’être surtout moins efficace et son algorithme défaillant. Il est vrai que les chiffres (cités par Le Monde) sont impressionnants : 820 000 bacheliers ont déposé une demande depuis l’ouverture de la procédure, le 22 mai. À la mi-juillet, plus de 102 000 d’entre eux n’avaient toujours pas reçu de réponse, début août, ils étaient encore 70 000 à attendre. Or, il faut aussi préparer une rentrée académique, trouver un logement, demander des aides financières, etc.
« Nous n’avons pas encore beaucoup de retours quant aux conséquences de la nouvelle procédure de sélection pour les élèves luxembourgeois voulant faire leurs études en France », affirme Gaston Schmit, premier conseiller de gouvernement au ministère de l’Enseignement supérieur luxembourgeois. Qui y voit un signe positif, car lorsqu’il y a un problème, le ministère ou le Cedies (Centre de documentation et d’information sur l’enseignement supérieur) sont immédiatement alarmés par les parents ou les élèves eux-mêmes. En amont de l’introduction de Parcoursup et de ses délais d’inscriptions avancés au tout début d’année, le ministère a informé dans les lycées et à la Foire de l’étudiant, explique Gaston Schmit, et que la phase complémentaire de sélection est encore en cours, jusqu’à début septembre. Le Cedies n’a en principe des informations statistiques que via les demandes de bourses d’études, qui ne peuvent être déposées que depuis le 1er août. Il est donc encore trop tôt pour en savoir concrètement davantage, sauf que la France reste le pays préféré des Luxembourgeois pour leurs études et qu’en 2016/17, ils étaient 1 915 à suivre des études de droit.
« Il y a une extrême saturation des universités françaises, constate Alexej Nickels, elles sont toutes bondées ». Quelques chiffres là encore : la Sorbonne compte 55 300 étudiants, dont 10 200 étudiants étrangers. L’Université d’Aix-Marseille quant à elle, de plus en plus populaire auprès des étudiants luxembourgeois, enseigne 75 000 étudiants sur ses cinq campus et occupe 8 000 personnes pour les encadrer dans les deux villes. « Le cercle des étudiants luxembourgeois à Aix se réjouit que leur université soit de plus en plus populaire, ils comptaient l’année dernière 70 étudiants en droit », raconte Nicolas Wurth, ancien président de l’AELP et ancien vice-président de l’Aneld, très engagé dans la défense de ses pairs. Entrant en octobre en master 2 en space law & data protection à l’Université du Luxembourg, il a commencé ses études à Paris-Sorbonne. Et se rappelle avoir eu la chance que quelqu’un lui confie une astuce : celle de s’adresser immédiatement à la « Maison Sésame » de l’université, réservée aux étudiants étrangers – et qui lui a, à l’époque, en 2013, effectivement ouvert plus facilement le sésame des études universitaires à la fac de son choix, alors même que des collègues devaient passer par l’APB. « Mais je me souviens avoir passé à 700 personnes des examens dans des amphithéâtres conçus pour 500 étudiants. J’avais de la chance d’avoir pu m’asseoir sur un banc, mais plein de collègues écrivaient avec leur bloc sur les genoux, assis sur les marches des escaliers. »
Il sait que le système universitaire est surchargé, que les examens de première et de deuxième année servent surtout à filtrer. Et se demande si derrière l’exclusion des étudiants luxembourgeois ne se cache pas une volonté des recteurs français de les forcer à faire leurs études au Luxembourg, où il n’y a que 6 366 étudiants, le dixième de la Sorbonne ? « Mais l’Université du Luxembourg veut être une université internationale », estime Nicolas Wurth, qui y voit aussi une des qualités de sa nouvelle université. L’Uni.lu elle-même ne voulait pas encore répondre aux questions du Land sur les éventuelles conséquences de Parcoursup sur les inscriptions à Luxembourg, si plus d’autochtones veulent désormais y faire leur droit par exemple, jugeant qu’il est trop tôt. Se décrivant comme quelqu’un qui veut contribuer à forger la société, Nicolas Wurth, lui, a choisi la voie de la politique (il est le fils du président de la Chambre de commerce Michel Wurth) et se porte candidat aux législatives d’octobre sur les listes du DP – le parti qui tient actuellement aussi le ministère de l’Enseignement supérieur, sous le ministre Marc Hansen. « S’il s’avérait que le problème avec la Sorbonne et Assas perdure pour les étudiants luxembourgeois, il faudrait le thématiser politiquement et éventuellement négocier des accords bilatéraux », dit Wurth. Avant la création de l’Uni.lu en 2003, de tels accords existaient pour différents pays, notamment de nombreuses universités françaises. « Mais je suis persuadé, continue Nicolas Wurth, que tous les étudiants luxembourgeois qui désirent poursuivre des études en France, pourront le faire. » Même si ce n’est pas à l’université de leur premier choix.
Car il y a aussi des universités qui sont soit moins cotées, soit plus engagées politiquement, qui « refusent de refuser » des étudiants. Ainsi, Alexej Nickels sait que Montpellier, où l’opposition à Parcoursup fut extrêmement violente, n’appliquera pas encore le système à cette rentrée. Et il y a l’exemple de l’Université de Lorraine, presque 60 000 étudiants actuellement, dont 428 Luxembourgeois : son président, Pierre Mutzenhardt, a fait dès le printemps un flambant plaidoyer pour une ouverture aussi large que possible de son université. Dans une lettre interne au personnel et aux étudiants, il décrit son engagement, en tant que président, comme « celui de l’ouvrir au monde, de valoriser son image, d’accueillir et de former l’ensemble des étudiants du territoire lorrain et de promouvoir pour toutes et pour tous l’accès à l’enseignement supérieur ». Devant l’ampleur de la tâche d’encadrement, il a décidé de ne pas encore appliquer Parcoursup cette année, et de mettre d’abord en place des équipes pédagogiques qui puissent assister les étudiants dans la définition de leur « projet personnel ». La seule raison d’exclure des élèves de l’Université de Lorraine pourraient être les conditions matérielles, par exemple la taille des amphithéâtres. Il a donc été demandé aux responsables des licences de fixer une capacité maximale de leurs cursus. Beaucoup d’entre eux ont refusé de le faire – aussi par conviction politique. Car ne vaut-il pas mieux suivre des cours sur les marches des escaliers que d’être simplement exclu de l’accès au savoir ?