Flav & Gio Ne dites pas marché, dites plutôt oligopole. Basée sur les données exhaustives fournies sous forme anonymisée par l’administration cadastrale, la « note n°23 » du Liser laisse pantois. On y lit que cent propriétaires détiennent 13,7 pour cent de la valeur totale (estimée à 20,7 milliards d’euros) du potentiel foncier disponible pour l’habitat. La note évoque « la présence d’un petit nombre de personnes physiques qui ont des possessions foncières de très haute valeur ». La répartition entre les personnes morales n’est guère plus égalitaire : Dix sociétés privées détiennent 8,6 pour cent de la valeur totale du potentiel foncier. Mais c’est dans la capitale que le degré de concentration est à son point culminant. « Le potentiel foncier dans la Ville de Luxembourg appartient à une petite poignée d’acteurs : Onze groupes de particuliers et onze sociétés privées détiennent ensemble 63 pour cent des 3,8 milliards d’euros de terrains disponibles », écrivait Antoine Paccoud, géographe au Liser et coauteur de l’étude, la semaine dernière dans le Land.
Ces processus d’accumulation remontent souvent à plusieurs générations. Certaines entreprises de construction avaient très tôt commencé à constituer un stock de terrains pour occuper leurs ouvriers durant les périodes creuses. Ce faisant, elles se sont peu à peu mutées en sociétés de promotion. Sur le territoire de la Ville, le duel des promoteurs oppose les frères Giorgetti à Flavio Becca. (Spécialisé dans le logement, Arend & Fischbach ne dispose pas d’une puissance financière comparable.)
Marc (le financier) et Paul (l’ingénieur) Giorgetti gèrent en troisième génération l’entreprise familiale, dans laquelle ils ont fait leur entrée en 1986, alors que commençaient les années de boom de la place bancaire. Leur grand-père Eustache avait construit le palais de l’Arbed et avait été nommé en 1923 « entrepreneur de la Cour ». Leur père Félix a érigé le Grand Théâtre et réalisé la « cité Giorgetti » à Mamer. Marc et Paul Giorgetti construiront des tours et des palais au Kirchberg. C’est leur capital d’ancrage dans la haute société luxembourgeoise qui distingue les Giorgetti d’un Flavio Becca, qui aime à se présenter comme « self-made man », mais est souvent considéré comme un parvenu par le gotha grand-ducal. Alors que Marc Giorgetti se faisait célébrer comme « l’Homme le plus influent » par Paperjam en 2016, le nom de Flavio Becca était rayé du Top 100 des « décideurs économiques les plus influents ».
Au début des années 1990, alors que le secteur immobilier a les yeux braqués sur le plateau du Kirchberg, Flavio Becca rachète une à une des parcelles à l’autre bout de la ville, sur le Ban de Gasperich. Elles viendront compléter le puzzle foncier qu’y avait commencé à assembler son père, Aldo Becca. Du côté de Cessange, ce sont les frères Giorgetti qui contrôlent le foncier. (Dans les années 1960 déjà, leur firme y entretenait des dépôts.) Les terrains derrière la route d’Esch ont eu le privilège d’avoir été convertis en « zone d’urbanisation prioritaire » dans le dernier PAG, un classement censé booster les procédures administratives.
Pouvoir et espace Interrogée par RTL-Radio sur la « note n°23 » du Liser, la maire de la Ville de Luxembourg, Lydie Polfer (DP), tentait d’en minimiser les résultats, qu’il faudrait considérer de manière « très différenciée ». Or, dans la capitale, le potentiel foncier disponible pour l’habitat est le plus élevé du pays : 335 hectares, dont uniquement treize pour cent se trouvent entre les mains de la commune. (Auxquels viennent s’ajouter les terrains détenus par le Fonds Kirchberg, la SNHBM et le Fonds du Logement, qui cumulent onze pour cent des surfaces disponibles.) Pendant que les promoteurs et particuliers rachetaient des terrains à gauche et à droite, la commune loupait sa chance de se constituer une réserve foncière à un prix relativement raisonnable. (Aujourd’hui, l’are de terrain vaut environ 200 000 euros dans la capitale, avec une hausse annuelle de 5,4 pour cent dans le canton de Luxembourg entre 2010 et 2017.)
« Quand j’étais bourgmestre, on était conscient de la concentration foncière. Mais on était surtout conscient que la Ville n’avait pas beaucoup de terrains. On manquait avant tout d’ensembles cohérents », se rappelle Paul Helminger (DP). Qu’elle ait été l’effet d’opportunisme budgétaire ou d’idéologie libérale, cette carence laisse le pouvoir public largement dépourvu d’une maîtrise sur le marché. Les champs en milieu urbain à Cessange, Gasperich, Merl ou sur le Kaltreis sont entre les mains de sociétés et de personnes privées. La nouvelle ministre du Logement, Sam Tanson (Déi Gréng), veut constituer une réserve foncière dédiée à l’habitat – de préférence situés près des villes et des nœuds multimodaux – via un comité d’acquisition interministériel. Celui-ci devra payer les terrains au prix fort, sans qu’il soit clair pour l’instant par quelles sources ce fonds sera alimenté.
Au milieu des années 1990, l’État et la Ville détenaient 48 pour cent des terrains de la Place de l’Étoile. Refusant de « jouer les promoteurs privés », les responsables politiques ont préféré vendre ces parcelles, situées à un endroit hyper-stratégique, à Willy Hein, un promoteur privé qui a toujours pu compter sur le soutien de la BCEE. À l’âge de 73 ans, Hein finira par céder ses parcelles à des investisseurs qataris, qui les revendront à l’Abu Dhabi Investment Authority pour un prix estimé à 135 millions d’euros. Cette financiarisation du foncier aura généré de fabuleuses plus-values, mais aucune avancée concrète sur le terrain.
Scénario analogue pour le Centre Hamilius. La majorité bleue-verte a livré le cœur de la ville au promoteur Codic International pour un bail emphytéotique (courant sur 75 ans) qui devrait rapporter au total 102 millions d’euros aux caisses communales. Elle avait promis un îlot « mixte et multifonctionnel », garant de « qualité urbaine ». Le projet avait été dessiné par Foster & Partners, un bureau prestigieux qui s’est récemment distingué par la conception d’Apple stores ainsi que de shopping malls dans les pétromonarchies du Golfe. Le « Royal Hamilius », qui prend peu à peu forme, apparaît comme un memento de l’esthétique néolibérale. La perspective centrale sur l’Hôtel des Postes, ancien symbole du service public universel, est désormais coupée par les studios et pent-
houses réservés aux HNWI. En décembre 2015, lors d’une séance du conseil communal, Lydie Polfer avait ouvertement affiché son laissez-faire : « L’investisseur privé détermine quels logements vont y être créés et à quel prix ils seront vendus ».
Hypothèses Antoine Paccoud conclut son article dans le Land par une nouvelle hypothèse de travail : Et si la logique d’accumulation favorisait « un écoulement progressif des terrains plutôt que la vente de larges parcelles ? » Et de continuer : « En limitant les ventes, ces acteurs rendent l’acquisition du foncier plus onéreuse, une cherté qui se répercute ensuite sur le prix de vente des logements construits sur ces terrains. » Pour valider ou invalider l’« hypothèse Paccoud », il faudra déterminer le pourcentage de propriétaires cherchant à viabiliser leurs terrains. Ce n’est qu’alors qu’on pourra identifier le coupable : la lenteur administrative ou la spéculation immobilière.
« L’autorisation de construire est encore chaude et déjà que nos Bagger commencent à rouler », assure Marc Giorgetti. Pour son entreprise, le foncier serait d’abord « une matière première pour faire travailler nos gens ». (D’après son site Internet, le groupe Felix Giorgetti, filiales incluses, emploierait 1 500 personnes.) Le problème, dit Giorgetti, serait la lenteur des administrations. « Certaines communes, surtout limitrophes, sont réticentes à nous livrer une autorisation de construire puisqu’elles doivent alors lancer des travaux d’infrastructure : crèches, maternelles, écoles... Ou alors, elles nous demandent qu’on construise en différentes phases. »
À entendre les promoteurs, le secteur immobilier serait pris dans une course effrénée vers l’avant, finançant un projet avec l’argent du précédent. Ralentir, c’est risquer de s’écraser. « Il ne faut pas pointer du doigt les ‘onze familles’, dit Paul Helminger. Parmi elles, j’en ai vu passer beaucoup dans mon bureau, pleurer parce que leurs projets n’avançaient pas assez vite. »
La capitale et ses rentiers Or, l’étude du Liser rappelle d’abord le constat de l’économiste Thomas Piketty : les inégalités se creusent par le rendement du capital et on assiste au retour d’une société de rentiers et d’héritiers. La réforme de l’impôt foncier devra-t-elle simplement viser à libérer les terrains – un déchaînement qui arrangera les firmes du bâtiment et la plupart des promoteurs – ou également à lutter contre les inégalités du patrimoine ?
L’étude du Liser s’est limitée à une analyse du foncier et de sa valeur « fictive », laissant de côté l’immobilier et ses rentes réelles. En exploitant les données cadastrales, une étude sur la concentration du patrimoine bâti serait techniquement possible, mais assez épineuse à légitimer politiquement. (La « note n°23 » avait ainsi provoqué Jean-Paul Scheuren ; le président de la Chambre immobilière critiquant sur Twitter « la jalousie » envers les propriétaires qui seraient « pointés du doigt ».) Il faudra donc se contenter d’enquêtes, comme celle sur « le comportement financier et de consommation des ménages luxembourgeois » publiée régulièrement par la Banque centrale du Luxembourg. Elle montre que le top 1 pour cent détient vingt pour cent de tous les biens immobiliers autres que la résidence principale, avec une valeur moyenne de 19,5 millions d’euros.
En 2016, la liste des 1 088 réclamations déposées au Knuedler contre le PAG pouvait donner une idée anecdotique du degré de concentration. On y retrouvait la Stater notabilité : les anciennes familles commerçantes (Funck-Faber, Scholer), brassicoles (Libens-Reiffers), industrielles (Tesch) ou notariales (Neuman). Aux anciens propriétaires des Messageries Paul Kraus (vendues en 2000 à Valora), des grands magasins Monopol (qui ont fermé en 2006), de la Brasserie de Luxembourg (rachetée en 2002 par AB-Inbev) ou de Luxlift (vendue en 2015 à Kone) l’immobilier apparaît comme un secteur-refuge. À l’abri de la concurrence mondialisée, ils peuvent y faire valoir leurs réseaux locaux. Interrogé par le Land en septembre 2018 sur cet atavisme terrien de la bourgeoisie luxembourgeoise, le directeur du Statec, Serge Allegrezza, le qualifiait d’« un peu décevant » : « Un actif financier liquide permettrait d’investir dans des start-ups, des entreprises novatrices ou de grands projets. Investir dans la pierre, c’est vraiment ce qu’il y a de plus classique, de plus traditionnel. »
Taxer le capital Dans un entretien paru en mai 2017, Wim Piot, optimisateur fiscal en chef chez PWC, plaida pour une taxation agressive des immeubles vides et des terrains constructibles en friche. Pour réduire l’imposition des entreprises, expliquait-il aux lecteurs du Tageblatt, il faudrait commencer par taxer les propriétés immobilières. Or, imposer unilatéralement les revenus du patrimoine immobilier sans toucher aux revenus du capital financier – comme les exonérations sur les dividendes ou le système des stock-options, défendu bec et ongles par les Big Four – soulève une autre question de principe : l’égalité de traitement.
À la page 33 de l’accord de coalition, l’impôt foncier est présenté comme moyen pour « contrecarrer la spéculation foncière ». Mais, dès la phrase suivante, le gouvernement tente de calmer les électeurs et promet d’introduire « une tranche exonérée sur l’impôt foncier qui grève les biens immobiliers habités par leurs propriétaires ». La Grondsteier est l’élément le plus kafkaïen de la fiscalité grand-ducale : la Section des évaluations immobilières compte 37 fonctionnaires chargés d’estimer les bâtiments et terrains selon des critères définis dans les années 1930 par l’Oberfinanzamt Köln et introduits par l’occupant nazi en 1941. Alors qu’il était ministre de l’Intérieur, Dan Kersch (LSAP) ne semblait pas trop pressé d’y toucher. Peut-être par peur que la nation des propriétaires lui réserve le même sort qu’avait connu son camarade Lucien Lux en 2009, aux prises avec la nation des automobilistes. À sa successeure Taina Bofferding (LSAP) d’aller au casse-pipe.
Saisissant l’occasion présentée par la « note n°23 », Franz Fayot osait une sortie hardie. Dans une tribune libre au Wort, le président du LSAP énumère un catalogue de revendications maximalistes (requalifiées quelques jours plus tard en « Denkustéiss ») : « Nur durch eine radikale und angepasste Besteuerung der Immobiliengewinne, durch Einführung einer angepassten Grundsteuer, Spekulationssteuer, einer Preisbremse, einer Vermögenssteuer, einer Wertschöpfungssteuer, kann man die ausufernden Exzesse des Wohnungsmarktes eindämmen. » Mais cette ouverture d’un nouveau front intra-gouvernemental est vouée à l’échec. Interrogé par Radio 100,7 sur la probabilité d’une réintroduction de l’impôt sur la fortune, voire d’un impôt sur l’héritage en ligne directe, Dan Kersch répondait : « Franchement, je ne vois pas dans ce gouvernement et dans cette constellation une grande marge de manœuvre qui nous permettrait d’avancer significativement. »
Face au Land, le chef de fraction du DP Eugène Berger passe outre les propositions de Franz Fayot, les qualifiant d’« états d’âme d’un président de parti ». Sur la question fiscale, les Verts constituent un allié des socialistes, quoique plutôt tiède. Sur les ondes de Radio 100,7, leur stratège en chef, François Bausch, citait la « note n°23 » pour pointer la « différence fondamentale » qui séparerait Déi Gréng du DP sur la question de la propriété privée et de sa protection. Sa conclusion était pourtant celle d’un Realo : « Il vaut mieux se concentrer sur cinq ou six grands thèmes, avec lesquels on veut marquer des points et auxquels on m’identifie. C’est le choix qu’on a fait la dernière fois et c’est le choix qu’on fait cette fois-ci. »