« Ein Haus ist eine Maschine zum Wohnen. » Le Corbusier, 1921
« Silence is sexy. » Blixa Bargeld
« Aujourd’hui, on ne parle plus que de l’efficience énergétique, regrette Claudine Arend. C’est dommage, parce que ce débat a complètement évincé celui sur la qualité de vie dans les logements que nous construisons. Il est devenu complètement impensable de construire sans passeport énergétique, mais personne ne vous interdira de concevoir de la mauvaise architecture ». Claudine Arend est architecte, formation à Paris-Villemin, et travaille depuis 2001 avec Anouk Thill, formation à Saint-Luc à Bruxelles ; depuis 2003, elles sont associées dans le bureau Arend + Thill Architecture (ou A+T), qui emploie sept personnes en tout. Un petit bureau, surtout en comparaison aux mastodontes Beng, Clemes ou Beiler, François, Fritsch et leurs soixantaines d’employés. Et, surtout, un bureau extrêmement discret dans ses réalisations, tout en retenue – rien à voir avec les signatures criardes des François Valentiny ou Shahram Agaajani. Mais les deux architectes ont trouvé leur niche : celle du logement, souvent à besoins spécifiques, et c’est pour cela qu’on s’intéresse à elles. Leur siège se trouve dans un de ces halls industriels se devant d’être plus fonctionnels que beaux, dans la zone commerciale de Kalchesbruck. Les bureaux sont structurés par des étagères remplies de livres, de brochures de fournisseurs, de maquettes et d’échantillons de matériaux. « Nous sommes à la quête du sens dans l’architecture », affirment les deux architectes dans une sorte de manifeste publié en guise d’introduction dans la plaquette de présentation de leur travail. « Nous aspirons à développer une architecture non pas spectaculaire, mais cohérente, juste et sensible, de qualité et avec un souci pour le détail architectural. » Ou, plus loin encore : « Nous utilisons le paramètre humain comme échelle pour la conception d’un projet. […] Nous sommes intéressées par le silence en architecture ».
Concrètement, leur philosophie respectueuse des besoins de l’humain et du contexte se décline surtout dans leurs projets de logement collectif. Le dernier à avoir été achevé est la maison Weirig à Mondercange, inaugurée en mars 2018. Sur le site de cette ancienne ferme, rue de Limpach, la commune, propriétaire du terrain, désirait valoriser le centre du village avec un restaurant et des logements abordables pour jeunes familles. Les architectes ont gardé l’emprise au sol des bâtiments initiaux, ainsi que la circulation transversale, si typique des fermes luxembourgeoises (où il faut pouvoir traverser les étables aussi bien côté rue que côté jardin). Dans une des nouvelles constructions, Marc Hobscheit a pu installer la dernière des brasseries branchées de son empire, le Naga. Et dans la deuxième ont été conçus douze logements, soit dix appartements de différentes tailles et deux studios adaptés aux besoins spécifiques. Ce qui frappe au premier abord, c’est la qualité architecturale des espaces, surtout des espaces communs comme la cage d’escalier (sur notre photo), qui jonglent avec un vocabulaire formel minimaliste, quelques éléments design (comme les appliques lumineuses noires à ramifications Cool du Danois Frandsen Design) et des éléments permettant d’encourager l’interaction, comme des banquettes où les habitants peuvent se retrouver pour papoter sur le palier. « Ce sont des détails essentiels qui font que les habitants s’identifient à leur maison ou pas », estime Claudine Arend. Et Anoul Thill d’ajouter : « Il nous a paru essentiel de garder l’esprit du lieu », c’est pourquoi la forme du bâtiment est une « réinterprétation de la grange » classique, dans le plan de coupe, mais aussi dans la disposition des fenêtres par exemple (dictée par des critères purement fonctionnels dans les fermes). En plus, il s’agit d’une construction AAA écologique, avec isolation en laine de roche, ce qui implique des murs d’une épaisseur de 56 centimètres – qui se rapprochent des bons gros murs des constructions traditionnelles au Luxembourg. Le tout a été construit non seulement très vite, en moins de deux ans, mais aussi pour un prix imbattable pour une maison passive, de l’ordre de 420 euros le mètre cube. Le seul problème pour la commune, qui reste propriétaire de l’immeuble et loue les appartements via son service social, pourrait être que les gens ne veuillent plus en partir après les deux ou trois ans prévus.
« À Mondercange, où l’immeuble donne sur un beau parc, nous avons apporté beaucoup de soin à pouvoir garder tous ces beaux arbres qui poussaient sur le terrain de la ferme », explique Claudine Arend. Et ce patrimoine naturel fait toujours partie de leur approche. Comme aussi dans le projet de logements pour étudiants à Oberkorn, construit en 2015 pour le compte du Fonds du logement : un grand arbre devait y accueillir les utilisateurs (ce qui pose encore un problème pratique d’entretien dans une structure désertée durant les vacances scolaires….) dans le hall d’entrée. Où le choix des matériaux – du bois et du béton brut dont la structure est définie par une sélection rigoureuse des plaques de coffrages – contribue à la création d’une ambiance chaude et moderne. En 2010-11 déjà, Arend + Thill avaient réhabilité la gare de Noertzange, datant de 1873, en logements pour étudiants, pour le compte du Service des sites et monuments nationaux : six étudiants y profitent de logements spacieux, lumineux et modernes, avec une isolation acoustique renforcée le long des rails. Au Rollingergrund, le Foyer Domitilia (conçu avec Claudine Kaell), qui accueille des femmes précarisées, exprime dans toute son élégante discrétion le respect dont les architectes témoignent pour ces femmes et leurs enfants, souvent sortis de contextes traumatisants et qui peuvent se reconstruire dans des espaces qui concilient générosité et luminosité avec une protection visuelle vers l’extérieur. Les briques de la façade ont une chaleur que n’ont pas toutes les nouvelles constructions blanches longeant la même rue. Le maître d’ouvrage que fut l’Administration des bâtiments publics put se réjouir d’un prix spécial du jury au Prix luxembourgeois d’architecture 2015, concours où les projets de A+T sont très régulièrement nominés et récompensés. Comme aussi la morgue et les columbaires de Soleuvre (2007 et 2004), monuments muets pour les morts que viennent honorer leurs familles et leurs proches. En 2015, Claudine Arend et Anouk Thill ont aussi modernisé le cimetière de Bergem, avec construction d’une chapelle ardente flanquée d’une morgue et des columbaires. « Dans cette architecture-là, on se rapproche beaucoup plus de l’idée d’un projet artistique, où il faut penser en ambiances… », affirme Claudine Arend.
Ce qui démarque le bureau A+T de beaucoup de ses confrères, c’est qu’il construit quasi exclusivement pour des maîtres d’ouvrages publics ou para-étatiques – à l’exception de quelques clients privés individuels (mais pas encore pour des promoteurs commerciaux). Comme aussi cet immeuble de logements pour personnes âgées à Merl pour la Ville de Luxembourg, avec une loggia centrale où les résidents peuvent se retrouver pour discuter, ou ce foyer thérapeutique pour adolescents en difficulté à Alzingen, pour le compte de la Fondation Lëtzebuerger Kannerduerf, où les architectes ont misé sur des couleurs chaudes et douces pour égayer la vie dans cette ancienne ferme restaurée avec amour du bâti. À Beggen, la Fondation Caritas a lancé un projet d’habitat intergénérationnel, où des étudiants partagent un immeuble avec des personnes âgées venant de situations de vie précarisées et l’architecture conçue par A+T encourage là encore les rencontres entre les deux communautés en les faisant circuler par un bloc central commun, qui comporte des fonctions comme la cuisine ou la télévision et le jeu. « Le principe y est l’entraide entre les deux communautés, que nous avons transcrit par ces pièces communes, mais aussi des notions comme la flexibilité – par des parois mobiles –, la luminosité et la générosité des espaces », explique Claudine Arend. Un potager dans le jardin permettra de se retrouver autour d’une activité partagée, où les anciens pourraient transmettre des compétences aux plus jeunes. « Ce qui est intéressant avec les maîtres d’ouvrage publics, estiment les architectes, c’est qu’il s’agit la plupart du temps de missions complètes, donc sur lesquelles nous pouvons réaliser et suivre le travail de A à Z, sur toutes les étapes. » Et, un détail non-négligeable : la main publique possède souvent les plus beaux terrains : aux centres des villes et villages, près de parcs, assez grands.
Dans tous les projets de logements de Claudine Arend et Anouk Thill, la réflexion sur son évolutivité et son adaptabilité est intéressante : alors que, selon les derniers chiffres du Statec (2016), les ménages luxembourgeois dépensent désormais 35,7 pour cent de leur budget annuel dans les frais de logement, et que les prix des terrains deviennent prohibitifs, comment construire de beaux logements, où les habitants se sentent chez eux sans pour autant se ruiner ? L’économiste français Flavien Neuvy a réalisé l’année dernière pour Harris Interactive une étude sur le rapport des Français à leur habitat, dans laquelle il dissèque par exemple la manière dont l’utilisation des écrans a modifié les habitudes. Les gens, passant de plus en plus de temps chez eux et accordant une importance croissante aux espaces communs, où les familles ou autres communautés se retrouvent à consulter leurs réseaux sociaux, faire des travaux sur ordinateur ou manger ensemble. Ou ces cuisines américaines ouvertes sur le salon, qui sont devenues la norme des jeunes ménages, ne furent en fait introduites que par des promoteurs voulant faire l’économie d’un mur supplémentaire. « Je suis persuadée que nous devons constamment adapter notre conception du logement, parce que les attentes et la société changent sans cesse », note Claudine Arend. Population vieillissante, familles recomposées, monoparentales et jeunes célibataires ont besoin d’autres espaces de vie, d’autres typologies que ce qui est encore la norme aujourd’hui. L’architecture peut apporter des réponses.