Immocroissance/Kaupthing

Fiction vs Reality

d'Lëtzebuerger Land vom 22.03.2019

Silence, on tourne. « Bad Banks II » est inscrit sur un feuillet A4 scotché à la porte de l’immeuble « Auf der Hart » qui surplombe la rocade à Hesperange. On aimerait retenir la prestation de la belle et inaltérable Désirée Nosbusch sur le tournage de la série à succès. Mais la désuétude des lieux vole la vedette. Des palettes en bois s’entassent sur la façade en crépi grisâtre. Le polygone de 2 000 mètres carrés de bureaux conçu dans les années 90 paraît trente ans plus vieux. Devanture malpropre, buissons hirsutes, paravent de verre et d’acier au bleu défraîchi, la bâtisse manque cruellement d’entretien. La faute à son appartenance à une bad bank justement, Pillar Securitisation. Plus précisément, l’ancien siège d’IBM loué épisodiquement à des sociétés de production depuis 2011 appartient à Immocroissance qui est, elle, une filiale de la structure de défaisance née de la déconfiture en 2008-2009 de la banque islandaise Kaupthing,

Le fonds Immocroissance a connu son heure de gloire dans les années 1990-2000. Né en 1988 sous la forme d’une société d’investissement à capital variable (Sicav), il a multiplié les prises emblématiques dans la capitale et sa proche périphérie. Le centre Monterey d’abord. Au croisement des rues Aldringen et Louvigny, l’immeuble de bureaux accueillant une galerie commerciale et une filiale de la BIL attirait l’attention avant de tomber dans l’ombre du chantier Hamilius qui s’érige sur la place du même nom. À quelques dizaines de mètres sur l’avenue en allant vers le parc se dresse la résidence Monterey griffée « Arizona-Bar », elle aussi propriété d’Immocroissance. À l’actif du fonds fin 2008 figuraient encore les bâtiments Edison (que le fonds possède toujours aujourd’hui) et Gutenberg à Strassen, mais aussi Royal Arsenal (rue Emile Reuter) et surtout le projet Arsenal (boulevard Royal) et la villa Churchill sur la place éponyme. Les cessions de ces deux biens, respectivement à la Banque de Luxembourg et au cabinet Elvinger Hoss Prussen ont conféré à Immocroissance une deuxième notoriété. Dans son édition du 26 juillet 2013, le Land détaillait à la faveur d’un jugement tout juste prononcé comment un « rapt » avait été opéré. En toile de fond des relations incestueuses comme la place sait en développer.

Le litige est consécutif à la crise financière de 2008 et de la faillite du système bancaire islandais, fortement représenté au Grand-Duché avec Glitnir, Landsbanki et Kaupthing. Au moment de sa déconfiture en octobre 2008, la filiale luxembourgeoise de Kaupthing, basée au Kirchberg, a dans ses livres un encombrant emprunt de 122 millions d’euros dont elle sait qu’il est pourri puisqu’il a été souscrit sans garantie par sa Sicav investissant dans l’immobilier luxembourgeois. En mai, Immocroissance et Kaupthing ont déjà sondé cinq banques pour refinancer le crédit. Toutes ont décliné dans un contexte de crise des liquidités. Le 31 octobre, Kaupthing doit déclarer un défaut de paiement de la part de son débiteur. La banque a été placée en sursis de paiement le 9 suite à la mise sous tutelle de la maison mère en Islande. Le même jour, Franz Fayot, alors avocat associé chez Elvinger Hoss Prussen, et PWC, représentée par Emmanuelle Caruel-Henniaux, sont nommés administrateurs provisoires de Kaupthing Luxembourg. L’objectif principal consiste à sauver la banque coûte que coûte. Le fonds souverain de la Libye alors sous la férule de Mouammar Kadhafi figurait parmi les candidats à l’acquisition selon le ministre du Trésor, Luc Frieden (CSV), fin 2008 !

Il faut au préalable « habiller la mariée » et refinancer le prêt d’Immocroissance, la plus grosse exposition de l’établissement et de loin. Une vente du fonds, dont la valeur des actifs s’élève à 140 millions d’euros en novembre 2008 (selon un audit de PWC), le permettrait. L’offre de Dexia Belgique formulée le 21 octobre est recalée. La banque veut payer les actions du fonds avec ses créances de cent millions d’euros envers Kaupthing (dont 35 pour Immocroissance) plus un versement de quarante millions d’euros. L’offre apportée le 21 novembre par un investisseur italien Umberto Ronsisvalle est privilégiée. Via sa société R Capital, M. Ronsisvalle, inconnu au bataillon, propose de reprendre les parts d’Immocroissance par l’apport de 35 millions d’euros d’actifs immobiliers au portefeuille et le versement de plus de cinq millions d’euros à condition que Kaupthing accorde un nouveau prêt, de 123 millions d’euros. Il refinancerait l’ancien et serait remboursé avec les bénéfices d’exploitation. Kaupthing doit avoir les actions du fonds et l’actif apportés pour gages. Les actions sont cédées et le prêt de 122 millions est prolongé le 19 décembre 2008 jusqu’au 30 janvier 2009 en attendant que les promesses formulées par l’homme d’affaires italien deviennent réalité. Tel n’est pas le cas à la date butoir. Le 3 février, à 16h22, Kaupthing Luxembourg décide tout de même de « tirer le prêt » de 123 millions d’euros au bénéfice d’Immocroissance dorénavant dirigée par Umberto Ronsisvalle. Mais 48 minutes plus tard, la banque notifie au fonds et à R Capital la résiliation du crédit.

Au cours du mois, Kaupthing exécute les garanties, via des saisies-arrêts auprès de banques luxembourgeoises pour récupérer les 35 millions d’euros censés être apportés en nature à Immocroissance et les 75 pour cent du capital (31 673 titres) dont l’investisseur a honoré le paiement. L’argent n’est pas là. Les immeubles ont été surévalués ou sont déjà couverts de dette. De multiples batailles judiciaires sont entreprises, notamment par les avocats de Kaupthing, Elvinger Hoss Prussen, pour des engagements ou des remboursements non honorés par Umberto Ronsisvalle et ses sociétés. L’investisseur Italien cherche lui à récupérer ses actions dans une plainte déposée le 2 mars 2009.

Les événements s’accélèrent pour Immocroissance, sous la menace d’une liquidation. En avril, le tribunal nomme un administrateur provisoire, Yann Baden, pour qu’aucune décision stratégique ne soit prise avant clarification du litige au fond. Kaupthing conteste par l’intermédiaire de ses dévoués avocats et accède au départ de M. Baden le 3 juin. Le 9 juillet, le CA d’Immocroissance décide de vendre le projet « Arsenal » à la Banque de Luxembourg pour 36 millions d’euros (la transaction sera actée le 15 août selon la documentation officielle !). La somme correspond à la valeur attendue par l’apport en nature de M. Ronsisvalle et de l’emprunt souscrit auprès de Dexia (35 millions d’euros) par Immocroissance. L’acquéreur est proche du cabinet qui défend les intérêts de la banque (et qui compte parmi ses associés l’administrateur provisoire de l’établissement). La preuve, soulignée par M. Ronsisvalle, ses partners Pit Reckinger et Jean Hoss siègent au CA de la banque, laquelle va bientôt s’étaler fastueusement sur le boulevard Royal grâce à l’acquisition. (En 2008, elle avait contesté le permis de construire de l’immeuble voisin à son établissement initial et avait annulé ladite contestation une fois assurée d’occuper le projet immobilier).

Le 10 juillet, Kaupthing Luxembourg est scindée en deux entités. La banque saine Havilland va à la famille Rowland. La structure de défaisance Pillar Securitisation hérite d’Immocroissance qui a échappé à la liquidation. Toutes les parts du fonds lui reviennent le 15 décembre à la faveur d’un transfert des 10 558 actions, soit 25 pour cent du capital, détenues par Arion Banki, structure islandaise née de la restructuration de la maison mère. Le lendemain, Immocroissance entre en négociations exclusives avec un acquéreur potentiel pour la Villa Churchill dont le locataire, la banque WestLB prise dans la tourmente financière, vient tout juste d’annoncer son départ. « Vu la situation financière du fonds, l’existence d’un bâtiment vide en portefeuille et la connaisse de parties intéressées, le conseil a décidé de vendre toutes les parts de sa filiale Villa Churchill », lit-on dans les bilans. La société Conimar capitalisée par des noms familiers – André Elvinger, Jean Hoss et Philippe Hoss – mettra officiellement la main sur la majestueuse bâtisse au coin de la place Churchill et du boulevard Grande-Duchesse Charlotte pour 4,4 millions d’euros le 11 juin 2010. (En octobre 2014, Paperjam révèlera que la maison de maître a été sauvée de la destruction par le bourgmestre de Luxembourg en 2012. Xavier Bettel s’était opposé à l’érection d’un bâtiment design de dix niveaux à la place de l’édifice historique qui en compte cinq.)

Le 22 décembre 2009 l’actionnaire unique (Pillar) d’Immocroissance émet 25 millions d’actions d’une valeur unitaire d’un euros et rembourse dix millions d’euros à Dexia. Au 31 janvier 2010, l’endettement du fonds tombe à 65 millions d’euros contre 95 quelques mois plus tôt. Le surendettement chronique de la structure devenue en 2008 Fonds d’investissement spécialisé (FIS) lui attirait régulièrement les foudres du régulateur, la CSSF. Pillar envisage alors la cession d’Immocroissance dans le cadre du projet « Eagle » conduit de février à juin 2010. Dans le mémorandum de mise sur le marché, la Villa Churchill est considérée comme « en cours de cession ». Un investisseur français est entré en « en négociations exclusives », mais il s’est retiré en octobre 2010.

Outre les cessions des immeubles Royal Arsenal et Gutenberg à l’État en 2012 pour 42 millions d’euros et le remboursement consécutif de la totalité de son emprunt à Dexia, la vie d’Immocroissance n’est ensuite qu’un long fleuve de décisions judiciaires dont les plus importantes estomaquent la place.

Silence, on juge. Les magistrats donnent raison au petit Italien volontiers qualifié d’escroc au sein du deuxième cabinet de la place. En juillet 2013, c’est le tribunal d’arrondissement qui qualifie de « frauduleuse s» les circonstances de la cession avortée d’Immocroissance. « La banque a en quelque sorte elle-même créé un cas de défaut afin de pouvoir profiter des garanties ce que démontre la résiliation opérée si peu de temps après la confirmation de la mise à disposition des fonds. (…) La manière d’agir de la banque est contraire aux obligations contractuelles de bonne foi et de loyauté que chaque cocontractant se doit de respecter », lit-on. Le tribunal demande le retour à la situation actionnariale de janvier 2009. Pillar fait appel et Yann Baden revient aux commandes du fonds quelques temps après.

L’arrêt en appel de juillet 2017 valide le jugement en première instance. La Cour relève en outre que Kaupthing Luxembourg se trouvait à l’époque des faits sous le régime du sursis de paiement et « avait dès lors par nature un besoin urgent de liquidités ». Elle fait d’ailleurs écrire à ses avocats en première instance, en l’espèce Me Pierre Elvinger, qu’elle « ne pouvait pas attendre une éternité pour agir et pour sécuriser la plus importante exposition crédit, dont dépendait le succès de sa restructuration et donc sa survie ». Pillar doit cette fois rétrocéder les 31 673 parts d’Immocroissance dues à R Capital et Umberto Ronsisvalle. Yves Prussen, avocat de la structure de défaisance, qualifie l’événement de « victoire à la Pyrrhus » pour l’Italien. En effet, ses parts sont désormais diluées dans les 25 042 231 actions. En octobre, Yann Baden laisse l’administration selon les instructions du juge pour que Pillar accède à la cassation en échange de quoi le fonds doit être géré en « bon père de famille » dans l’attente d’une décision définitive du litige.

L’arrêt de la cour de cassation datant du 14 février rejette le pourvoi d’Yves Prussen, cofondateur de la très respectée étude, et condamne la demanderesse, Pillar Securitisation, à verser 2 500 euros d’indemnité de procédure à Umberto Ronsisvalle and Co. C’est encore une petite victoire pour l’Italien. Mais un autre pourvoi a été interjeté contre le retour à la situation capitalistique de janvier 2009. Un arrêt sera rendu le 2 mai, nous informe-t-on place Churchill. « Deux cas de figure seront alors à envisager. La décision est cassée, R Capital dispose alors de 31 673 actions et Pillar en a encore 25 millions. La décision n’est pas cassée, R Capital entend en tirer un droit de demander l’annulation de l’augmentation de capital et la souscription des 25 millions d’actions appartenant à Pillar. »

La bataille décisive se jouera là. Une plainte a été déposée en ce sens dès le 27 juillet 2017 par R Capital et son avocat Fabio Trevisan. Dans son avis sur les comptes consolidés 2017 d’Immocroissance, l’auditeur PWC attire l’attention sur le risque que représente l’annulation de l’augmentation de capital de décembre 2009 pour la poursuite des activités. Yves Prussen croit savoir que Pillar sera créancière, le cas échéant, de 25 millions d’euros vis-à-vis d’Immocroissance. Dans les plans de Fabio Trevisan figure la possibilité de demander à récupérer les actifs cédés.

Reclus en Italie, Umberto Ronsisvalle, cinquante ans, espère un jour revenir au Grand-Duché en qualité de président d’Immocroissance. « J’ai commis beaucoup de fautes, c’est sûr [des paiements pas effectués ou des survalorisations d’actifs, ndlr.], mais la justice voudrait que je sois aujourd’hui actionnaire majoritaire », clame-t-il au cours d’une conversation téléphonique ce lundi. De son fort accent transalpin, M. Ronsisvalle hurle au « scandale » et au « conflit d’intérêts ». « C’est facile de prendre un Italien comme moi et de le détruire comme ils ont fait. On dit c’est un bandit et on le traite comme tel. Ils se sont fait justice eux-mêmes, mais ils n’ont jamais respecté les décisions des juges », proteste l’énigmatique homme d’affaires qui vise les conseils juridiques de feu Kaupthing Luxembourg, ainsi que ces anciens cadres dirigeants aujourd’hui à la tête d’Immocroissance, Jean-François Willems et Peter Lang. « Dans un monde normal, les actions auraient été placées chez un dépositaire le temps du litige, on m’aurait appelé avant de vendre les immeubles à Elvinger Hoss Prussen, mais les administrateurs d’Immocroissance ont fait ce qu’ils voulaient en dépit des bonnes règles de gouvernance ».

« À qui profite le crime », se demanderait-on dans un thriller judiciaire. Si les administrateurs d’Immocroissance, MM. Willems et Lang, ne se plaindront sans doute pas de recevoir tous les ans plusieurs dizaines de milliers d’euros de « directors’ fees » en provenance d’un fonds placé dans un coma judiciaire, se pose surtout la question de savoir qui sont les réels bénéficiaires économiques. Au-dessus de Pillar se trouve une « Stichting » de droit néerlandais. « Cette fondation est une structure dite orpheline, dont les avoirs seront, après accomplissement de sa mission de détention des parts de Pillar, attribués à une charité », explique-t-on chez Elvinger Hoss Prussen. Les titulaires des obligations (la dette rémunérée par versements d’intérêts) de Pillar seraient encore les anciens créanciers institutionnels de feu Kaupthing Bank Luxembourg, parmi lesquels l’État luxembourgeois et l’État belge, le Fonds de Garantie des Dépôts et plusieurs institutions financières. Le ministère des Finances confirme qu’il détient toujours les titres, contrairement à ce que laissent entendre des parties. Fiction contre réalité. Difficile de faire la part des choses dans une histoire de bad bank.

Pierre Sorlut
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