Ils sont au moins deux, dira-t-on opposés, ou plutôt complémentaires, les sentiments qui vous saisissent, dès que vous mettez les pieds dans les halls industriels investis par la galerie Bernard Ceysson. Le premier, au Wandhaff, de façon définitive après l’abandon de la capitale, et l’aménagement en fait des espaces dignes d’un musée, il y a l’ampleur, il y a de quoi dans une belle lumière faire respirer les peintures, aussi nombreuses soient-elles, et l’on sait que le maître des lieux l’est éminemment de l’accrochage ; le second, à Foetz, n’est qu’éphémère, avec l’exposition plus opulente de sculptures dans un autre endroit propice lui aussi à l’art, mais appelé à passer mi-octobre à sa destination première.
Les deux sentiments, c’est aussitôt le ravissement, l’enchantement, à Foetz, peut-être suivi par tant soit peu de rassasiement, tellement les sculptures occupent l’espace, au point de donner presque du mal à circuler, à les voir et s’y attacher isolément.
Jugez-en vous-même, dans les deux expositions les artistes sont chaque fois plus d’une vingtaine, et les œuvres vont dans les 70, 80. Ce qui donne bien sûr le plus large panorama de la création, des fois d’hier (avec Léger et Schwitters par exemple), la plupart du temps d’aujourd’hui (et tels artistes ont entre trente et quarante ans). Rien d’étonnant que vous y trouviez les favoris du galeriste, d’aucuns lui sont chers en plus de par leur provenance, de telle région de France, et Bernard Ceysson a inclus Roland Quetsch, dans une partie où l’artiste luxembourgeois est en parfait dialogue avec Simon Callery et Pascal Pinaud, dans un entre-deux de peinture et de sculpture justement.
Vous trouverez sans doute des noms inconnus, ferez donc des découvertes, face à des pièces qui semblent directement sorties d’un musée, d’une collection de prestige. Inutile d’en faire l’énumération, présent dans les deux expositions, il suffira de mentionner Frank Stella, dont il faut d’ailleurs garder à l’esprit la peinture, au prix de deux millions et demi d’euros, pour en confronter la bigarrure et l’enjouement formel à la matière quasi monochrome de la sculpture. Sculptures, matières, matériaux, textures…, tel est par ailleurs le titre à Foetz.
Au Wandhaff, comme le parti-pris de Bernard Ceysson dans les deux cas a été de refuser une démarche de commissaire, avec « l’artiste, un artisan – un exécutant, œuvrant sous la férule et le magistère de son donneur d’ordre », le choix est tombé sur une phrase de Hölderlin, relevant la diversité, en y associant vie et nature, et ouvrant sur les horizons. L’exposition, dans ce sens, vaut son pesant de poésie, mais on la prendra en premier comme large échantillon de ce qu’est ou peut la peinture, à un moment où les écoles ont disparu, où il n’est plus de manifeste qui en impose. À chacun dès lors de s’arrêter à sa guise, aux sonorités picturales de Markus Bacher, ou pour rester chez les artistes autrichiens, à la densité plus prononcée de Kurt Kappa Kocherscheidt (il est quelques artistes morts dans les deux expositions, hommage est de la sorte rendu aussi à François Morellet qui nous a quittés en mai dernier, dans l’opposition de l’une de ses œuvres, faite de volumes jaunes, à l’autre, avec le caractère filigrane des tubes de néon).
À vous de vous en mettre plein les yeux, pour rester dans l’image. Avec les perspectives, les points de vue plus étendus au Wandhaff, où l’œil s’élève des ardoises (avec leurs sections et cette fois-ci les couleurs) d’Ulrich Rückriem au « sous-bois » d’Eric Poitevin. Avec la présentation plus touffue de Foetz, César (compression et expansion) face à Stella, et Bernard Pagès s’élançant à partir d’un coin du hall. Dans l’autre partie, dès l’entrée, le regard est évidemment pris de suite par une voiture rouge écrabouillée, des panneaux d’acier de la même couleur l’encadrant en quelque sorte ; Florian Pugnaire et David Raffini se sont rencontrés à la villa Arson, à Nice, durant les études, les malheurs d’une autre voiture, ça s’appelle « œuvre événement », vidéo et installation, leur ont rapporté l’année dernière le prix Fondation Ricard.
Devant le hall de Foetz, le signalement revient comme au Wandhaff à Bernar Venet. Mais ses angles verticaux y font comme une tour d’église, on retrouve toutefois à l’intérieur, par terre, ses lignes indéterminées, pour passer après aux cordes de Claude Viallat, par terre aussi ou pendant du plafond. Comment faire pour rendre compte, à leur juste mesure, à leur juste valeur et complexité, d’expositions où l’on n’a pas voulu de repère quelconque… Et où l’on vous condamne donc plus ou moins à l’injustice de rester silencieux sur tels artistes, telles œuvres. Il reste alors une dernière chose à faire, planche de salut à saisir, et inviter vivement le lecteur aux deux visites, elles s’avéreront riches, de plaisir des sens, de l’esprit, avec l’autre avantage, par rapport à la plupart des musées, d’une entrée qui est gratuite.