Il se réfère à Walker Evans (1903-1975) ou à Paul Strand (1890-1976), mais en regardant les photos de sa série Out of office, c’est irrémédiablement aux incroyables portraits volés d’Eamonn Doyle qu’on pense. Comme son confrère irlandais, Patrick Galbats observe les gens dans la rue, capte leur triste condition humaine d’employés de bureau stressés du XXIe siècle. Il le fait en marchant à côté d’eux, ne se souciant guère de la mise au point, ne regardant même pas à travers le viseur. Ainsi, ses portraits en format vertical, assez petits et en noir et blanc à fort contraste, sont dynamiques et déprimants à la fois. Ces gens, qu’il a captés dans les rues de Luxembourg-Ville, de préférence devant une cloison de chantier pour augmenter l’effet de mouvement ou de changement, regardent leurs téléphones portables ou sont engloutis par leurs pensées (noires), ils sont stressés, fatigués, veulent rentrer chez eux après une dure journée de labeur à la banque ou à la société d’audit. Peu d’entre eux remarquent qu’ils sont observés, rares sont ceux qui regardent l’objectif ou le photographe.
Dans la grande salle du bas du Ratskeller, une série de photos horizontales dialogue avec les portraits du haut : ici, ce sont des mères de famille, des jeunes, des vieux, des étudiants et des retraités qui sont pris en photo au hasard d’un quai de la gare d’autobus ou dans la rue (comme cette jeune femme sur cette double page). Ils montrent une ville plus complexe que les gens en costard ou deux-pièces travaillant à contrecœur sur la place financière. Le travail photographique de Patrick Galbats, qui le mène de Differdange en Roumanie et de Junglinster en Hongrie est de la photographie sociale ou street photography classique dans la veine de ses grands prédécesseurs, et qui constitue peu à peu une archive inestimable de notre temps – une discipline qui risquait, à un moment, d’être engloutie par la fin des grands magazines de photojournalisme.
Les travaux de Patrick Galbats, que les lecteurs du Land connaissent bien puisqu’il était le photographe attitré du journal jusqu’en juillet, font partie du projet photographique Cercle5, une commande photographique lancée à cinq photographes pour les cinq ans du Cercle-Cité rénové, commande que la responsable des expositions Anouk Wies du lieu exploité par l’Alac (Association luxembourgeois d’action culturelle) a organisée avec Michèle Walerich du département photo du Centre national de l’audiovisuel, institution partenaire du projet. Les photographes invités sont, à l’exception d’une seule femme, Laurianne Bixhain, masculins et ont entre 28 et 54 ans. Du plus connu, Roger Wagner, au plus jeune et novice, Daniel Wagener, chacun a eu une approche très différente par rapport au sujet imposé : le Cercle en tant que bâtiment bourgeois central de la capitale, mais aussi les cercles thématiques ou géographiques que l’on peut tracer autour de ce point névralgique : la ville, l’urbanité ou les cercles socio-historiques ou naturels. Le sous-titre de l’exposition est « un regard actuel sur la ville ».
C’est Laurianne Bixhain qui se permet le plus grand écart par rapport au sujet de la commande : si elle parle certes de la ville, elle ne pense nullement à Luxembourg-Ville, mais à une ville abstraite qu’elle appelle « M. » – comme dans le film éponyme de Fritz Lang (1931). Ou comme Manchester, où elle vient de terminer une résidence. Après Chicago, Athènes, Berlin ou Istanbul, elle continue ici sa construction d’une ville imaginaire basée sur des sédiments de leur civilisation. À Manchester, forcément, elle pense désindustrialisation et montre des machines (comme des voitures) décomposées, cadrant des détails (câbles, logos) en gros plan, le tout toujours dans un noir et blanc peu contrasté, en petit format, sans cadre, comme des cartes postales accrochées au mur. Avec ce travail, Laurianne Bixhain est également nominée au ING Unseen Talent Award 2016, qui aura lieu à la fin du mois à Amsterdam.
Christian Aschman, par contre, a pris le sujet imposé très à cœur et a passé des semaines à faire des recherches dans les archives de la Photothèque de la Ville – dont l’exposition estivale sur le bâtiment du Cercle et la Place d’armes vient justement de se terminer. Mélangeant des photos d’archives, remontant parfois jusqu’aux années 1950, avec des images qu’il a réalisées lui-même pour l’occasion dans des triptyques hétérogènes, il invite le spectateur à se poser des questions sur le temps qui passe et son propre point de vue.
Roger Wagner, lui, élargit le cercle géographique autour de cet hyper-centre en allant à la recherche d’endroits qui se trouvent un peu plus loin : des bureaux, des vitrines de magasins de luxe, des parcs à la nature luxuriante, le pont rouge. L’artiste, qu’on connaît surtout pour ses grands formats hyperréalistes, revient ici avec des compositions de petits formats. Ce qui, sur tout un mur du Ratskeller, entre Roger Wagner et Laurianne Bixhain, fait un effet de minimalisme dans l’exposition.
La grande découverte de Cercle5 est Daniel Wagener. Le jeune homme – il est né en 1988 – vit et travaille en tant que graphiste, photographe et scénographe de théâtre à Bruxelles. Son interprétation de la ville est la plus abstraite, réduisant l’environnement urbain à quelques éléments graphiques : des câbles colorés accrochés le long d’un arbre, des aplats de couleur et des bandes colorées qui courent le long d’une palissade. Ses photos sont alors comme une peinture de Frank Stella plutôt que comme une documentation photographique. Et comme pour se moquer des gens qui prennent tout ça un peu trop au sérieux, Daniel Wagener a accroché deux portraits d’ânes dans une lightbox surélevée, des ânes qui semblent faire un pied-de-nez aux Stater qui viennent se cultiver ici.
Mais Daniel Wagener a aussi réalisé le très beau catalogue de l’exposition, très complet parce qu’il reproduit des œuvres des différents photographes, que les curatrices ont également interviewés. Mais surtout très esthétique grâce à sa mise en page généreuse et la procédure de reproduction en risographie pour certaines pages (procédé d’impression au jet d’encre durant lequel chaque couleur est imprimée seule). Il donnera une conférence-débat sur l’impression à la fin du mois de septembre au Ratskeller.