Ah ! le rêve que l’homme rumine de plonger à son tour les mains dans l’argile et de façonner un être à son image. Tel le Golem du rabbin Loew, à Prague, au tournant des seizième et dix-septième siècles. « Dann wacht in mir heimlich die Sage von dem gespenstischem Golem, jenem künstlichen Menschen, wieder auf, den einst hier im Ghetto ein kabbalakundiger Rabbiner aus dem Elemente formte und ihn zu einem gedankenlosen automatischen Dasein berief, inem er ihm ein magisches Zahlenwort hinter die Zähne schob » (Gustav Meyrinck, Der Golem).
Plus modestement, mais avec tant d’investissement scientifique, telles machines de Wim Delvoye, si elles ne prennent pas forme humaine, en restent donc à leur apparence initiale, se limitent aussi à une fonction toute particulière. Ce n’est pas quelque formule magique qu’on leur glisse quelque part, on les nourrit carrément, elles digèrent les aliments et les éliminent, et comme elles n’assimilent rien, elles défèquent abondamment. Nos machines semblent se plaire à Luxembourg, il est vrai qu’à un premier passage, l’une d’entre elles avait été prise en charge par une cheffe de cuisine étoilée. La Super Cloaca est installée dans le hall du Mudam, à l’occasion de la rétrospective de l’artiste ; elle sera activée le 13 novembre prochain. Avec cet avantage que contrairement au Golem qu’il était difficile de stopper, il suffira de pousser un bouton pour l’arrêter.
Machines à excréments, cochons tatoués, bétonneuses richement ornées, mosaïques d’étrons, cerfs qui copulent, jeunes gens transpercés de l’anus à la bouche par un téléscope, et j’en passe… on a là le tour habituel de Wim Delvoye, associer avec une bonne dose d’humour (belge), voire d’ironie, disons une fois grivoiseries, d’autres diront choses répugnantes, et exécution soignée, maniérée. Il est un nom pour pareil symbiose, camp, introduit dès 1964 par Susan Sontag, dans des notes dédiées fort justement à Oscar Wilde. Il en est près de soixante, sans entrer dans le détail, comme la distinction entre « naive, or pure, camp » et « deliberate camp », allons à la toute dernière note, « the ultimate camp statement : it’s good because it’s awful… », et retenons en plus la relation faite par l’Américaine avec l’aristocratie de jadis.
C’est le maniérisme qui fait passer le reste, lui donne son aura. En plus, l’amateur d’art camp, le collectionneur de Wim Delvoye, en tire du prestige, venant de son courage transgressif. Wim Delvoye a raconté à un journaliste belge comment la grande-duchesse Joséphine-Charlotte est passée un soir dans son atelier avec des amis aristocrates, sans rien acheter alors, avant de revenir, quelques semaines plus tard, comme une vraie collectionneuse. Et le journaliste de s’attarder sur ce qu’il appelle une surprenante amitié, choisir la Rose des vents, c’était quand même gonflé.
Jugement qui est contredit ou nuancé de suite, quand on lit le dernier livre de Wolfgang Ullrich, Siegerkunst, Neuer Adel, teure Lust (chez Wagenbach), où il question d’un nouvel art, après deux siècles d’art moderne, renouant avec les temps qui avaient précédé. Oui, on aime la provocation, il y a là une supériorité, morale aussi, qui s’exprime. Et très sévèrement, Ullrich ajoute que les artistes de cette manière ne font que servir « diejenigen, die mit Kunst Überlegenheit demonstrieren und sich andere möglichst vom Leibe halten wollen ».
Que l’art, les trente, quarante dernières années, ait rompu avec ma modernité initiée vers 1800, Ullrich en met sur les fonts baptismaux les Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen, de Schiller, il est de nombreux traits pour confirmation. Et Wim Delvoye peut passer sans conteste pour parangon du nouvel art dominant. L’artiste moderne était un grand solitaire, il est aujourd’hui entrepreneur, les anciens furent de même, d’autres réalisent ce que lui a conçu (ce qui n’est pas péjoratif a priori). Alighiero Boetti le faisait avec des tisserands afghans, Wim Delvoye le fait entre autres avec des artisans iraniens. De là à dire que « Iran heeft een efficiëntere vorm van democratie en functionneert beter dan België », à trouver du charme à la séparation des femmes et des hommes, si ce n’est de la provocation plate, c’est tout banalement l’impasse où se perd un esprit peu politique.
Retour à l’art, et un autre trait très contemporain : le gigantisme. Dans son entretien au Luxemburger Wort, Wim Delvoye évoque un projet qui lui tient à cœur et dont il aurait déjà parlé à notre premier ministre (avec dans le texte pas mal de flagornerie). Il y a donc péril en la demeure. Ou l’on aura une cathédrale gothique d’une hauteur de 175 mètres, c’est plus que Cologne, mais on en resterait à une seule tour. Avec quoi on la paierait, de riches gens y seraient enterrés après leur mort, de quoi donner deux fois raison aux thèses de Wolfgang Ullrich.
On a la chapelle gothique au premier étage du Mudam. Avec le nombre peu croissant des croyants, il semble que ce soit suffisant. Et on n’a rien à faire d’un ersatz pareil de religion. Sur ce point, je tiens fortement avec Emmanuel Krivine, confessant dans un entretien au Monde que « tout ce qui se passe dans le geste artistique tient dans une vaine tentative de transcender notre condition… L’art est né pour ça. La religion aussi… mais c’est un peu raté ». Évitons un double ratage de plus.